Rome pendant le confinement : regard sur l’antique cité mise à nu

Co-fondateur de la revue d’écologie intégrale Limite et auteur du Paradoxe Chesterton (L’escargot, 2019), Camille Dalmas travaille actuellement pour une agence de presse située à Rome. Confiné depuis deux mois, il évoque ses déambulations dans la ville aux sept collines désormais désertée. 

Ces dernières semaines, pour me rendre sur mon lieu de travail, j’ai souvent parcouru Rome d’est en ouest, du quartier étudiant de San Lorenzo où je réside aux abords du Vatican. Sans ses cohortes de touristes, sans ses inimitables habitants, sans ses litanies de pèlerins affluant du monde entier, sans sa cacophonie automobile habituelle, la capitale italienne se laisse regarder tout autrement. Le forum antique par exemple, abandonné par l’homme, ressemble un peu plus à ce qu’en rapportaient les gravures du XVIe siècle, à une époque où du Bellay, mélancolique, dédaignait le « front audacieux » des palais romains. Le centre historique, sans habitants ni commerces, devient un mystérieux labyrinthe d’où surgissent des monuments dans leur plus parfaite solitude : là, la sombre silhouette du Panthéon ; au coin d’une rue, le son étrange des cascades de la fontaine de Trevi ; plus loin, le calme d’une piazza del Popolo se découvrant bien mal nommée sous un soleil de printemps… Disons-le sans détour : on trouve une satisfaction certaine à contempler dans un calme quasi total cette merveilleuse cité, probablement la plus extraordinaire jamais bâtie. Il me semble qu’un tel sentiment touche probablement tout spectateur qui déambule aujourd’hui dans une de ces vieilles métropoles d’Europe vidées par la pandémie. Mais à Rome, l’urbanisme singulier des quartiers centraux rend cette désolation particulièrement marquante ; comme le notait Julien Gracq dans Autour des sept collines, tout ici se passe « à mi-hauteur ». La singularité de Rome, écrit-il, n’est pas dans sa verticalité comme à Manhattan, où l’œil est vertigineusement attiré vers le haut, ni dans son horizontalité comme à Paris, où le regard se perd dans le point de fuite des boulevards. Rome est une ville de façades, où toute la magnificence de l’art architectural s’élève juste au dessus de nos têtes, presque accessible. De sorte que l’absence de foule ouvre comme un vide béant sous cet entre deux qui capte tous les regards ordinairement. Cette soudaine disparition donne aux rues de faux airs de marée basse, comme si la longue crue plurimillénaire de l’humanité s’était décidée à s’en retourner dans le mince lit du Tibre.

En pareilles circonstances, les vers célèbres de Baudelaire, « La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel » sont comme exorcisés. Notre perception des formes urbaines, en un instant figée par l’arrêt de presque toute activité humaine, rejoint en quelques sortes des points de vue jusqu’alors réservés à une élite. Ainsi des rues désertes de Rome parcourues par le dandy de La Grande Bellezza de Paolo Sorrentino, celle d’un homme qui se targue de connaître mieux que tous les beautés cachées de l’humanité. On pourrait en dire de même, dans un style très différent, des artères béantes des mégalopoles de Hopper, ouverture sur une perfection angoissante de la ville moderne. La nuit la plus profonde est généralement propice à cet exercice. Tout cela semble procéder du même fantasme ou angoisse : pas tant de la ville à la campagne ou d’une nature « se réappropriant » la ville, pour parler comme Anne Hidalgo, que de la ville sans l’homme. Notre époque est riche en représentations de cités post-apocalyptiques qu’un individu ou quelques survivants parcourent, contemplant les conséquences du désastre de leurs prédécesseurs. Il y a peut-être derrière tout cela une forme de pulsion individualiste, celle qui laisse penser trop d’esprits demi-habiles qu’après eux ou avec eux viendra la révélation finale. Et on en viendrait donc presque à trouver la catastrophe désirable, comme Lucrèce regardant avec délice un navire sombrer depuis le rivage.

Une vérité plus profonde m’est venue en observant l’herbe pousser au travers des pavés de la place Navone, et qui en dit un peu de l’orgueil de notre humanité : « Combattre l’herbe revient à combattre Dieu ; nous pouvons tout au plus gérer nos propres cités si mal que l’herbe viendra à pousser dans nos rues. Et même alors, ce seront nos rues qui seront mortes et l’herbe qui sera vivante », disait Chesterton. Ce que nous révèlerait alors la situation actuelle serait plus l’inaptitude de nos sociétés urbaines à être vivantes comme l’herbe. La façon dont l’homme habite la ville du XXIe siècle a quelque chose de mortifère, avec ses quartiers résidentiels sans chair, ses commerces sans âme, ses vanités sans esprit.

Bien entendu, les rues se rempliront demain, la vie reprendra ses petites habitudes, on retrouvera avec plaisir les terrasses pleines et le parler haut et tonnant du peuple romain, mais peut-être se souviendra-t-on aussi un instant que pendant une courte période, de ce laps de temps traumatique la Ville éternelle fut bordée par le sourd Achéron.

Camille Dalmas

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© photo : Camille Dalmas