Manoël Pénicaud est anthropologue au CNRS, spécialisé dans les interactions interreligieuses. Après les Lieux saints partagés (Actes Sud-Mucem, 2015) et Le réveil des Sept Dormants, un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne (Cerf, 2016), il publie cette année une biographie renouvelée de Louis Massignon chez Bayard, qui revient sur les différentes figures de ce grand islamologue et ponte du dialogue islamo-chrétien.
PHILITT : Votre livre est parcouru d’images liées à Massignon (photos, objets, tableaux, etc.). Vous écrivez que cela permet de rendre le personnage « plus proche et plus concret », à l’inverse de sa pensée qu’on peut trouver assez abstruse et hermétique. Pourquoi était-ce essentiel à propos de Massignon ?
Manoël Pénicaud : C’est un prisme que j’ai adopté sciemment. J’ai livré un effort important sur la matérialité iconographique, car il me tenait à cœur d’incarner le personnage de façon visuelle. Ma thèse portait déjà sur Massignon et cela fait 15 ans que nous sommes « compagnons », que je m’efforce de comprendre – de décrypter parfois – sa pensée et son style complexes et profonds. À côté, je suis aussi commissaire d’expositions, notamment de l’exposition « Lieux Saints Partagés », dans laquelle nous avions conçu une section sur Massignon avec des objets personnels conservés dans sa famille, des archives, des citations… notamment au Mucem à Marseille puis au Musée de la Porte Dorée à Paris. Disons que j’ai expérimenté le portrait par l’objet. Et le projet de biographie qui s’est construit en parallèle s’est enrichi de cette expérience de la trois-dimensions. Il existe chez Massignon une matérialité singulière et très hétérogène : correspondances, livres, objets de dévotion, photographies, souvenirs de voyages, œuvres d’arts de son père qui était artiste (Pierre Roche)… si bien que bien des « trésors » dorment encore dans sa famille. On découvre par exemple une piété qui n’est pas seulement une mystique aérienne, éthérée, verticale, inaccessible, mais qui a aussi un côté très charnel, incarné, ce qui est très touchant. Il n’était pas détaché du monde, et cela révèle une grande sensibilité. En d’autres termes, cette biographie est nourrie par l’expérience muséographique et l’idée phare était de mettre l’iconographie en avant plutôt qu’en retrait dans un cahier-photos. Chaque chapitre s’ouvre sur une photographie qui est décrite et permet – comme une fenêtre – d’entrer dans chaque thématique. C’est une formule qui, je crois, fonctionne.
La première chose qui frappe dans la biographie, c’est la liste vertigineuse des personnalités qu’il côtoie. Cela va des littéraires aux politiques en passant par les intellectuels et les milieux catholiques, artistiques. Il a été de (presque) tous les cénacles. Est-ce que cela est plutôt dû à sa personnalité singulière ou à l’importance circonstancielle du rôle des orientalistes à l’époque coloniale ?
C’est une bonne question. Il y a indéniablement une forme de détermination sociale. Il vient d’un milieu aisé, bourgeois, à Paris ; il fait des études dans un grand lycée où il rencontre d’ailleurs Henri Maspero ; son père est artiste, et il grandit dans un héritage culturel très stimulant. Il baigne très tôt dans un milieu parisien où beaucoup de gens se connaissent que ce soit dans les sphères politiques, diplomatiques, artistiques, et même scientifiques. C’est une clef de lecture, comme l’est la tension entre un père incroyant et une mère très catholique. Durant sa jeunesse, son père intervient souvent pour l’aider à trouver sa voie : c’est lui qui lui fait rencontrer Huysmans en 1900 ; en 1904, un de ses amis accompagne Louis au Maroc ; c’est aussi à travers lui qu’il est envoyé au Caire puis à Bagdad en 1907. Il y aurait donc en partie au moins un déterminisme « social ». Ceci dit, il faut évidemment lui reconnaître de grandes qualités personnelles qui ont marqué ses contemporains. Je ne suis pas certain que le fait d’être orientaliste l’ait propulsé dans ces nombreux réseaux. Ce n’est pas sa condition d’orientaliste qui l’amène dans le milieu d’intellectuels catholiques qu’il fréquente. Je le définirais plutôt comme un personnage pluriel qui a su développer plusieurs facettes que j’essaie de mettre en lumière mais qui sont évidemment entrelacées. Et il a réussi à être reconnu dans chacun de ces domaines, sur le plan scientifique, politique, militaire et mystique. C’est un homme d’une amplitude assez exceptionnelle, d’où une capacité remarquable à arpenter de multiples territoires.
Votre livre est organisé en chapitres qui retracent ces différentes facettes. On ressort avec l’impression que toutes les facettes sont liées par une sorte de fascination-répulsion pour la mort. Est-ce dû à sa vocation mystique, ces « clauses intimes » dont parlait Corbin à son propos ? Comment expliquer cette attirance qui se décline avec ses facettes ?
Chacun de nous est pris dans une tension entre pulsion de vie et pulsion de mort, c’est connu et assez banal. Mais chez lui effectivement, cela prend des proportions rares puisqu’il est fasciné par le sacrifice et le don de soi, mais dans une optique éminemment christique d’offrir sa vie pour le salut des autres. C’est ce qu’il va développer à la suite de Huysmans qui va lui transmettre, alors qu’il a 17 ans, les notions de « compassion réparatrice » et de « substitution mystique », l’idée de souffrir et de s’offrir à la place de l’autre, cela allant jusqu’à la souffrance corporelle. Il faut dire que cette conception s’inscrit dans une époque qui hérite d’un catholicisme doloriste que Massignon va adopter. Mais lui va être en plus fasciné de retrouver cette sensibilité dans l’islam à travers Hallâj, ce saint musulman martyrisé et mort en croix en 922. Après ses années d’incroyance, Louis retrouve subitement la foi catholique dans une sorte de foudroiement mystique où Hallâj intervient alors que le jeune Français frôle la mort, sur le Tigre. Cette re-conversion dans le miroir de l’islam est bien associée à la mort à cet instant-là. Elle va ensuite rester omniprésente, sous les balles pendant la Grande Guerre lorsqu’il apprend la mort de son ami Charles de Foucauld (il est d’ailleurs à l’origine de son procès de canonisation qui va bientôt aboutir). Souvent, il écrira attendre le martyre, fidèle à son vœu de mourir pour les musulmans. Cela va même devenir sa vocation, comme il s’en confie à Pie XI en 1934, en lui expliquant sa démarche de substitution (Badaliya, en arabe). C’est là que le pape lui dit : « Vous êtes devenu musulman », d’où l’oxymore du titre. Mais cet horizon de la mort est toujours indissociablement associé à la Résurrection, et cette vision eschatologique est vraiment centrale dans sa mystique.
N’y-a-t-il pas une ambiguïté dans sa démarche ? On a parfois l’impression qu’il ne va pas au bout de la substitution et du sacrifice qu’il prône ; il se rapproche du monde musulman et fonde un groupe de prière chrétien, la Badaliya, pour le salut des musulmans…
Je dirais que l’ambiguïté est structurelle et fondamentale chez lui. Il est selon moi une figure interstitielle, un homme de l’entre-deux, qui franchit les frontières sans les transgresser pour autant. Cette ambiguïté s’exprime particulièrement dans le fait, pas si connu, qu’il a voulu voir en Hallâj, du moins au début, un saint chrétien converti en secret sur la croix. Même en 1934, il rêve de le faire reconnaître par l’Église ! J’essaie de montrer un autre aspect central : comment la propre croyance du sujet-Massignon modifie l’objet de ses recherches, puisqu’il voudrait christianiser Hallâj, ce qui lui a beaucoup été reproché dans son islamologie. On touche là à un nœud qui concerne chaque chercheur : on déforme ce qu’on observe, et aussi vice versa. Cela va très loin chez lui. À côté de sa thèse académique soutenue en 1922, il a rédigé une confidentielle « Note sur la rédaction de la Passion de Hallâj » où il dévoile les coulisses mystiques de ses travaux. De toutes les facettes évoquées, c’est bien celle du mystique qui prime sur les autres. Il conduit un projet mystique, tout en œuvrant dans le siècle. Pour revenir à l’ambiguïté du personnage, une formule célèbre dit qu’il était « le plus grand musulman parmi les chrétiens et le plus grand chrétien parmi les musulmans ». D’ailleurs aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui croient à tort qu’il était devenu musulman, de même que beaucoup ignorent qu’en 1950 il a été secrètement ordonné prêtre, alors qu’il était marié, dans le rite oriental. Pour lui, c’est un accomplissement. En résumé, ces éléments l’érigent en figure d’ambiguïté, ce qui, pour moi, n’est pas négatif : qui dit ambiguïté dit polysémie, polyvalence, complexité. C’est aussi une matrice de richesse !
Parallèlement à cette ambiguïté, Massignon présente aussi un côté sulfureux. Schuon définissait le christianisme comme un feu central. Or plusieurs des personnes qui ont côtoyé Massignon le décrivent avec un vocabulaire igné. Et lui-même s’intéresse à des personnages sulfureux, qui ne sont pas toujours des saints reconnus…
En effet, Massignon a souvent été qualifié par un vocabulaire incandescent, tenant de l’incendie, d’un regard de braises… Il faut certes rester prudent car ce sont souvent des regards rétrospectifs qui frôlent l’hagiographie, mais la prolifération de témoignages en ce sens est néanmoins réelle. Le feu est une métaphore classique du sacré, notamment chez les mystiques. J’y vois aussi quelque chose de « sulfureux » en rapport avec Abraham et le feu de Sodome. D’ailleurs, une nuit, Massignon fit un rêve où il s’identifiait à Abraham, dans « un linceul de feu ». La thématique de Sodome et Gomorrhe, qui l’habite, est en lien avec une courte période d’homosexualité longtemps demeurée tabou. C’est en fait l’une des clefs de lecture qui ouvre la porte de son intense spiritualité. Il était meurtri intérieurement par ses quelques années de jeunesse en Égypte, qu’il vit comme une « saison en enfer ». Une fois re-converti, il fait vœu de chasteté et développera au fil des ans une profonde méditation qui s’incarnera dans sa Prière sur Sodome, pour le salut des homosexuels, en référence aux cités pécheresses détruites par le feu divin. Le thème de Sodome et Gomorrhe est selon moi le miroir inversé de l’hospitalité d’Abraham qui reçoit trois anges à Mambré dans la Genèse et le Coran. Ces anges se rendent ensuite à Sodome chez Loth, neveu d’Abraham, mais les habitants veulent les en chasser. Là, c’est l’hostilité qui prime, contrepoids de l’hospitalité positive d’Abraham à Mambré. Et Massignon va toute sa vie œuvrer pour que l’hospitalité l’emporte sur son contraire. Dans son bureau, il contemplait souvent une petite icône du repas d’Abraham, ce qui montre qu’il était habité par cette valeur de l’hospitalité qui fait société. Même son entreprise de substitution (badaliya), il la met d’abord en œuvre pour Luis de Cuadra, son ancien amant. Il écrit souvent qu’il faut sauver « ses frères rescapés de la mer Morte », les homosexuels. Ce n’est qu’en 1934 que la substitution s’élargira aux musulmans. Enfin, je voudrais ajouter un dernier aspect sulfureux, lié à la substitution mystique : c’est Huysmans qui lui enseigne cette notion, mais ce-dernier l’a héritée de l’abbé Boullan, un prêtre excommunié, condamné pour infanticide et satanisme… Massignon a hérité des notes de Huysmans sur Boullan, qu’il a faites déposer au Vatican, ce qui dessine une filiation étrange. On voit qu’il fleurte aussi avec …
Le Mal ?
Non, je ne crois pas qu’il faille le dire ainsi. En tout cas, sa mystique de la substitution est irriguée par un canal pas très catholique, si je puis dire ! Plus sérieusement, Massignon a, dans ses recherches, été interpellé par des figures liminales, controversées, comme Hallâj ou des femmes stigmatisées, de même que par des courants hétérodoxes de l’islam, souvent méconnus.
Comment se fait-il que Massignon, dont la vie semble particulièrement éclairante pour notre époque, soit relativement oublié ? Sa postérité intellectuelle est pourtant impressionnante, il a dirigé les thèses de Germaine Tillion, Hamidullah, influencé Monteil, conseillé à Mohamed Arkoun de faire une thèse…
Sur le plan scientifique, dans les sciences humaines, la généalogie universitaire remonte souvent à Massignon, sans qu’on le sache. Quand on travaille sur l’islam, ou disons sur une aire culturelle arabo-musulmane même élargie, on est appelé à croiser ses travaux, en positif ou négatif. Jacques Berque, Henri Corbin, Germaine Tillion, Eva de Vitray-Meyerovitch… sont des figures qui doivent toutes quelque chose à Massignon. Pourtant il semble qu’il n’a pas franchi le cap du XXIe siècle, comme s’il était resté prisonnier dans les couloirs du siècle passé. Le but de mon ouvrage est de dépoussiérer cette image et de le faire connaître aux nouvelles générations. Aujourd’hui, beaucoup d’intellectuels et de religieux le connaissent souvent de loin. Cette biographie vise à rendre intelligible l’articulation de ses facettes pour essayer de restituer sa complexité. Sa pensée pose des questions anthropologiques sur l’homme, sur le sacré, la société… et sur ce rapport à l’hospitalité sur lequel je travaille beaucoup, et qu’on voit abondamment fleurir dans l’actualité. S’il était vivant, Massignon serait très engagé, comme il le fut en son temps sur la question des réfugiés en Palestine. Cela questionne aussi le degré d’engagement des universitaires dans le débat public. C’est manifestement quelque chose qui fait défaut de nos jours, on voit bien que les intellectuels n’occupent plus le devant de la scène. Enfin, dernier aspect, je me suis attaché à incarner l’homme, figure aux multiples talents, en adoptant un style vivant et parfois romanesque. Loin d’être un savant de cabinet, il est aussi un homme de terrain, mû dans sa jeunesse par un élan rimbaldien, une personnalité complexe, habitée, tourmentée, inclassable… C’est assurément l’un des plus fascinants savants du XXe siècle, et certainement bien plus qu’un savant.
Image de une © Collection Louis Massignon
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