En 1930, alors que leur pays se modernise à toute vitesse, douze intellectuels originaires du Sud des États-Unis forment le mouvement agrarien, pour défendre une civilisation rurale et un mode de vie frugal. Plus poétique que politique, leur initiative vise à reconstruire un mythe commun pour échapper à la dislocation entraînée par la modernité.
En 1917, dans un essai intitulé The Sahara of the Bozarts, le journaliste et satiriste américain H.L. Mencken mène une charge contre le Sud des États-Unis[1], clamant que depuis la fin de la guerre de Sécession, la région aurait sombré dans un état de désert culturel et intellectuel. Le terme « Bozarts » moque la façon dont les Sudistes, dotés d’un accent très caractéristique, prononcent le terme français « Beaux Arts », utilisé tel quel en anglais. La thèse de son essai, devenu l’un des plus célèbres du XXe siècle aux États-Unis, semble aussitôt validée par le fait que très peu de voix s’élèvent depuis le Sud pour défendre la région. Mais la diatribe de Mencken n’est pas passée inaperçue pour autant. Treize ans plus tard, alors que le Sud commence à connaître une spectaculaire renaissance littéraire, douze intellectuels, poètes, écrivains, historiens et économistes sudistes publient un manifeste qui, davantage qu’une simple réponse à Mencken, constitue une défense acharnée de l’identité et des valeurs de la région.
Cette collection d’essais, qui porte le titre provocateur I’ll Take My Stand[2], ne manque pas de créer la surprise parmi les intellectuels américains, intrigués par les nombreux paradoxes apparents que rassemble ce recueil. Les auteurs y mènent une féroce charge contre le capitalisme, sans pour autant adopter une posture marxiste. Le recueil constitue une virulente critique de la modernité : pourtant, ses quatre figures centrales (Allen Tate, Robert Penn Warren[3], John Crowe Ransom et Donald Davidson) sont connues comme des poètes d’avant-garde, qui se sont illustrés au cours des dernières années par l’audace de leur plume et leur modernisme littéraire. Enfin, le manifeste est rédigé par des Sudistes, qui dressent un portrait au vitriol de l’idéologie du Nouveau Sud, alors hégémonique dans la région.
Mouvement idéologique né durant la période de la reconstruction, qui fait suite à la défaite du Sud en 1865 lors de la guerre de Sécession, le Nouveau Sud prône la modernisation et l’industrialisation à tout crin d’une région alors très majoritairement agraire, voyant dans cette stratégie le seul moyen de sortir le Vieux Sud de la pauvreté, et de lui permettre de rattraper son retard face à un Nord[4] prospère, industriel et dynamique. Voyant dans le rejet du progrès et de la modernité la cause principale de la défaite, le Nouveau Sud entend épouser les recettes qui ont fait leurs preuves dans le Nord pour y remédier. De l’écrivain régionaliste Thomas Nelson Page au sociologue Howard W. Odum, pionnier des sciences sociales dans la région, en passant par l’historien Ulrich B. Phillips, spécialiste du Sud Antebellum[5], les intellectuels sudistes exprimaient jusqu’ici une franche sympathie pour ce mouvement.
Mais pour les douze agrariens, l’hégémonie du Nouveau Sud est une catastrophe, susceptible de ravir l’âme de Dixie[6], et d’en faire une province américaine comme une autre, dépouillée de son identité propre. « Tous les articles présents font écho au titre et au sujet du livre. Tous défendent un mode de vie sudiste, contre ce que l’on pourrait appeler le mode de vie américain, ou dominant. Et tous partent du postulat que cette dichotomie se résume dans la distinction suivante : agrarien contre industriel », écrivent-ils dans l’introduction du livre (I’ll Take My Stand, 1930).
Dans leur manifeste, ils prennent le parti d’une société composée d’une majorité de petits propriétaires terriens indépendants, pratiquant une agriculture de subsistance et vivant au sein de communautés largement autarciques, soudées par le partage d’une culture et de valeurs communes, vivant au rythme des fêtes et traditions populaires. Contre la quête de la richesse matérielle, ils y font l’éloge d’une vie simple, frugale et laborieuse, en harmonie avec la nature et les cycles des saisons. Méfiants vis à vis du progrès technique, ils lui préfèrent les sagesses et méthodes ancestrales. Contre l’esprit scientiste et rationaliste, ils mettent en avant l’importance des croyances et de la religion pour appréhender le monde et cimenter le corps social.
Pour comprendre cette identité agrarienne, qui serait selon les auteurs caractéristique du Sud, il faut d’abord savoir qu’aussi original puisse paraître leur positionnement dans le contexte des années 1930, il ne sort pas de nulle part. Les Agrariens s’inscrivent dans une longue tradition de la pensée américaine, qui remonte jusqu’à Thomas Jefferson (1743-1826), troisième président américain et l’un des pères fondateurs du pays.
Thomas Jefferson pensait que, pour bien fonctionner, un régime démocratique devait opter pour un gouvernement décentralisé, et s’appuyer sur une importante population de paysans autonomes et autosuffisants, dont l’indépendance constituerait un rempart contre les tentations autoritaires du pouvoir central. La philosophie de Thomas Jefferson s’oppose, dans l’histoire des idées, à celle d’Alexander Hamilton (1755-1804), son contemporain, qui fut également l’un des pères fondateurs de la nation. Celui-ci se faisait le chantre d’un pouvoir central fort (il était au départ partisan de l’instauration d’une monarchie plutôt que d’une république en Amérique), nouant des relations étroites avec l’industrie afin de moderniser rapidement le pays. Historiquement, la philosophie jeffersonienne a remporté un grand succès au Sud, majoritairement agricole, tandis que les idées d’Hamilton ont plutôt été rattachées au Nord, moderne et industriel.
Avec I’ll Take My Stand, les Agrariens s’inscrivent donc dans la lignée de Jefferson, contre un Nord hamiltonien et un Sud en voie de conversion. « L’agrarianisme repose sur l’idée que le travail de la terre est la meilleure des vocations, et devrait donc être une priorité économique et rassembler un maximum de travailleurs », précise encore le groupe de penseurs dans son introduction. Ils renversent ainsi habilement la table face aux critiques des intellectuels du Nord. Non seulement les traits caractéristiques du Sud (société largement agraire, traditionnelle et religieuse) ne sont plus les stigmates d’une région arriérée, mais au contraire les composantes d’un monde sain et stable, mais le Sud, loin d’être un boulet au sein d’une Amérique moderne et prospère, serait, en tant que survivance de l’idéal jeffersonien, la dernière incarnation de l’Amérique originelle, encore non pervertie par la modernité, et donc susceptible de servir d’inspiration pour le reste de la nation. Cet éloge d’une société agraire traditionnelle les amène naturellement à vivement critiquer l’avènement de l’industrie, et de manière plus théorique, l’idée même de progrès.
« Les Agrariens font l’éloge d’un monde aux proportions humaines, qui accepte les limites inhérentes à notre condition. Pour eux, lorsque les hommes commencent à se penser comme des dieux, à porter un regard prométhéen sur le monde et à utiliser la science pour plier la nature à leurs désirs, le désastre n’est jamais très loin. La piété, l’humilité et le sens des limites sont inhérents à leur vision du monde. Celle-ci les amène à critiquer la folle accumulation de richesses vers laquelle tend le capitalisme, ainsi que le solutionnisme technologique, l’idée que tout ira mieux grâce à la technique, mais aussi la notion même de progrès telle que définie par les Lumières. Ils s’inscrivent plutôt dans une vision cyclique de la temporalité, ancrée dans les rythmes naturels, les saisons. Cela participe selon eux des limites qu’il convient de ne pas transgresser », explique Mark Malvasi, professeur d’histoire à l’université Randolph-Macon et auteur du livre The Unregenerate South: The Agrarian Thought of John Crowe Ransom, Allen Tate, and Donald Davidson (Louisiana State University Press, 1997).
Dans son essai qui ouvre le recueil, le poète John Crowe Ransom compare ainsi le progressisme à une machine devenue folle : « Le Progrès ne définit jamais son objectif final, et condamne ainsi ses victimes au mouvement perpétuel. Notre immense machine industrielle, dont la tête est un laboratoire d’expérimentation et les membres des usines de production de masse, ressemble à un belliqueux état prussien qui, ayant fait de la guerre sa vocation, ne peut accepter la paix. Nos progressistes sont les lointains descendants des pionniers qui ont conquis l’Amérique sauvage, mais ce sont des pionniers de principe, qui, mus par la force de l’habitude, ne se souviennent plus de ce pour quoi ils conquièrent. »
Si l’ancrage dans le sol, le contact charnel avec la nature sont pour les douze Agrariens indispensables au bonheur de l’homme, celui-ci passe aussi par la communauté, le compagnonnage d’individus avec qui l’on partage non seulement un territoire, mais aussi une histoire et une culture commune. Or, le progrès, en chassant les hommes des campagnes pour les conduire à s’entasser dans de grandes villes anonymes, en détruisant les traditions populaires au profit des média de divertissement de masse, et en interrompant la transmission de la terre de génération en génération, vient priver l’homme de cette composante essentielle à son équilibre. « Jetez le poste de radio et décrochez le violon du mur. Abandonnez le cinéma au profit des danses et des fêtes populaires. », intime ainsi l’écrivain Andrew Lytle, l’un des douze Agrariens, à ses lecteurs dans son essai.
Entre tradition et modernité
Si les Agrariens sont des contempteurs du Nouveau Sud, du progrès et de la modernité, ils ne sont pourtant pas de simples réactionnaires faisant l’apologie du Sud Antebellum, celui des plantations de coton, de l’esclavage et des Cavaliers[7], immortalisé par le roman Autant en emporte le vent, de Margaret Mitchell, et son adaptation sur grand écran. Le noyau dur des Agrariens est, nous l’avons dit, composé de quatre poètes, qui, avant de participer à la rédaction de I’ll Take My Stand, se sont fait connaître à travers une revue de poésie, The Fugitive, qu’ils ont cofondée dans les années 1920.
Or, les Fugitifs, comme ils ne tardèrent pas à être surnommés, n’ont pas beaucoup d’affection pour la littérature romantique sudiste, incarnée notamment par Thomas Nelson Page, et dépeignant une image idyllique du Sud Antebellum, faite de sérénades au clair de lune sous les magnolias, de jeunes Belles[8] énamourées et d’esclaves bons et dociles. Ces « romans de plantation », qu’ils considèrent comme dénués de toute valeur artistique et symptomatiques d’une fuite régressive dans un passé à jamais perdu, sont ainsi la cible régulière de leurs sarcasmes. « Il n’est rien que nous fuyions avec davantage d’empressement que les petits marquis arrogants du Vieux Sud », lit-on ainsi dans le tout premier numéro de The Fugitive.
Le poète, romancier et critique littéraire Allen Tate, ami et admirateur du poète moderniste T.S. Eliot, tonne régulièrement dans la presse contre cette tradition littéraire, qu’il qualifie avec mépris de « prose confédérée ». Ses propres poèmes doivent plus à T.S. Eliot et à Stéphane Mallarmé qu’à la tradition romantique sudiste, et le plus célèbre d’entre eux, Ode to the Confederate Dead, est moins un poème sur la Guerre de Sécession qu’une réflexion métaphysique sur l’homme moderne, son rapport au passé et à la foi.
Ajoutons à cela que les Agrariens gravitent à l’époque tous autour de l’Université Vanderbilt, à Nashville, dans le Tennessee, où ils ont pour la plupart enseigné ou étudié. À l’époque, cette université est l’une des plus modernes du Sud. Et si leur rapport avec elle furent pour le moins orageux, le fait qu’ils en soient issus n’est pas un hasard. « La Vanderbilt a d’abord été créée comme une université religieuse, sous le contrôle des Méthodistes. Mais à l’époque des Agrariens, l’université venait de s’émanciper de ces derniers pour devenir une institution progressiste, ce qui a permis à tous ces intellectuels de développer leur pensée », explique Thomas Underwood, enseignant à l’Université de Boston, auteur d’une biographie d’Allen Tate et d’un livre sur les Agrariens et le New Deal.
Bref, le rapport des Agrariens au Vieux Sud, au progrès et à la modernité est plus complexe qu’il n’y paraît au premier abord. Prêts à défendre leur région coûte que coûte que coûte, ils se gardent des images d’Épinal qui y sont traditionnellement attachées. Critiques de leur époque, ils en sont aussi le pur produit. « Leur rapport à la modernité est très conflictuel. Il y a chez eux l’idée qu’elle entraîne la disparition de toute valeur morale, ce qui les inquiétait beaucoup. Mais ce ne sont pas pour autant des réactionnaires qui proposent le retour d’un ordre ancien et d’une orthodoxie religieuse. John Crowe Ransom et Donald Davidson, deux des leaders du groupe, n’étaient par exemple pas croyants, même s’ils croyaient aux bienfaits de la religion pour le corps social », analyse Paul Murphy, professeur d’histoire à la Grand Valley State University et auteur de The Rebuke of History: The Southern Agrarians and American Conservative Thought (University of North Carolina Press, 2001).
Pour Thomas Underwood, cette sensation de perte de repères, de fragmentation que les Agrariens éprouvent face à leur époque, doit aussi beaucoup à l’expérience de la Première Guerre mondiale, où certains, dont le poète Donald Davidson, ont combattu. Leur tentative de construire une nouvelle vision du monde qui restaure l’ordre et la stabilité disparus est également tangible dans leurs œuvres littéraires. « Allen Tate voyait dans le modernisme, en tant que mouvement littéraire, la meilleure manière de retranscrire cette sensation d’être éparpillé, aliéné que ressent l’homme face à la modernité, cette absence d’un tout cohérent auquel se raccorder. Il était constamment en quête d’un nouvel ordre hiérarchique, et s’est d’ailleurs converti au catholicisme bien plus tard dans sa vie. En attendant, son poème Ode to the Confederate Dead, écrit dans les années 1920, traite de l’impossibilité de la foi. Le modernisme littéraire de ces écrivains sudistes est la suite logique de leur antimodernisme philosophique : à l’instar d’un William Faulkner, ils étaient en quête d’une manière d’écrire qui traduise leurs états intérieurs. C’est particulièrement tangible chez Tate, ainsi que, dans une moindre mesure, chez Warren et Ransom.»
Une pastorale poétique
Cette sensation de dislocation les conduit à chercher un refuge dans la création d’une parabole, une image harmonieuse capable de réinstaurer de la stabilité au cœur du chaos. « Leur philosophie agrarienne constitue une réponse aux problèmes qu’ils voyaient apparaître, une réponse qu’ils ont largement bricolée pour satisfaire à leurs besoins. Puisqu’ils voyaient les forces destructrices du capitalisme industriel à l’œuvre, et que la religion ne pouvait plus rassembler les hommes, ils ont vu dans la philosophie agrarienne une alternative, un mythe susceptible d’unifier la société », résume Paul Murphy. Ce mythe, ce sera l’idéal Agrarien.
Mais si les Agrariens proposent une vigoureuse défense de la société sudiste, leur idéal n’est pourtant pas celui du Sud Antebellum traditionnel. Leur vision agrarienne n’est pas celle des plantations de coton, mais emprunte plutôt à la conception jeffersonienne d’une société de fermiers indépendants, selon eux très présente dans le vieux Sud, quoique souvent oubliée. L’historien Frank Lawrence Owsley, contributeur de I’ll Take My Stand, montre ainsi dans son livre Plain Folk of the Old South (1949, non traduit en français) que ces agriculteurs blancs indépendants, qui ne possédaient pas d’esclaves, composaient une partie non négligeable de la population du Vieux Sud, beaucoup plus nombreuse que l’aristocratie du coton, quoique bien moins influente dans les affaires publiques.
Ces écrivains, qui se pensent comme des classiques plutôt que comme des romantiques, vont aussi puiser dans l’antiquité grecque, afin d’y trouver un mythe fondateur, un univers susceptible de servir de base à cette stabilité qu’ils cherchent désespérément à retrouver. La poésie des quatre Fugitifs fourmille ainsi de référence aux mythes antiques. Comme le résume Bainard Cowan, professeur de littérature à l’université de Dallas : « Il y a chez les Agrariens ce sentiment très fort que quelque chose de primordial est sur le point d’être perdu à jamais, et leur manière de revenir aux thèmes et aux références antiques est, paradoxalement, un moyen pour eux de sauvegarder ce qui leur semble en passe de disparaître dans le présent. »
C’est pourquoi, selon Louise Cowan, grande spécialiste des Fugitifs et des Agrariens, le mouvement ne peut être analysé simplement selon son rapport au passé ou ses propositions politiques. Leur objectif n’est nullement de ressusciter un passé idéalisé, mais, comme l’explique Louise Cowan lors d’une conférence, de composer une pastorale, un mythe fondateur sur lequel prendre racine au cœur d’une modernité qui en est dépourvue. Une fiction qui, en proposant des thèmes, des références d’une portée universelle, constitue un socle solide sur lequel construire son identité. L’entreprise des Agrariens ne peut ainsi se lire qu’en regard de leur perception de la modernité, de cette sensation de fragmentation que se sont efforcés de rendre les Fugitifs dans leur poésie.
« L’image que les Agrariens construisent à partir du vieux Sud repose sur un instinct qui, à partir d’un contexte historique et géographique particulier, nous communique une vérité sur la nature humaine que nous devons nous efforcer de ne pas oublier. Le passé se mue en une allégorie, que nous ne devons ni répliquer ni reproduire, mais qui nous permet d’aller de l’avant. Et si les Agrariens n’entendent pas seulement s’adresser aux Sudistes, mais à l’humanité tout entière, le fait d’ancrer leur pensée dans le Vieux Sud lui confère cette chair, cette tangibilité qui manquerait s’ils restaient dans le domaine de la pure abstraction », explique Bainard Cowan.
Et si cette vérité est à chercher dans l’histoire, c’est par l’art qu’elle peut ensuite être exprimée. L’essai de Donald Davidson dans I’ll Take My Stand s’intitule A Mirror for Artists (Un Miroir pour les Artistes), maxime qui pourrait bien s’appliquer à la totalité du recueil, et à la pensée agrarienne en général. Celle-ci peut en effet se voir comme un reflet dans lequel l’artiste se contemple pour y créer son œuvre. Mais, à travers l’artiste, cette pensée s’adresse aussi à la société, car l’artiste est aussi le miroir dans lequel se mire cette dernière. La métaphore a donc une double signification.
En 1958, dans son livre Southern Writers in the Modern World, Donald Davidson décrit ainsi le mouvement agrarien comme « la quête d’une image du Sud que nous puissions chérir avec la plus haute conviction, et à laquelle nous puissions donner la substance d’une œuvre d’art, dans les formes, fictionnelles, poétiques ou théâtrales, qui portent le caractère du mythe, et qui, reposant sur une foi inébranlable en l’autre et n’étant, contrairement aux arguments, pas réfutables, sont en elles-mêmes accomplies et définitives. Telle était la cause dont le mouvement agrarien ne constituait que la préface annonciatrice. »
Dans sa conférence, Louise Cowan résume ainsi la leçon que peuvent nous enseigner les Agrariens : « Rien ne peut constituer une communauté, rien ne peut lier les individus entre eux au sein d’une culture authentique, sinon une image que nous partageons. Et cette image est forcément poétique. Cette approche poétique a été exprimée dans le Sud d’une manière bien distincte de celle que l’on trouve dans les sociétés davantage façonnées par les Lumières. On y trouvait des légendes, des contes populaires et des fabliaux. Le quotidien des individus était façonné par des images et des histoires. Le Vieux Sud, une réincarnation atavique de la culture du Moyen Âge tardif, a été détruit durant la Guerre de Sécession. Demeure son double, superficiel et sentimental. Sa rémanence dans les mémoires et les comportements était toutefois suffisamment forte pour inspirer un groupe d’écrivains qui sont parvenus à en faire une image poétique, une image qui nous rappelle à tous, Nordistes et Sudistes, ce qu’est notre propre mythe. Il n’est donc pas question de revenir à quoi que ce soit, mais de percevoir notre vrai moi dans le royaume lointain et idéal de l’art, et de tracer notre chemin à partir de là. »
Un mouvement éphémère
I’ll Take My Stand devait, dans l’esprit des Agrariens, constituer le prélude à un grand mouvement philosophique et littéraire, qu’ils espéraient voir constituer un courant de pensée majeur dans le milieu intellectuel américain des années 1930. En 1936, ils publient dans cette optique un nouveau manifeste, Who Owns America ?, corédigé avec plusieurs distributistes britanniques, héritiers de la pensée de l’écrivain catholique et conservateur Gilbert Keith Chesterton, qui comporte de nombreuses similarités avec la leur.
Dans celui-ci, ils s’efforcent, comme l’illustre leur alliance avec un mouvement de pensée issu d’outre-Atlantique, de ne pas parler uniquement par et pour Dixie. De manière plus évidente que dans I’ll Take My Stand, transparaît dans ce nouveau recueil l’idée que le Sud est porteur de valeurs agrariennes universelles, susceptibles d’inspirer d’autres communautés. Durant les années 1930, les Agrariens se risquent également à dresser des propositions politiques plus concrètes, dont I’ll Take My Stand, largement théorique et allégorique, était globalement dépourvu.
« Ils ont publiquement exprimé des positions sur la réforme agricole qui était en passe d’être votée par le Congrès à l’époque. Ils soutenaient l’idée d’un programme fédéral sur l’agriculture, mais voulaient que ce dernier aille dans le sens de leurs idées, et donc, entre autres, contre la mécanisation de l’agriculture », explique Paul Murphy.
Mais s’ils demeurent actifs tout au long des années 1930, leur projet de pérenniser la pensée agrarienne s’avère finalement un échec, et à la fin des années 1940, le groupe cesse pratiquement d’exister. Une première raison tient au contexte historique : à l’époque où paraît I’ll Take My Stand, les États-Unis sont ravagés par la crise de 1929, et les failles du système capitaliste, industriel et productiviste sautent alors aux yeux de tous, offrant un terreau fertile à une pensée contestataire. Plusieurs mouvements appellent alors au retour à la terre. En 1933, sous l’impulsion d’Eleanor Roosevelt, la ville d’Arthurdale, en Virginie Occidentale, est ainsi créée de toute pièce comme une expérimentation sociale visant à faciliter la reconversion des travailleurs privés d’emploi en agriculteurs autonomes.
À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’appareil productif américain repart à plein régime, le pays jouit d’une prospérité sans précédent, et les idées agrariennes paraissent beaucoup moins séduisantes, voire franchement ringardes. À ce contexte historique peu favorable s’ajoutent également des dissensions croissantes au sein du groupe. Les Agrariens ont toujours formé un mouvement hétéroclite, composé d’hommes de spécialité et de sensibilités différentes. Une tendance populiste, incarnée par Davidson, Lytle et Owsley, s’oppose dès le départ à une sensibilité plus aristocratique, que représentent notamment Ransom, Tate et l’écrivain Stark Young. De même, le rejet total et catégorique de l’industrialisation de Davidson se heurte à une approche plus équilibrée, défendue notamment par le politologue Herman Clarence Nixon. Durant les années 1930, et surtout après la guerre, ces tensions deviennent trop fortes et scellent le destin du mouvement.
Si certains, avec pour chef de file Donald Davidson, continuent de croire dur comme fer à la possibilité de concrétiser l’idéal agrarien, d’autres se montrent de plus en plus dubitatifs. Après la Seconde Guerre mondiale, John Crowe Ransom devient ainsi convaincu que cet idéal n’est pas réalisable, ni même souhaitable. Il embrasse du même coup la modernisation et l’industrialisation, au point de renier publiquement ses idées agrariennes. « Quel diable s’est emparé de Ransom ? » fulmine alors Donald Davidson dans une lettre à Allen Tate. Sans être aussi catégoriques que Ransom, la plupart des Agrariens se résolvent à leur tour à vivre dans une société industrielle. Seuls Davidson, Lytle et Owsley conserveront toute leur vie durant une foi intacte dans l’idéal agrarien.
Après la guerre, le Sud est en outre en proie à une transformation radicale : sous l’impulsion du mouvement des droits civiques, mené par Martin Luther King, la ségrégation est remise en question, et les lois Jim Crow[9] progressivement abandonnées. La question du traitement réservé aux Noirs dans le Vieux Sud est dès le départ une source de discorde au sein des Agrariens, c’est pourquoi celle-ci est très peu traitée dans I’ll Take My Stand (ce qui fera dire aux critiques que les Agrariens ne s’y intéressaient pas du tout, ce qui est inexact). Ainsi, seul Robert Penn Warren s’y atèle dans son essai qui, sans remettre ouvertement en cause la ségrégation, se montre progressiste pour l’époque. Entre le point de vue très conservateur d’un Davidson et celui de Nixon, qui prônait l’égalité totale entre les deux groupes ethniques, il existe des dissensions majeures qui menacent l’intégrité du groupe.
Avec le Mouvement des Droits Civiques, ces tensions s’exacerbent jusqu’à devenir insoutenables. Certains des Agrariens acceptent, voire embrassent ce changement. En 1959, Tate, surmontant les préjugés de sa jeunesse, devient l’un des premiers hommes de lettres du Sud à soutenir publiquement Martin Luther King. Il se prononce également pour l’égalité totale des droits entre Noirs et Blancs, et dans un article paru dans le Spectator en 1965, s’en prend violemment aux gouverneurs ségrégationnistes George Wallace (Alabama) et Ross Barnett (Mississippi).
Robert Penn Warren connaît la même évolution, publiant en 1956 un livre contre la ségrégation (Segregation: The Inner Conflict in the South, 1956) et soutenant l’intégration lors de débats publics avec des figures importantes du mouvement des droits civiques, dont l’homme de lettres James Baldwin. À l’inverse de ses camarades, Donald Davidson demeurera toute sa vie opposé à l’intégration, se radicalisant même de plus en plus à mesure que celle-ci apparaît comme inévitable, jusqu’à rejoindre un mouvement suprémaciste blanc s’opposant à la fin de la ségrégation dans les écoles, à la consternation de Tate et Warren.
Enfin, le mouvement agrarien meurt aussi des ambitions personnelles de ses membres. Tate, Ransom et Warren, qui se considèrent avant tout comme des hommes de lettres et non comme des penseurs, prennent à la fin des années 1930 de plus en plus leurs distances avec un mouvement qui empiète sur leurs créations littéraires, jusqu’à s’en détacher tout à fait pour se consacrer intégralement à ces dernières. Robert Penn Warren devient par la suite un romancier à succès, tandis que Tate et Ransom s’illustrent en tant que critiques littéraires, créant un mouvement, La Nouvelle Critique, qui donne la priorité au texte dans l’étude d’une œuvre littéraire. La Nouvelle Critique devient vite extrêmement influente et domine le milieu littéraire américain jusqu’à la fin des années 1970.
Par leurs travaux littéraires et leur activité de critique, les Agrariens, et notamment les Fugitifs, ont largement contribué à la renaissance littéraire qu’a connu le Sud dans les années 1920, avec des personnalités comme William Faulkner (qui a bien connu les Agrariens), Thomas Wolfe, Erskin Caldwell, Caroline Gordon (épouse d’Allen Tate) et Tennessee Williams, puis, dans un second temps, Shelby Foote, Walker Percy, Flannery O’Connor et Eudora Welty.
La dislocation du mouvement agrarien est symbolisée par l’exil de son noyau dur : ainsi, après la guerre, Ransom, Tate et Warren quittent définitivement le Sud pour aller enseigner dans des universités du Nord ou du Midwest. Seul Donald Davidson demeure toute sa vie fidèle à l’université Vanderbilt et à son Tennessee natal, dont il se fait le chantre dans plusieurs ouvrages historiques et géographiques de grande qualité, ainsi que dans un roman sur la musique country publié après sa mort (The Big Ballad Jamboree, Banner Books, 2008).
Si la pensée agrarienne a fait long feu, elle demeure dans l’après-guerre influente sur un certain nombre d’intellectuels américains. Le penseur Richard M. Weaver, fortement inspiré par les idées agrariennes, adapte et poursuit leur œuvre à travers deux livres qui exercent une grande influence sur le mouvement conservateur américain : Ideas Have Consequences (Univ. of Chicago Press., 1948) et The Southern Tradition at Bay (eds. Washington DC, 1968). La critique de la technique (Weaver fut horrifié par l’usage de la bombe atomique sur le Japon), la sensation de la perte de tous repères moraux et la quête d’une planche de salut dans les valeurs traditionnelles comptent parmi les thèmes majeurs de sa pensée, où l’héritage agrarien est manifeste. Le poète, écrivain, paysan et activiste environnemental Wendell Berry est également un héritier direct des Agrariens.
Les Agrariens sont malgré tout aujourd’hui loin de jouir d’une reconnaissance unanime de la part du milieu intellectuel américain. On leur reproche, en vrac, d’être des agrariens de salon, faisant l’éloge de l’agriculture sans avoir jamais vécu dans une ferme, d’être de doux dingues défendant un modèle agricole archaïque et voué à disparaître, ou encore de présenter une version idéalisée et fantasmée du Vieux Sud, reléguant au second plan l’esclavage et l’oppression subie par les Noirs.
Certaines de ces critiques sont injustes, voire infondées : plusieurs d’entre eux (Lytle, Nixon, Owsley…) ont bel et bien vécu dans une ferme, et leur rapport au Vieux Sud et à la question Noire est, comme nous l’avons vu, bien plus complexe que ne l’affirment leurs détracteurs. Mais ces critiques se méprennent surtout sur le sens de la pastorale agrarienne. Rédigé par douze Sudistes, I’ll Take My Stand n’est pas une œuvre régionaliste, passéiste ou encore réactionnaire, mais une tentative de bâtir un mythe à vocation universelle qui s’appuie sur le particulier. Un édifice poétique et charnel sur lequel l’homme moderne puisse retrouver un monde à habiter, et ainsi triompher de la dislocation qui le menace. Un miroir tendu par et pour les artistes.
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[1] Le Sud désigne généralement les onze états qui ont combattu au sein de la Confédération durant la Guerre de Sécession (Caroline du Sud, Alabama, Mississippi, Géorgie, Floride, Texas, Louisiane, Virginie, Arkansas, Caroline du Nord, Tennessee) ainsi que le Kentucky, la Virginie-Occidentale, le Delaware, le Maryland et l’Oklahoma.
[2] La phrase « I’ll take My stand » est extraite de Dixie’s Land, un chant populaire du Vieux Sud notamment célèbre pour avoir servi d’hymne national de la Confédération durant la Guerre de Sécession. Paradoxalement, la chanson était aussi l’une des favorites d’Abraham Lincoln. L’expression « To take a stand » signifie prendre fermement position sur un sujet donné.
[3] Parmi les auteurs cités dans cet article, Robert Penn Warren est hélas le seul dont l’œuvre soit largement traduite en français. Son livre le plus connu, All the King’s Men, a récemment été réédité par les éditions Monsieur Toussaint Louverture, sous le titre Tous les hommes du roi. L’œuvre de Robert Penn Warren est analysée en détails sur le blog de critique littéraire Stalker.
[4] Le Nord est composé des états suivants : Connecticut, Illinois, Indiana, Iowa, Maine, Massachusetts, Michigan, Minnesota, New Hampshire, New Jersey, New York, Ohio, Pennsylvanie, Rhode Island, Vermont, Wisconsin.
[5] L’expression « Sud Antebellum » désigne le Sud d’avant la guerre de Sécession.
[6] Dixie est le surnom que l’on donne au Sud. La Louisiane, dont la population était alors majoritairement francophone, émettait au début du XIXe siècle des billets de dix dollars sur lesquels il était écrit « dix. » Ces billets étaient surnommés « dixies » par les sudistes, et le mot a fini par désigner l’ensemble du Sud et ses habitants.
[7] La figure du Cavalier désigne une vision idéalisée du gentleman sudiste, un aristocrate galant et désintéressé, imprégné de culture européenne et n’hésitant pas à tirer l’épée à la première offense.
[8] Si le Cavalier désigne l’idéal masculin du Vieux Sud, la Southern Belle est son pendant féminin : une jeune femme élégante, indépendante, mondaine et forte de caractère. Le personnage de Scarlett O’Hara, d’Autant en emporte le vent, en est l’un des avatars les plus célèbres.
[9] Le terme « Jim Crow » désigne un arsenal de lois ségrégationnistes en place aux États Unis, et principalement dans le Sud, de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1960. Elles imposaient la ségrégation dans les lieux publics (toilettes, transports en commun), obligeaient les Noirs à fréquenter des écoles différentes de celles des blancs, leur interdisaient de résider dans certains quartiers et restreignaient fortement leurs droits civiques, dont celui de voter.