« Garçon ! » d’Ivan Chmeliov : le bourgeois ventripotent sur le banc des accusés

Tandis que l’opinion publique s’émeut du scandale du « Palais Vivienne », les éditions Sillage livrent opportunément une nouvelle édition de Garçon ! d’Ivan Chmeliov. Publié en 1911, à mi-chemin entre les deux révolutions russes, Garçon ! porte la voix d’un serveur de restaurant huppé où la haute société s’égaye tandis que sa propre vie part à vau-l’eau. Plaidoyer en faveur des humbles de ce monde, Garçon ! exprime la mélancolie d’un monde emporté par la modernité. 

Sillage, 208 p., 13,50€

Iakov Sofronytch pourvoit aux loisirs des nantis dans un restaurant huppé de la capitale. Sous les lambris dorés, au-dessus de l’argenterie où sommeillent les turbots à la française et les granités à la parisienne, une faune de parvenus, d’industriels vulgaires, d’universitaires prétentieux, s’adonnent au plaisir tandis que l’humble serveur tente de lutter contre le destin moderne qui disloque sa famille. Dans le modeste appartement qu’il partage avec ses locataires, il se heurte à l’ingratitude de ses enfants qu’une éducation bourgeoise élève dans la honte de leur condition. Orgueilleux à l’excès, son fils, Koliouchka, juge avec sévérité les compromissions de son père et trempe dans les machinations d’une énigmatique révolution. Attirée par les vitrines du consumérisme et les tentations d’une vie facile, sa fille, Natacha, dilapide l’argent familial en fanfreluches et mène quant à elle une existence oiseuse. 

Iakov Sofronytch ne peut pas même attendre de soutien de ses camarades d’infortune qui, talonnés par la misère, traînent des vies pathétiques et précipitent l’effondrement de cette famille dont les horizons se bornent à une « bicoque » en banlieue. Après le suicide du Borgne, leur locataire bouffi d’aigreur et de rancune, la famille glisse sur la pente d’un destin tragique : Koliouchka, d’abord renvoyé de l’école, prête sans prudence le flanc aux rigueurs de la police politique et Natacha, après s’être compromise avec un officier, les abandonne pour devenir la maîtresse d’un vil chef de rayon de chez Boot et Brot. Aucune douleur n’est épargnée à l’honnête homme qui persévère pourtant dans l’affirmation de sa foi et maintient intacte, contre les événements, sa volonté de vivre. 

La lumière des simples

Par la voix d’Iakov Sofronytch, humble parmi les humbles, Ivan Chmeliov livre un vibrant hommage à la grâce des simples et « exprime, comme le note avec justesse Henri Troyat dans la préface à l’édition française de 1993, une pitié profonde envers la race de ceux que Dostoïevski nommait les humiliés et les offensés ». La finesse psychologique des personnages de Chmeliov confère toute sa grâce à ce roman dont la dimension politique pourrait si facilement l’entraîner dans le panégyrique socialiste. La docilité d’Iakov Sofronytch n’est en rien le signe d’une naïveté stupide ou de l’acceptation bornée de la domination de classe et sa simplicité ne l’empêche pas de porter un regard lucide sur la société qui l’entoure. Sa générosité n’est pas non plus la dissolution de sa personnalité dans une abnégation surhumaine ou un utopique collectif, et la foi qui soutient sa résignation est celle, fragile et précaire, de l’homme normal, à cent lieues de tout fanatisme et de toute illumination. Si la critique de l’ordre social est bien présente et frappe sans pitié l’indigence des puissances de l’argent, Ivan Chmeliov préserve toute les subtilités de personnages aux prises avant tout avec les faiblesses humaines. Rien d’anodin ici à ce que la préface de 1993 ait été confiée à l’auteur, trop mal considéré aujourd’hui en France, de La lumière des justes. 

« Et chaque jour notre restaurant était bien chauffé, bien éclairé, l’orchestre roumain jouait régulièrement ; gais et heureux, les clients mangeaient en musique… Que leur importait ce que j’avais dans le cœur et dans le ventre ? »   

Cette subtilité dans le traitement des personnages s’étend au propos politique lui-même et, si l’ouvrage rencontre un vif succès en 1911, son interdiction sous le régime soviétique en 1929 n’est pas surprenante. Quoique les frasques des nantis entraînent la condamnation catégorique d’une société injuste, Chmeliov porte un regard acerbe sur l’utopie socialiste et c’est un discours paradoxal qui entoure la stérile révolution de Koliouchka dont l’unique effet est de disloquer l’existence paisible de sa famille. Son engagement, comme d’ailleurs la rébellion frivole de sa soeur, s’accompagne d’un mépris pour la condition de son père et se révèle bien plus déterminé par les blessures de son amour-propre que par une pure aspiration à la justice : nul projet social ne semble pouvoir émerger dans l’individualisme qui colore la société de ce roman. L’éducation elle-même, quoique Iakov Sofronytch lui rende hommage et y fonde les espoirs d’une vie meilleure pour ses enfants, participe également de la destruction de l’équilibre de la famille en pervertissant sa morale par les illusions des aspirations bourgeoises. À travers Garçon !, c’est donc une véritable critique du progrès social que livre Ivan Chmeliov en justifiant la posture de ce père à la morale archaïque mais pourvoyeuse d’un certain bonheur, comme une réprobation du mépris dont se teinte trop souvent le socialisme vis-à-vis des conditions qu’il entend dépasser. 

« Dieu entrevu derrière des piles d’assiettes »

Cette nuance politique entendue, Garçon ! dépasse le simple roman social pour devenir le récit du glissement d’un monde emporté par la modernité. L’intolérance de Koliouchka au moindre compromis augure les souffrances engendrées par la dénonciation de la lutte des classes qui, toute porteuse d’affranchissement qu’elle soit, bouleverse la résignation tranquille qui apportait le bonheur à son père. De l’autre côté, l’abdication de sa fille face aux scintillements du consumérisme révoque la morale, conservatrice mais finalement sécurisante, du vieux ménage. Plus encore, une critique sévère de l’individualisme domine le roman, que ce soit au travers du suicide égoïste du Borgne, de l’alcoolisme et de la folie solitaire de Tchérépakhine ou de la trahison sociale de Kirill Savérianytch. Si rien ne peut s’opposer à ce glissement vers la modernité, il y a dans Garçon !, comme dans le Pré de Béjine d’Eisenstein, vingt-cinq ans plus tard, la nostalgie d’un monde qui disparaît où, malgré les vexations, malgré les injustices, la résignation et l’humilité garantissaient un bonheur que le progrès compromet. 

La rédemption d’Iakov Sofronytch n’est possible que dans la religion simple, confiante et discrète, qui est la sienne. La dimension religieuse de Garçon ! se révèle alors la plus importante du roman et Henri Troyat, encore, l’avait parfaitement compris en écrivant : « C’est Dieu entrevu derrière des piles d’assiettes ». Garçon ! est en effet une parabole, une réécriture moderne de Job. Dans le silence de Dieu que la modernité impose, Iakov Sofronytch éprouve la même descente aux enfers que le berger d’Orient alors que ses biens temporels lui sont peu à peu retirés : départ et emprisonnement de son fils, déshonneur de sa fille, mort de sa femme, perte de son emploi, puis de son modeste pécule que les spéculations lui soutirent et de son logement dont l’avidité des propriétaires le prive… Son ami, Kirill Savérianytch, dont l’intelligence prime sur la générosité, actualise quant à lui les discours des amis de Job et leurs condamnations. 

William Blake, Les consolateurs de Job

Malgré les malheurs, l’homme pieu conserve pourtant sa foi et, dans le sauvetage miraculeux du fils ingrat à la veille de sa condamnation, il entrevoit encore le miracle. Comme dans la parabole biblique, la confiance inébranlable du serviteur entraîne la restauration de ses biens et, à son travail retrouvé à la fin du roman, s’ajoute l’amour de ses enfants que la modernité rejette, exsangues, dans la modestie du foyer familial. Le Diable tentateur, l’Adversaire, est ici bien la modernité elle-même et la foi du serviteur est éprouvée dans le silence et l’absence de Dieu, au profit d’une seule espérance, sans certitude ni promesse – parabole définitivement moderne d’un monde où la foi seule survit à Dieu et où la Providence est devenue la fatalité d’un destin social. 

Mené avec verve, dans la simplicité de langue qu’impose le projet, exploitant avec brio la forme du monologue sans adresse, Garçon ! est un ouvrage qui mérite amplement sa place parmi les classiques de la littérature russe. La réécriture qu’Ivan Chmeliov propose du Livre du Job, comme les critiques aiguisées des dévoiements du socialisme, engagent vivement à relire ce roman remarquable… comme à revoir Eisenstein pour sonder cette mélancolie du passé et de la religion que l’âme russe semble décidément emporter dans toutes ses aventures. Alors que l’opinion publique française s’émeut des agapes du Palais Vivienne, Garçon ! résonne aujourd’hui d’un écho tonitruant : décidément, les garçons de restaurant sont de tout temps aux premières loges de l’indécence des parvenus et des puissants.

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