Tour à tour dramaturge, conteur et surtout fabuliste, La Fontaine est à n’en pas douter l’un des noms les plus connus de toute la littérature française. Pourtant, malgré cette incontestable renommée, peu nombreux sont les lecteurs ou les auteurs qui le désignent comme référence ou comme figure tutélaire. Ce paradoxe est suffisamment intrigant pour faire l’objet d’un examen.
Désigner le plus français de tous les écrivains, en voilà une gageure ! Au pays de la littérature, comment faire le tri entre tous ces noms illustres ? De Rabelais à Céline en passant par Balzac, Flaubert, Chateaubriand et tant d’autres, qui aurait le culot d’affirmer que l’un est plus français que l’autre ? D’ailleurs, ne sont-ce pas eux qui, par leurs œuvres, ont façonné la France plus que l’inverse ? Et puis, que recoupe au juste l’idée d’un « écrivain français » ? Entend-on par là une figure nationale qui ferait consensus dans l’opinion publique, telle que Hugo ou Voltaire, ou bien un écrivain qui correspondrait à l’archétype du français ripailleur et spirituel à l’instar d’un Rabelais ? Quel que soit l’angle adopté, on ne peut que se casser les dents sur cette question. Tout bien considéré, ce n’est pas une gageure mais bien une aporie.
Pourtant il existe, me semble-t-il, une figure universelle qui pourrait s’imposer par son rayonnement discret et son influence fondamentale. Le hasard faisant bien les choses, nous venons il y a peu de célébrer les quatre cents ans de sa naissance ; j’ai nommé Jean de La Fontaine. S’il est unanimement reconnu comme l’un des grands noms de la littérature française, La Fontaine n’est pas un auteur qui, en général, suscite un enthousiasme débordant. Plusieurs raisons peuvent justifier ce constat. Premièrement, La Fontaine s’est exprimé principalement à travers des genres littéraires – les fables et les contes – qui ne recueillent plus beaucoup de suffrages à l’heure contemporaine. Deuxièmement, son œuvre est plutôt concise. La Fontaine, qui était fort modeste de nature, s’il a cherché de son vivant la reconnaissance de ses pairs, n’a jamais poursuivi la gloire avec autant d’ardeur que d’autres écrivains plus ambitieux et plus démiurges. Troisièmement, La Fontaine pâtit de son statut d’écrivain scolaire. Nombreux sont ceux qui le lisent étant enfant, apprennent quelques-unes de ses fables et, ayant l’impression d’en avoir épuisé la matière, le laissent au fond de leur bibliothèque sans éprouver le besoin d’y retourner jusqu’au jour où leur progéniture, à son tour, se retrouve confrontée au même exercice.
Une place singulière dans l’histoire de la littérature française et mondiale
Or c’est peut-être ce statut d’écrivain scolaire, de prime abord peu valorisant, qui fait de La Fontaine l’écrivain le plus français de tous les temps. Dès le XVIIIe siècle, à une date où l’éducation des jeunes enfants est encore en grande partie assurée par l’Église et notamment les jésuites, les Fables ont servi de pont d’appui pour l’apprentissage du français. En 1762, déjà, Jean-Jacques Rousseau déplore cet immense succès dans son Émile. Il n’y a pas un seul enfant qui n’entende ces fables, écrit-il, un peu penaud. Un siècle plus tard, avec l’avènement de la Troisième République, ce succès jamais démenti est même parachevé puisque les Fables deviennent un instrument officiel de l’État. Le français étant alors concurrencé par toutes sortes de dialectes et de patois, les Fables deviennent un élément capital du projet d’évangélisation républicaine et d’uniformisation de la langue sur le territoire. Aujourd’hui encore, alors même que nombre de méthodes d’apprentissage traditionnelles sont remises en cause au sein de l’école, les Fables n’ont rien perdu de leur superbe et semblent indéboulonnables. En cela, La Fontaine occupe une place singulière dans l’histoire de la littérature française et mondiale. En effet, s’il existe bien entendu des œuvres et des écrivains de toutes langues qui sont reconnus pour leurs vertus pédagogiques, il n’existe aucun exemple à ma connaissance qui soit comparable à celui-ci, aussi bien à raison de sa permanence à travers le temps que du caractère systématique de son emploi dans l’enseignement. Aussi il faut considérer que (presque ?) tous les écrivains français depuis plus de trois siècles ont découvert leur propre langue à travers celle de La Fontaine. Lorsqu’on mesure à quel point les savoirs acquis à ces âges-là sont durablement implantés dans un esprit et lorsqu’on sait en quelle mesure la langue conditionne une façon de pensée et un rapport au monde, on ne peut que rester songeur quant à la vastitude de l’influence de La Fontaine sur notre littérature. Bon gré mal gré, beaucoup des auteurs qui pourraient prétendre au titre d’écrivain le plus français portent en eux une part du génie des Fables. N’est-ce pas là, déjà, un argument massue ?
Ajoutons à cette influence hors-norme que La Fontaine incarne par maints aspects un certain idéal historique de l’esprit français. Il se situe intellectuellement à équidistance entre les deux cultures qui ont façonné l’Europe en général et la France en particulier. Son œuvre est aussi bien le fruit d’une culture chrétienne (La Fontaine est reçu à l’Oratoire en 1641) que de références classiques telles que Lucrèce, Épicure et Ésope. Cette passion de La Fontaine pour l’Antiquité se manifeste de manière évidente à travers des œuvres comme Adonis, Les Amours de Psyché et Cupidon et bien entendu les Fables elles-mêmes, tandis que son héritage catholique ressort des valeurs dont il fait l’apologie – entre autres la charité ou le pardon. Dans la préface qu’il a récemment signée dans la bibliothèque de la Pléiade, le spécialiste Yves Le Pestipon qualifie La Fontaine de « mixte d’Épicure et de christianisme ».
Une représentation du monde à l’image même de la langue française
Dans la manière même dont La Fontaine aborde l’univers et les questions morales, il y a quelque chose de français et de propre à la langue dans laquelle il s’exprime. D’aucuns pourraient dire qu’il ne s’embarrasse pas de métaphysique, ou du moins qu’il n’en traite pas les problèmes en usant de concepts abstraits et d’idées éthérées. Sans doute préférait-il laisser ce soin à d’autres cultures dont la langue est plus adaptée à cette façon de faire. Yves Le Pestipon, toujours lui, l’explique très bien : « La Fontaine place les aventures des plantes et des animaux, dont les hommes, parmi les choses terrestres. La Cigale et la Fourmi se déplacent au niveau du sol. Le Corbeau et le Renard sont disposés verticalement, mais sans transcendance, et le fromage tombe sans intervention céleste. […] Le monde de La Fontaine peut être pensé à l’aune de ce que plusieurs philosophes contemporains appellent une « ontologie horizontale ». La verticalité y est dangereuse, cause éventuelle des illusions de l’amour-propre qui engendre des catastrophes. Si des arbres s’y dressent, s’il y a d’évidentes hiérarchies politiques et sociales, et si Dieu ou les dieux dominent « l’ample comédie », il y a presque partout des rapports de voisinage, des rencontres sur des chemins, des chocs terre à terre, des affaires de seaux qui montent et descendent dans les puits. » En ce sens l’univers des Fables à l’image même du français, cette langue stable, plane, sans accents chantants. Une langue que La Fontaine a su magnifier par des vers sans fioritures, en recherchant toujours l’adéquation parfaite entre la forme et le fond. Les vers acérés de La Fontaine pénètrent la garde de celui qui les lit pour le frapper en plein cœur. À chaque fois, ils font mouche. Comme ceux-ci qui concluent, justement, Le Coche et La Mouche :
« Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires,
Et, partout importuns, devraient être chassés. »
Quelle économie de moyens ! Que de clarté dans l’énonciation et d’élégance dans l’allitération ! Que retrancher ou ajouter à une musique aussi humble et harmonieuse ? La réponse est toute trouvée : rien. De cette simplicité découle la gourmandise avec laquelle on peut encore le lire aujourd’hui. Ses vers exercent toujours un pouvoir de séduction intact auprès des plus jeunes et des adultes qui daignent le dépoussiérer. C’est un tour de force qui en dit long sur le talent qui leur a donné naissance.
Dans la préface à ses Contes et nouvelles en vers, La Fontaine a recours à une locution qui signe son projet littéraire : Populo est placerent ques fecissat fabulasno[1]. Lui qui écrivait à l’attention de la noblesse ne perdit jamais de vue la vocation universelle de son art et en fit même l’un des principes de sa création. En filigrane, son œuvre exhorte chaque lecteur à se faire tantôt aristocrate tantôt révolutionnaire. Aristocrate en ce que la littérature élève l’esprit celui qui s’y abreuve, révolutionnaire en ce que la littérature ordonne de dire son fait au prince quand la sagesse et la vérité l’imposent. En somme, La Fontaine c’est la littérature et la littérature c’est la France.
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[1] « En sorte que les pièces qu’il avait composées puissent séduire tous les publics. »