Le style de Flaubert est régi par le principe d’impersonnalité. Mais cette notion, aussi célèbre que complexe, est sujette aux contre-sens et aux interprétations réductrices. On insiste souvent sur son lien avec l’objectivité scientifique, à une époque où les romanciers se rêvent en hommes d’étude. On signale à juste titre ses rapports avec l’ironie, dont elle est à la fois le ressort et le paravent. Mais on évoque plus rarement les affinités de cette écriture avec les conceptions mystiques de l’ermite de Croisset, lequel – réfractaire à tous les dogmes, sarcastique à l’égard de la théologie – n’en était pas moins réceptif à la dimension de l’absolu.
« La littérature prendra de plus en plus les allures de la science, elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique », écrit Flaubert à Louise Colet, le 6 avril 1853. Combien de commentateurs ne se fondent-ils pas sur cette prédiction, pour expliquer l’application du romancier à juguler les élans de sa sensibilité et à s’interdire l’expression de toute opinion ! Il est vrai que l’auteur de Madame Bovary est fils et frère de chirurgiens renommés : son impassibilité devant les rêveries romanesques d’Emma ou la fatuité ridicule de M. Homais a la froideur incisive du scalpel.
On se tromperait pourtant, à faire de lui un adepte du positivisme. Flaubert n’est pas Zola, et ne cherche pas à arrimer la littérature aux sciences expérimentales. Du savant, il retient l’ethos de l’observateur attentif, qui oppose le démenti de la réalité aux croyances et aux préjugés. Mais la Science elle-même, quand elle se réhausse d’une majuscule, quand elle verse dans le scientisme, devient à ses yeux une religion moderne, aussi doctrinaire et obtuse que peuvent l’être les religions révélées. Flaubert fustige le mythe du Progrès, dans lequel il ne voit qu’une nouvelle forme de la crédulité humaine : « Ô Lumières ! Ô Progrès ! Ô Humanité ! Et on se moque du Moyen Âge, de l’Antiquité… et de la Pythonisse ! » L’épisode de la guérison du pied-bot, théâtralisée par le pharmacien de Yonville comme un miracle laïc, mais qui tourne vite au fiasco et à la confusion de l’autorité médicale, le montre éloquemment : Homais ne vaut pas mieux que Bournisien.
Si l’impersonnalité flaubertienne ne tient pas à une posture rationaliste, elle n’est pas en revanche sans rapports avec les conceptions métaphysiques de l’écrivain, qui tranchent largement avec l’image que l’on pourrait se faire d’un romancier réaliste. L’infini de l’univers, la relativité de toutes les connaissances humaines, de tous les points de vue, ou encore le mystère du Mal, de la souffrance et de la mort, n’ont jamais cessé de l’habiter. L’impersonnalité, dès lors, peut être aussi conçue comme un exercice spirituel, au moyen duquel l’auteur, autant qu’il est possible à un homme, s’ouvre à la transcendance.
Du sentimentalisme romantique à la sympathie douloureuse
Flaubert tient le lyrisme romantique en horreur. Il brocarde la « poésie du cœur » de Musset et le style « poitrinaire » de Lamartine, qui l’irritent autant par leur dimension conventionnelle que par l’importance disproportionnée qu’ils donnent au « moi ». Pour lui comme pour les mystiques, le « moi » est haïssable, et c’est à la condition de s’en détacher, de faire le vide dans son intériorité, que l’on peut accueillir en soi une altérité qui nous grandit.
Cette altérité, chez Flaubert, ne correspond évidemment pas au Dieu de la religion chrétienne. L’agnostique qu’est le romancier normand ne croit pas en un Être divin, personnel et trinitaire, représentation qu’il juge trop humaine. Il peut s’agir en revanche du malheur d’autrui, dont l’injustice métaphysique rend la vie énigmatique, et que l’on peut d’autant plus s’approprier que l’on s’efforce de dépasser sa propre subjectivité. À la sensiblerie romantique, Flaubert oppose le sublime de la Douleur, qu’il évoque en des termes qui feraient presque écho au traditionalisme d’un Blanc de Saint-Bonnet. Il reproche par exemple aux socialistes de « nier la Douleur », et ainsi de « blasphémer […] le sang du Christ qui remue en nous ». L’impersonnalité constitue à cet égard une forme de catharsis spirituelle, une opération destinée à purger l’écrivain d’une sentimentalité trop individuelle, et par là trop égoïste, afin de le faire communier aux tourments des autres.
Impersonnel ne signifie pas en effet indifférent. « L’impartialité » est la vertu qui permet au romancier « d’avoir de la sympathie pour tout, pour tous, afin de les comprendre et de les décrire ». En renonçant à lui-même, l’auteur se rend capable « de se transporter dans les personnages et non de les attirer à soi ». Il souffre littéralement avec eux (sympathein), incarne dans sa chair leurs souffrances imaginaires. C’est ainsi que Flaubert, racontant l’empoisonnement d’Emma à l’arsenic, se donne de graves indigestions. En termes mystiques, l’impersonnalité apparaît de la sorte comme une kénose auctoriale, qui conduit le romancier à s’immoler dans ses créatures. La sentence est célèbre : « L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout et visible nulle part. » À l’instar du Christ vis-à-vis des hommes, Flaubert se diminue et se sacrifie le plus possible pour que ses protagonistes vivent de sa vie.
Le mystère du monde
Comprise comme une ascèse mystique, l’impersonnalité flaubertienne est également liée à une vision de l’univers qui dépossède l’homme de son anthropocentrisme. La finitude humaine, pour l’auteur, nous condamne à vivre dans le relatif, incapables que nous sommes, avec nos sens et notre entendement limités, de comprendre un univers infini, qui déborde de toutes parts notre champ de vision et d’intellection. Comment pourrions-nous, perdus dans l’immensité du cosmos, avoir de jugement définitif sur quoi que ce soit ? De là vient la détestation de Flaubert pour toute forme de dogme, de parti pris, d’idéologie ou de système. Autant d’avatars, à ses yeux, de la même hybris, qui porte l’homme à croire qu’il est en mesure de « faire la synthèse » de la réalité, alors que celle-ci « n’appartient qu’à Dieu seul ».
Si « la bêtise consiste à vouloir conclure », la narration impersonnelle se présente comme une machine de guerre contre un monde bruissant d’imbécillités. L’abstention, le silence auquel s’astreint le narrateur constitue, en somme, la seule sagesse possible, tandis que résonne dans le roman, à égalité de sophismes et d’âneries, la cacophonie des discours (positivisme, religion, progressisme, réaction…) qui se neutralisent mutuellement. L’impersonnalité, autrement dit, n’est pas une attitude passive, ni même simplement négative. Elle ne consiste pas seulement à refuser de choisir, à renvoyer les croyances et les opinions dos à dos, comme Flaubert le fait par exemple dans L’Éducation sentimentale, à propos des événements de 1848, lorsqu’il se garde de prendre parti entre révolutionnaires et conservateurs, insurgés et bourgeois. L’effacement du narrateur place ce dernier, plus essentiellement, dans une posture contemplative, qui l’initie au mystère de l’univers. Le modèle du narrateur flaubertien, à cet égard, serait Charles Bovary, le benêt magnifique, lorsque celui-ci, face à la dépouille d’Emma, « se perd dans une contemplation […] douloureuse à force d’être profonde ». Il pourrait être encore la servante Félicité, cette simple d’esprit mystique, quand celle-ci s’abîme dans l’extase, à la fin d’Un cœur simple, jusqu’à confondre le perroquet Loulou et le Saint-Esprit.
Un panthéisme spinozien
Cette attitude contemplative a trait à ce que l’on pourrait appeler la foi de Flaubert. Lecteur de Spinoza, le romancier partage avec le philosophe la conviction que Dieu est immanent au cosmos, ou plutôt que le cosmos est Dieu, nature naturante à l’œuvre au travers de la nature naturée. Immergé dans le grand Tout, l’homme est certes noyé dans l’infini, mais la conscience qu’il a de n’occuper qu’une place dérisoire dans l’univers ne le conduit pas obligatoirement à ce vertige qui saisissait Pascal. Flaubert n’est pas tant écrasé qu’émerveillé par cette solitude, car l’homme, si infime soit-il, fait partie intégrante du monde qui l’entoure. Il n’est pas étranger aux forêts, aux montagnes, aux étoiles. Il est l’émanation du même principe divin que celui qui traverse ces éléments : « Quand je regarde une des petites étoiles de la voie lactée, je me dis que la terre n’est pas plus grande que l’une de ces étincelles. Et moi qui gravite une minute sur cette étincelle, que suis-je donc, que sommes-nous ? Ce sentiment de mon infirmité, de mon néant, me rassure. Il me semble être devenu un grain de poussière perdu dans l’espace, et pourtant je fais partie de cette grandeur illimitée qui m’enveloppe. Je n’ai jamais compris que cela fût désespérant. »
L’impersonnalité est la traduction esthétique de ce sentiment existentiel d’appartenance à l’univers. Elle permet à l’écrivain de se délester de sa subjectivité, pour mieux se disséminer dans le spectacle de la nature qu’il représente. L’écriture délivre Flaubert du fardeau d’être lui, et lui offre la possibilité de se faire cheval, feuille, vent ou soleil : « C’est une délicieuse chose […] que de n’être plus soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt, par un après-midi d’automne, sous les feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’ils se disaient et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. » Par un renversement subtil, l’amoindrissement en quoi consiste l’effort d’impersonalisation se voit ainsi rétribuer par un accroissement d’être. N’est-ce pas, une fois encore, la dialectique même de la mystique, qui fait passer, à en croire les théologiens, des affres de la vie purgative (stade du renoncement à soi) aux béatitudes de la vie unitive (stade de la fusion en Dieu) ?
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