Esmé L. K. Partridge est chercheuse et consultante, formée à la philosophie de la religion au Clare College (Université de Cambridge). À l’heure où la superstition techno-solutionniste gagne le ministère, qui prétend régler la chute du niveau scolaire en lettres et en mathématiques par la mise en place d’un logiciel d’IA pour accompagner les élèves français, la philosophe pérennialiste dénonce l’aberrante contradiction de « l’intelligence artificielle ». Dans son article « Forgetting the Art of Memory » (First Things, 19 juillet 2023), Esmé Partridge rappelle pourquoi, depuis Platon, le développement de l’intelligence est associé à celui de la mémoire, qui rend possible un bon discernement et une assimilation des choses connues. Au contraire, l’IA représente un pas de plus vers l’externalisation totale de nos facultés. Par cette innovation, l’homme en vient à transférer dans la machine ce qui lui restait de proprement humain : sa raison incarnée dans la mémoire.
Des outils d’Intelligence Artificielle comme ChatGPT ont été lancés il y a moins d’un an, mais ils envahissent déjà nos lieux de travail. Ils sont capables de générer un document concis et propre (quand même fût-il médiocre) en quelques secondes, de planifier votre emploi du temps hebdomadaire, ou encore de noter le compte-rendu de vos réunions sans même que vous ayez eu à écouter ce qui s’est dit. J’ai récemment appris qu’un de mes collègues en profitait en se servant d’un robot pour retranscrire le contenu de nos appels hebdomadaires sur la plateforme Zoom. En apparence, tout cela semble relativement inoffensif : des tâches telles que la prise de notes sont, après tout, des tâches subalternes et consomment du temps qui pourrait être consacré à des activités plus créatives. Pourtant, les conséquences à long terme de leur sous-traitance par les prothèses externes de l’IA, par quoi nos propres facultés cognitives deviennent pratiquement superflues, pourraient s’avérer plus sinistres. Lorsqu’il s’agit de technologies qui échappent au besoin de mémoriser et de chercher manuellement des informations, nous risquons de négliger une tradition autrefois considérée comme essentielle à la culture : à savoir, l’art de la mémoire.
L’art de la mémoire est le nom d’un livre de l’historienne Frances Yates, qui explore la tradition des techniques de mémorisation (mnémotechniques) dans la philosophie occidentale et comment, pendant des siècles, la pratique de la mémorisation d’informations a été considérée comme servant un objectif intellectuel et spirituel crucial. Au sein de la pensée platonicienne et chrétienne, et de leur convergence dans la Renaissance européenne, la mémorisation était considérée comme un moyen de construire une réserve interne de termes, de modèles et de concepts mentaux qui, croyait-on, constituaient tous autant de précurseurs nécessaires à la connaissance divine. Par suite, cette tradition met admirablement en garde contre ce qui peut arriver lorsque nous substituons des technologies in-humaines à la mémoire humaine, ce qui rend d’autant plus pertinente cette critique au regard de l’essor contemporain de l’Intelligence Artificielle.
La mémoire, voie vers la sagesse
La théorie derrière les mnémotechniques décrites par Yates dans son livre – qui, nous dit-elle, faciliteraient la mémorisation de toute sorte de choses, des poèmes jusqu’à l’ordre des planètes – remonte à Platon, pour qui la mémoire jouait un rôle essentiel dans la conduite de l’âme vers la sagesse. Dans la théorie de la connaissance de Platon, assentir à la vérité implique de gravir l’échelle menant des choses visibles aux idées invisibles, c’est-à-dire cette « ligne de partage » qu’il présente dans La République (509d-511e). La mémoire, étant la faculté qui nous permet d’intérioriser les impressions sensorielles et de former des associations abstraites entre elles, est ce qui rend cette transition possible.
Dans le Théétète, Platon compare la mémoire à un « morceau de cire » sur lequel sont imprimés les objets que nous percevons. Plus notre cire est solide, plus les empreintes sont distinctes, et peuvent alors être « rapidement attribuées à leurs cachets respectifs : les “vraies choses”, comme on les appelle » (194d). En d’autres termes, ceux qui ont une mémoire forte sont capables d’arriver à la connaissance des vraies formes. Ceux dont la cire est molle, au contraire, sont amnésiques : non seulement au sens littéral, en ce qu’ils sont contraints de lutter pour retenir les impressions, mais aussi au sens spirituel, en ce qu’ils ne comprennent pas la vraie nature des choses. La poursuite de la sagesse nous oblige donc à renforcer notre cire, et c’est ce que cherchaient à réaliser les exercices mnémotechniques décrits par Yates.
Cependant, l’art de la mémoire n’était pas seulement platonicien : il était aussi profondément chrétien. L’imperfection de la connaissance humaine, selon une interprétation des Écritures, est une conséquence du péché originel, car notre capacité à percevoir la vérité aurait été corrompue par la Chute. L’oubli est un aspect de la nature postlapsaire (postérieure à la Chute), qui doit être surmonté pour que nous puissions nous rapprocher de Dieu. Dans cette perspective, la mémoire, puisqu’elle nous permet de retrouver notre connaissance de la création et, en fin de compte, du Créateur, a une qualité rédemptrice. Pour cette raison, elle est louée par saint Augustin dans Les Confessions comme un vase de grâce. Dans le christianisme comme dans le platonisme, le l’exercice de la mémoire sert donc le but spirituel de nous racheter de notre état déchu d’amnésie.
Externalisation amnésique
Il s’ensuit que tout ce qui affaiblit ou désactive la mémoire humaine doit être évité, car cela ne fait qu’aggraver notre ignorance. La première innovation de ce type, dénoncée par Platon, fut l’écriture. Dans le Phèdre (274d-275b), Platon raconte un ancien mythe égyptien dans lequel Theuth, la divinité qui aurait inventé les mathématiques, présente à Thamus, le roi, ce nouvel art qui, selon lui, améliorera la mémoire et la sagesse des gens. Or, Thamus déclare que cela aura en fait l’effet inverse, en disant : « Si les hommes apprennent l’écriture, elle produira l’oubli dans leurs âmes : ils cesseront d’exercer leur mémoire parce que, se reposant sur ce qui est écrit, ils ne chercheront plus à susciter leurs souvenirs du dedans, du fonds d’eux-mêmes, mais du dehors, au moyen de marques extérieures […] ; ce que tu vas procurer à tes disciples, ce n’est pas la vraie sagesse, mais seulement son apparence. »
Pour Platon, l’écriture nous dispense du besoin d’assimiler en notre âme des informations, et inhibe ainsi notre aptitude à réaliser des vérités d’ordre supérieur. La connaissance, qui n’est plus intégrée à notre être, s’extériorise dans une entité non-vivante, supprimant du même coup la médiation humaine censée transformer l’information en véritable sagesse. Toute technique qui se souvient ou qui pense à notre place ou en notre nom, prévient Platon, entrave notre ascension vers la vérité.
Quel est alors le rapport avec l’Intelligence Artificielle ? En fait, de par sa nature très artificielle, l’IA reproduit, et intensifie, les dangers de l’écriture. Comme elle, l’IA sous-traite l’information à des prothèses non-humaines, éliminant ainsi le besoin de se souvenir de choses intérieures, qu’il s’agisse d’une liste de courses ou du compte-rendu de la réunion d’équipe de la semaine dernière. De plus, cela signifie que nous n’avons plus besoin d’intérioriser leurs impressions : dans le cas des robots de transcription, nous n’avons même pas besoin d’enregistrer des informations dans notre esprit au départ, et encore moins de les mémoriser. En conséquence, l’IA affaiblit définitivement cette faculté dont dépend notre acquisition de connaissances. Plus la mémoire devient superflue, plus notre cire devient molle, ce qui nous rend non seulement paresseux intellectuellement, mais également incapables de relier nos expériences à des idées « réelles » et immatérielles.
Certes, ce n’est sans doute pas l’intention de ceux qui conduisent la révolution de l’IA. En effet, beaucoup d’entre eux affirmeraient, à l’instar de Theuth, que l’automatisation encourage la sagesse parce qu’elle nous libère des tâches subalternes qui nous détournent des activités créatives et intellectuelles. Seulement, comme le savaient bien Platon et les pourvoyeurs des arts de la mémoire décrits par Yates, même la connaissance mystique doit commencer dans les empreintes de cire de la mémoire, et se réaliser à travers les processus humains organiques qui nous conduisent à la vraie sagesse. Le fait que l’IA sape l’importance de cette faculté fondamentale devrait nous inquiéter, car elle ne fera qu’implanter l’oubli dans nos âmes et aggraver notre état déchu.
Esmé L. K. Partridge (traduit de l’anglais par Paul Ducay)
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