« Venise Sauvée » de Simone Weil ou la beauté contre la force 

La tragédie Venise sauvée est l’une des seules œuvres littéraires de Simone Weil. Elle en débuta l’écriture en 1940 et ne cessa d’y travailler jusqu’à ce que sa mort précoce n’en interrompe la rédaction en 1943. L’action y met en scène une Venise menacée par un complot mais sauvée par l’un des conjurés qui, saisi par sa beauté, ne peut se résoudre à la prendre par la force. Si, à l’image de beaucoup d’écrits de Weil, elle est peu lue en raison de son inachèvement, la pièce offre une synthèse des vues de la philosophe en matière d’éthique, de politique, et même d’ontologie. 

Inspirée de la Conjuration des Espagnols contre la République de Venise en l’Année MDCXVIII de l’abbé de Saint-Réal, l’action se déroule donc en 1618 sur fond d’une conjuration visant à renverser la République sérénissime de Venise pour la placer sous la coupe de l’empire espagnol. Un groupe de mercenaires, menés par les personnages Renaud, un vieux seigneur français, ainsi que Pierre et Jaffier, deux corsaires provençaux, projettent de s’emparer de la ville durant la nuit de l’Ascension, alors que les Vénitiens fêtent les fiançailles à la mer, sorte de fête nationale lors de laquelle le doge embarque à bord de sa galère d’apparat afin de jeter un anneau d’or en mer, symbole de la domination de sa cité sur cette dernière. D’emblée, se dessine un antagonisme entre deux idéaux types politiques : la cité et l’empire. 

L’empire : archétype de la force

L’empire espagnol de la maison Habsbourg d’abord. Son aspiration hégémonique s’exprime notamment dans la bouche de Renaud lors d’un discours à ses troupes : 

« Grâce à vous, l’Europe entière va être unie sous la dynastie des Habsbourg, et les vaisseaux de l’Europe unie, sillonnant les mers, vont conquérir, civiliser, convertir au christianisme le globe terrestre tout entier, comme l’Espagne a fait pour l’Amérique. Et cela sera grâce à vous. (…)  La maison d’Autriche est tout près de la domination universelle ; si elle la laisse échapper, des luttes sanglantes, longues et ruineuses s’engageront autour. » (Venise Sauvée, I, 2)

L’empire apparaît ici mû par un mouvement d’expansion, qui n’aura de fin que dans la domination universelle. Cette expansion est cependant présentée ici comme subordonnée à deux finalités : au verbe « conquérir » suivent « civiliser, convertir au christianisme ». On peinerait cependant à donner une réelle substance à ces desseins tant l’hégémone de la maison d’Autriche, qui règne sur l’Espagne à cette époque, revient immédiatement au premier plan dans le discours de Renaud. Si ces fins manifestement cosmétiques font passer le renforcement de l’empire pour un moyen, celui-ci apparaît ici comme sa propre fin : l’empire sert sa force autant qu’il s’en sert. Weil semble en effet insérer l’empire des Habsbourg dans une filiation qui parcoure l’histoire occidentale : celle de Rome, l’hégémonie ivre de conquête. Cet esprit romain, vide de toute réelle spiritualité, conquérant et dominateur, parcourrait l’histoire de l’Europe jusqu’à Hitler au moment où elle écrit, en passant par les empires coloniaux du XVe au XIXe siècle. C’est ce qu’elle suggère notamment dans La Personne et le sacré lorsqu’elle écrit : « Les Romains qui avaient compris, comme Hitler, que la force n’a la plénitude de son efficacité que vêtue de quelques idées, employaient la notion de droit à cet usage ». Nous retrouvons en effet ici un rapport à la notion de droit analogue à celui que les conjurés entretiennent avec la civilisation ou la religion qui ne sont convoqués que pour habiller la force. Or, la notion de force fait l’objet d’une élaboration particulière chez Simone Weil, notamment développée dans L’Iliade ou le poème de la force, où elle la caractérise comme une mécanique qui agit sur les corps et les esprits, les réduisant à l’état de chose. Elle voit en effet dans la force le sujet principal de L’Iliade qui en dépeint à la perfection les effets sur ses personnages en chantant avec une égale mélancolie la perte des héros grecs et troyens. La force est par exemple à l’œuvre, lorsque, dans les mains d’Achille, elle réduit à l’état de chose un Hector suppliant à ses genoux ou encore lorsqu’elle enivre des Achéens vainqueurs qui se trouvent soumis à son impulsion et iront jusqu’à la destruction totale d’Ilion : 

« Le soldat vainqueur est comme un fléau de la nature ; possédé par la guerre, il est autant que l’esclave, bien que d’une manière toute autre, devenu une chose, et les paroles sont sans pouvoir sur lui comme sur la matière. […] Telle est la nature de la force. Le pouvoir qu’elle possède de transformer les hommes en choses est double et s’exerce de deux côtés ; elle pétrifie également les âmes de ceux qui la subissent et de ceux qui la manient. » (L’Iliade ou le poème de la force)

À travers les conquêtes des espagnols, c’est donc la mécanique de la force qui est à l’œuvre, faisant du vainqueur comme du vaincu ses choses. Rome, Espagne des Habsbourg, Hitler, l’empire est donc la collectivité dans ce qu’elle a de plus dangereux, le vaisseau par lequel la force broie les individus, l’allégorie du Gros animal aux mouvements aléatoires qu’utilise Platon (République,493d) pour imager l’inertie de l’opinion collective qui entraîne les âmes. 

La cité : archétype de l’harmonie

Vase attique figurant le combat d’Achille contre Hector ( 530 av. J.-C.)

Face à l’empire, la cité. Le lexique qui la désigne se réfère presque systématiquement à la beauté. Cette beauté se cristallise dans la fête des fiançailles à la mer qui se prépare, apparaissant notamment dans la joie qu’elle procure au personnage de Violetta, la fille d’un noble vénitien : 

« Oh que je voudrais être à demain ! Vous n’avez jamais vu la fête de Venise ? Il n’y a rien de comparable dans le monde ; vous verrez demain ! Quelle joie pour moi, demain, de vous montrer ma ville dans sa plus parfaite splendeur ! Il y aura une si belle musique… »  (Venise Sauvée, II, 3)

Notons que la beauté de la fête semble culminer dans la musique. En sachant la place centrale qu’occupe la lecture de Platon dans la pensée weilienne, il est alors difficile de ne pas y lire un écho au rôle que ce dernier lui attribue aux livres IV et VII de La République. À la manière de la gymnastique pour le corps, elle y est en effet décrite comme la culture de l’harmonie dans l’âme. Venise apparaît ici du côté de l’héritage hellénique occidental. Par opposition à Rome, la Grèce figure la civilisation enracinée par excellence, soit une collectivité qui, plutôt que d’écraser les individus, les nourrit en leur permettant une « participation réelle, active et naturelle à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir », afin de « recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont [l’individu] fait naturellement partie » (L’Enracinement). Ce moment de communion des Vénitiens dans la beauté de l’une de leurs traditions est donc précisément celui que choisissent les Espagnols pour les soumettre en les déracinant par la force, comme Renaud l’expose à Jaffier, chargé d’exécuter le plan : « Il faut que cette nuit et demain, les gens d’ici sentent qu’ils ne sont que des jouets, se sentent perdus. Il faut que le sol leur manque sous les pieds soudain et pour toujours, qu’ils ne puissent trouver un équilibre qu’en vous obéissant » (Venise sauvée,II, 6). Ainsi, en la déracinant, c’est-à-dire en détruisant cette beauté et cette harmonie que cultive la cité, l’empire cherche à la jeter dans les bras de la force qui l’anime pour la subjuguer. 

Une cité sauvée par sa beauté 

L’action se conclue par la dénonciation de la conjuration par Jaffier, qui se traduira par l’arrestation de ses compagnons ainsi que son bannissement de la cité, honni par les vénitiens qui voient en lui un traître à la République comme aux siens. Hanté par la culpabilité d’avoir livré ces derniers à la mort, il finit par se la donner lui-même. La décision de trahir les conjurés semble intervenir lors d’une sorte de révélation de sa beauté à l’occasion d’une discussion avec un noble vénitien et sa fille Violetta : « Une chose telle que Venise, aucun homme ne peut la faire. Dieu seul. Ce qu’un homme peut faire de plus grand, qui l’approche de Dieu, c’est, puisqu’il ne peut créer de telles merveilles, de préserver celles qui existent. » L’effet de la beauté sur l’âme de Jaffier ne saurait se résumer ici à une forme de séduction qui le détournerait de sa mission. Elle est à comprendre dans le cadre de l’ontologie que Simone Weil développe dans différents écrits de la fin de sa vie, consistant principalement en une exégèse assez originale de Platon. 

Selon Fernando Rey Puente[1], cette exégèse postule une profonde unité interne à l’œuvre de Platon inscrite dans le contexte d’une civilisation grecque dont la spiritualité serait axée autour de l’idée d’une médiation entre l’éternité divine d’un côté, et la misère humaine de l’autre. Ainsi, la pensée de Platon consisterait en l’articulation de couples de notions antagonistes : « identité et diversité, unité et multiplicité, absolu et relatif, bien pur et bien mélangé de mal, spirituel et sensible, surnaturel et naturel »[2] sous deux rapports : la contradiction et l’analogie. Cette confrontation des contraires d’où apparaît l’intermédiaire entre ceux-ci est alors comprise par Weil comme le moteur de la dialectique platonicienne, décrite dans La République comme le moyen par lequel l’âme s’arrache aux apparences et s’élève vers la contemplation des intelligibles. 

Or, dans le domaine ontologique, ce couple structurant est le rapport entre Bien et Nécessité, comprise comme l’enchaînement des causes et des effets qui conditionne le devenir de toutes choses ici-bas. Il apparaît au premier abord comme un antagonisme, notamment dans la lecture weilienne de L’Iliade, qui montre le monde de l’intérieur de la Caverne, privé de bien, où la nécessité s’incarne à travers la force qui joue avec des personnages se débattant, passifs face à cette dernière. L’œuvre de Platon consiste alors précisément à penser l’intermédiaire et le passage de cette réalité au bien. À cet égard, il faut mettre La République en lien avec d’autres dialogues comme elle l’indique dans ses Cahiers (février 1942-juin 1942)

Simone Weil (1909-1943)

« Une Iliade avortée »

« Au fond il n’y a qu’une voie de salut dans Platon ; les différents dialogues indiquent différentes parties du chemin. La République ne dit pas ce qui opère la première violence sur le captif enchaîné pour ôter les chaînes et entraîner le malheureux par contrainte. Il faut chercher cela dans le Phèdre. C’est la beauté, au moyen de l’amour. (Toute valeur qui apparaît dans le monde sensible est beauté). C’est la contemplation de la beauté dans l’ordre du monde conçue a priori. Ensuite vient la beauté comme attribut de Dieu, et ensuite le Bien. Puis le retour dans la caverne ; c’est le Timée. » 

En effet, le Timée vient dépeindre le monde sensible à partir de la volonté du Démiurge en ces termes : « Il (le Démiurge) était bon, or, en ce qui est bon ne se trouve aucune jalousie à l’égard de qui que ce soit. Dépourvu de jalousie, il souhaita que toutes choses devinssent semblables à lui » (29e). Dans cette perspective, la nécessité, qui ordonne le devenir du monde sensible, est une imitation du Bien émanant du Démiurge. Cette perspective vient éclaircir ce qui, dans La République, apparaissait comme un abrupte dualisme entre le monde intelligible, bon, et sensible, marqué par la nécessité. En effet, dans Le Timée, le devenir est beau en tant qu’il porte l’empreinte du Bien. Le Banquet et Le Phèdre permettent quant à eux d’expliciter ce rôle d’intermédiaire de la beauté en montrant en quoi elle est la présence sensible du Bien dans les choses, corrélée à l’amour que personnifie Éros, démon qui vient posséder les âmes sous la forme d’une folie pour les porter vers celle-ci. 

Ainsi, en prêtant attention à la beauté de Venise, Jaffier est littéralement saisi d’amour pour cette ville qui, comme l’écrit Weil à propos de l’art, « est une tentative pour transporter dans une quantité finie de matière modelée par l’homme une image de la beauté infinie de l’univers entier » (Formes de l’Amour implicite de Dieu). Le surgissement de cette beauté dans son âme soustrait alors cette dernière à l’inertie de la force pour y imprimer un mouvement d’amour, qui se traduit par un renoncement à détruire l’objet de ce dernier. Selon les mots de Léo Tixier dans la préface de l’édition Payot et Rivages, Venise sauvée se présente alors « comme une Iliade avortée » par cet acte dans lequel Jaffier empêche un nouveau sac de Troie. Paradoxalement, par l’intermédiaire de la beauté de la cité des doges et de l’attention qu’il y porte, Jaffier se sauve lui-aussi dans son sacrifice. 

Cet état de grâce lui donne en effet pleinement vie dans un ultime geste d’amour, par rapport à l’état d’inertie dans lequel la force tient l’homme sous son empire. Ce double salut par la beauté, d’une cité et d’un homme, illustre combien loin d’une valeur superflue et ornementale, elle est un besoin de l’âme tout aussi fondamental que la nourriture l’est au corps, comme l’écrit Weil elle-même dans L’Enracinement : « Le point de vue des esthètes est sacrilège, non seulement en matière de religion, mais même en matière d’art. Il consiste à s’amuser avec la beauté en la manipulant et en la regardant. La beauté est quelque chose qui se mange ; c’est une nourriture. »

Mattis Jambon


[1] Fernando Rey Puente, « Simone Weil, Platon et le Bien », Chôra : Revue d’Études Anciennes et Médiévales, 2017/2018, Vol. 15/16, p. 629-651. 
[2] Simone Weil, Cahiers (1933- septembre 1941), citée par Fernando Rey Puente, op. cit. 

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