Les « Essais de Théodicée » de Leibniz ou la dystopie d’un monde sans larmes

La théodicée de Leibniz selon laquelle notre monde serait le meilleur possible a souvent été tournée en dérision par les chantres du Progrès comme Voltaire. Comment, en effet, justifier l’existence d’un Dieu bon et d’un monde harmonieux quand celui-ci renferme au contraire tant de malheurs ? Cette question, moins entendue qu’il n’y parait, est au cœur des œuvres de Dostoïevski et d’Aldous Huxley qui vont questionner le caractère réellement utopique d’une société sans larmes. Un monde sans tribulations ne serait-il pas un monde privé de liberté et de poésie ?

Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716)

Dans ses Essais de Théodicée, le philosophe Leibniz cherche à démontrer que nous vivons dans « le meilleur des mondes possibles », ce qui lui a valu nombre de moqueries, à commencer par celles de Voltaire. Dans Candide, celui-ci ironise, à travers le personnage de Pangloss qui répète à tout propos « tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes » sur la naïveté de l’optimisme leibnizien. Comment pourrait-on, en effet, croire que l’on vit dans le meilleur des mondes possibles au vu des guerres et des épidémies, de la misère et de la mort ? Pour Voltaire, on ne saurait prétendre que le monde soit le meilleur qui soit tant qu’y demeure la question du Mal.

« Un jour, tout sera bien, voilà notre espérance / Tout est bien aujourd’hui, voilà l’illusion ». Dans ces vers écrits après le séisme de Lisbonne en Novembre 1755, catastrophe qui a fait entre 50 000 et 70 000 morts, Voltaire réaffirme l’idée constitutive des Lumières, celle de la perfectibilité du genre humain, celle de la marche du progrès vers un monde débarrassé des « inutiles douleurs », vers un « christianisme sans larmes » pour reprendre les mots d’Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes. Pour y parvenir, chacun doit, à la manière de Candide, « cultiver son jardin », œuvrer à établir le bonheur de l’humanité ici-bas plutôt que dans les arrière-mondes.  Il n’est pourtant pas d’optimisme béat chez Leibniz, qui n’est pas aveugle à la souffrance ou à l’injustice. Voltaire feint de n’avoir pas compris l’idée de Leibniz selon laquelle le Mal est nécessaire au Meilleur. « Il est vrai qu’on peut s’imaginer des mondes possibles sans péché et sans malheur, et on en pourrait faire comme des romans, des utopies […] ; mais ces mêmes mondes seraient d’ailleurs fort inférieurs en bien au nôtre », commente Leibniz dans ses Essais de Théodicée. Ces utopies, ces romans sont ceux que nous retrouvons sous la plume d’Aldous Huxley ou de Dostoïevski.

Vers un christianisme sans larmes

Aldous Huxley (1894-1963)

On pourrait en effet relire le chef d’œuvre d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, comme une herméneutique de cette controverse entre les idées leibniziennes et voltairiennes. Dans cette perspective, le titre traduit en français est peut-être plus signifiant que l’original Brave New World. Le roman, sans doute moins manichéen qu’il n’y parait (moins en tout cas que 1984 de George Orwell, tout à fait dystopique, auquel il est souvent comparé), traite en effet de l’établissement d’une Jérusalem terrestre, d’un système définissant de manière rationnelle le bonheur humain. 

Huxley ne conteste d’ailleurs pas le caractère eutopique de la civilisation fordienne, c’est-à-dire son caractère heureux. Le nouvel État mondial qu’il a imaginé apporte vraiment le bonheur aux hommes. Son administrateur, Mustaha Menier, l’affirme : « Le monde est stable à présent. Les gens sont heureux […] ils sont en sécurité ; ils ne sont jamais malades ; ils n’ont pas peur de la mort… » Le bonheur qu’espérait Voltaire est enfin advenu. Mais ce bonheur « jamais grandiose » ne peut s’établir qu’au prix du renoncement au « grand art », à la liberté, à la noblesse, à l’héroïsme, à la poésie, au danger, au péché, en un mot, à Shakespeare, à tout ce qui, pour l’administrateur, ne constitue que des « compensations […] à la misère ». Pour l’administrateur, si Edmund, personnage de la tragédie de Shakespeare le Roi Lear, avait connu la civilisation fordienne, il aurait sans nul doute renoncé à son destin tragique et grandiose pour une place dans un fauteuil pneumatique, une partenaire sexuelle et cette drogue sans danger qu’est le Soma.

En contrepoint à cette civilisation de la fin de l’histoire, une réserve de sauvages, comme mise en bocal, témoigne pour l’homme nouveau de ce qu’était le monde libre, le monde avant sa rationalisation. L’animalité fait ici face à la stérilisation. Dans la réserve, règne toujours la misère, la vieillesse, la solitude, la cruauté et le fouet. Ce monde peut paraître plus cruel que l’État Mondial fordiste, pourtant, contrairement à ce que pense l’administrateur, Edmund ne renoncerait peut-être pas à sa destinée. John, le sauvage qui a vécu dans la réserve, a connu l’angoisse et les pleurs. Il a connu Lisbonne, il y a trouvé Shakespeare, et Shakespeare vaut Lisbonne à ses yeux. Pour Othello, il ira jusqu’à « [réclamer] le droit d’être malheureux » à l’administrateur. Selon lui, le meilleur des mondes n’est pas celui qui se « [débarrasse] de tout ce qui est désagréable », mais celui qui « [apprend] à s’en accommoder ». Le meilleur des mondes est celui de la noblesse plutôt que celui de la facilité. Pour le sauvage, « Othello c’est mieux que ces films sentants ». Pas d’Othello sans passion, pas de passion sans souffrance. Voilà Leibniz : un monde sans malheur n’aurait pas la valeur du nôtre.

Shakespeare vaut-il la souffrance des enfants ?

William Shakespeare (1564-1616)

La question n’est donc plus de savoir, comme le pensait Dostoïevski, de savoir si Shakespeare vaut une paire de bottes[1] – la réponse est par trop entendue – mais, comme l’écrit Huxley, si Shakespeare vaut « de vieillir, de devenir laid et impotent ; d’avoir la syphilis et le cancer ; d’avoir trop peu à manger ; d’avoir des poux ; de vivre dans l’appréhension constante de ce qui pourra se produire demain ; d’attraper la typhoïde ; d’être torturé par des douleurs indicibles de toutes sortes. » Si Shakespeare vaut bien le malheur, alors affirmons avec Leibniz que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Dans le cas contraire, gobons cette pilule bleue du Soma qu’on nous tend.

C’est ce même dilemme cornélien qui viendra à bout de la raison d’Ivan dans Les Frères Karamazov de Dostoïevski. D’un côté, Ivan se révolte contre l’idée leibnizienne qu’un plus grand bien puisse justifier un mal. Rien, pour Ivan, pas même le parfait bonheur de tous, l’« harmonie supérieure » ou la Vérité ne justifie les larmes d’un seul enfant. Rien de grand ni de beau ne peut sortir de la souffrance des enfants, seulement du dégoût et du rejet. Qui peut rester insensible devant le récit terrible qu’il donne de cette fillette chaque jour fouettée, piétinée, contrainte par ses propres parents à manger ses excréments, se frappant la poitrine en appelant à son secours un « Bon Dieu » qui ne vient jamais ? Ou de ce garçon donné aux chiens sous les yeux de sa mère ? Ivan refuse que cette « absurdité » puisse promettre un dessein meilleur, sauf à ce que ce Dieu d’amour qu’invoque la petite fille ne vaille guère mieux que celui de Job, vengeur et cruel.

De l’autre côté, Ivan refuse également le Soma, le « pain terrestre » que la figure terrible de l’Inquisiteur – qu’il a pourtant inventée pour résoudre le problème du mal – propose à l’homme en échange de sa liberté. Pour rendre l’homme heureux, pour « alléger son fardeau avec amour », le Grand Inquisiteur, à l’instar de Mustapha Menier, est prêt à renoncer à son propre bonheur et son salut propre.[2] Ivan a deviné quelles seraient les conséquences terrestres de l’établissement de la Cité de Voltaire : toute tentative pour débarrasser le monde de sa misère et de ses souffrances ne peut qu’aboutir à une tyrannie matérialiste plus absurde encore, qu’elle soit consumériste, comme chez Huxley, ou socialiste, comme elle est professée en cette Russie du XIXe siècle. Le Grand Inquisiteur n’est autre que le double contrefait du bon pasteur auquel il fait face, sa caricature qui traite l’humanité non comme un troupeau où chaque brebis a une valeur inestimable et prometteuse, mais comme du simple bétail. Sous les traits de l’Inquisiteur, Ivan a reconnu le diable.

Prendre sa croix…

Dans la naïveté de ses vingt-trois ans, Ivan était plein d’amour pour la vie, cette « coupe enchantée » dans laquelle il « [s’enivrait] d’attendrissement » devant l’héroïsme, l’idéal et les « tendres pousses du printemps ». Il voulait vivre, « même en dépit de la logique », sans chercher de sens à cette vie. Il ne pourra pourtant s’empêcher de le faire – Ivan ne sait pas seulement vivre, il n’est pas Dimitri, son frère, figure du pur sauvage.[3] S’il perd la foi, il ne croit pas le salut possible sans Dieu. Bien qu’athée, il n’a pas le cynisme de Rakitine ou de Chigalev dans Les Démons. Si le bonheur céleste le dégoûte tant qu’un seul enfant vit l’enfer ici-bas, le bonheur terrestre lui répugne davantage s’il se fait au prix de l’abêtissement des hommes. 

Priver l’homme de sa liberté, fut-ce pour son bien, ou la lui accorder, quitte à ce qu’il en mésuse et fasse souffrir les enfants, c’est toujours un prix trop élevé pour Ivan, incapable de simplement s’en remettre à Dieu, comme son jeune frère Aliocha qui, bien qu’effrayé un moment par les propos de son aîné, lui répondra comme John dans Le meilleur des mondes : « je veux souffrir ». Aliocha ne sait pas répondre à la science d’Ivan, mais il sait pardonner et conserve la foi en un Dieu qui s’est incarné pour partager notre peine et nos malheurs. Dans Le meilleur des mondes, la Bible est cachée aux hommes, mise sous clef avec Shakespeare. Mais « si on chasse Dieu de la terre, nous le rencontrerons sous terre ! » s’exclame le Dimitri de Dostoïevski, dont l’âme ressuscite quand il est condamné à la mine. Monte alors des souterrains et des ruines de Lisbonne « un hymne tragique au Dieu de la joie », et Leibniz lui prête sa voix : « Alors Jésus se mit à pleurer » (Jean IX, 35). Il n’y a pas de christianisme sans larmes.

Jean Chamaillet


[1] Fiodor Dostoïevski, Les Démons (1871) : « Toute la question qui nous divise se réduit à ceci : lequel est le plus beau, de Shakespeare ou d’une paire de bottes ».

[2] « C’est comme cela que j’ai payé. En choisissant de servir le bonheur. Celui des autres, pas le mien »,dira l’administrateur du Meilleur des mondes.

[3] Dimitri, plutôt que Shakespeare, cite les poètes Goethe : « Homme, sois noble ! » ou Schiller : « Transformé le chaos en soleils » mais cela procède du même élan.

Si cet article vous a plu, vous pouvez soutenir PHILITT sur Tipeee.