Dans L’Archipel du Goulag, Alexandre Soljenitsyne saluait la mémoire de Paul Florenski (1882-1937), mort au camp des Îles Solovki, en qui il voyait l’un des hommes les plus brillants de sa génération. Prêtre, philosophe et ingénieur, Florenski fut également un mathématicien de premier ordre. Laurent Mazliak, mathématicien et historien des mathématiques, nous fait découvrir la pensée de celui qui fut surnommé le « Léonard de Vinci » russe.
PHILITT : En 2022, vous avez traduit et publié un livre écrit par un de vos collègues italiens, Renato Betti, intitulé Les mathématiques comme habitude de pensée : les idées scientifiques de Pavel Florenski. Qu’est-ce qui vous a attiré dans le travail et la personnalité de cet auteur à la fois prêtre et scientifique ?
Laurent Mazliak : C’est le père Boris Bobrinskoy de bienheureuse mémoire (1925-2020) qui m’a fait découvrir Paul Florenski à la fin des années 80. Il était professeur à l’Institut Saint-Serge, et allait bientôt en devenir le doyen. Sachant que je préparais une thèse de doctorat en mathématiques, il m’a naturellement parlé de Florenski, et m’a suggéré de lire son grand œuvre : La colonne et le fondement de la vérité.
Dans un premier temps, j’avoue avoir été un peu désarçonné par la structuration du livre. D’abord, une première partie constituée de douze lettres, très littéraires et discursives, qui présentent moins une réflexion théologique académique qu’une forme de rêverie d’un promeneur solitaire se remémorant la construction de sa personnalité spirituelle à travers ses expériences de vie, ses sensations, ses sentiments, ses passions et ses instants d’affaissement. Ensuite, une deuxième partie reprenant les lettres d’une façon nettement plus technique, dans laquelle Florenski aborde certains des travaux mathématiques parmi les plus avancés de son temps.
Mais en approfondissant ma lecture, j’ai peu à peu compris le rôle qu’avaient joué les mathématiques dans sa vie. Elles avaient représenté une source d’appréhension du monde dans toutes ses dimensions. Loin de n’être que le langage de la nature, pour paraphraser la formule de Galilée, elles s’avéraient pour Florenski le langage dans lequel Dieu communique avec l’humanité, le langage à travers lequel il leur permet d’entrevoir les vérités matérielles et spirituelles. J’ai fini par espérer qu’un mathématicien se penche sérieusement sur le regard que le théologien russe jette sur les mathématiques. J’ai alors découvert avec joie le livre de Renato Betti en Italie. Comme dans les années 2010, il y eut de plus en plus de textes de Florenski accessibles en français, je m’étais convaincu qu’il serait intéressant que le livre de Renato le fût aussi. Je suis très heureux que ce soit maintenant le cas.
Paul Florenski a vécu à une époque tourmentée : les convulsions de l’empire russe, la Grande Guerre, la révolution de 1917. Mais il a lui-même eu une vie intérieure complexe, qui l’a vu passer de la faculté de mathématiques au séminaire de théologie.
C’est peu dire que Florenski a vécu un temps de tempête. De façon assez extraordinaire, et en dépit de toutes les difficultés, de toutes les angoisses, de toutes les souffrances subies, la façon véritablement irénique dont le théologien a vécu jusqu’au bout son chemin terrestre ne peut que susciter l’admiration. Une expression russe semble assez bien lui convenir : il n’était pas от мира сего, c’est-à-dire « de ce monde ».
Paul Florenski est né en 1882 dans le Caucase (en un lieu aujourd’hui situé en Azerbaïdjan) dans la famille d’un ingénieur des chemins de fer travaillant à la modernisation de cette région de l’Empire. Le jeune Florenski grandit ainsi au contact des transformations scientifiques et techniques de son temps. Dès l’enfance, celui-ci développe un attrait pour les sciences, mêlé à un goût contemplatif pour la nature et son mystère. Après avoir obtenu son diplôme d’études secondaires, il part à l’université de Moscou pour étudier les mathématiques. Ce choix n’est pas anodin et dénote déjà les orientations spirituelles de Florenski. En effet, certains mathématiciens moscovites de premier plan, comme Nikolaï Bougaïev ou Dmitri Egorov, mènent à cette époque une réflexion philosophique et mystique sur les mathématiques, parfois teintée d’ésotérisme. Ce groupe, qualifié d’École de Moscou, comptera parmi les siens certains pratiquants de « l’onomatodoxie » (spiritualité fondée sur la vénération du nom de Jésus, qui sera à l’origine d’une grande controverse théologique et politique dans les dernières années de l’empire), qui se cacheront après la révolution dans les replis de l’Université de Moscou (citons par exemple le mathématicien Nikolaï Luzin, le philosophe Alexeï Losev, et, bien sûr, Florenski lui-même).
À Moscou, Florenski se révéla l’étudiant le plus doué de sa promotion. Egorov désirait logiquement qu’il entreprît une carrière de mathématicien, mais le jeune homme surprit tout le monde en décidant de s’orienter vers la théologie. Il s’inscrit ainsi à l’Académie de la Laure de la Trinité Saint-Serge, sans jamais cependant perdre le contact avec les développements scientifiques de son temps, en particulier en mathématiques. C’est également à cette époque qu’il participe aux réunions du cercle philosophico-littéraire animé par Serge Boulgakov, Nicolas Berdiaev et Andreï Biely (qui n’est autre que le fils de son ancien professeur Nikolaï Bougaïev).
Son starets (maître spirituel) lui ayant conseillé de ne pas se faire moine – ce qui fait irrésistiblement penser à un certain Aliocha Karamazov –, il se dirige vers la prêtrise et se marie en 1910 avec Anna Giantsintova. Si le mariage fut au départ rapidement arrangé pour permettre son ordination (qui aura lieu l’année suivante), il se révèlera heureux, et d’une stabilité impressionnante malgré les secousses que la vie allait réserver aux époux. Ils eurent cinq enfants, auxquels leur père écrira des lettres d’une profondeur spirituelle et affective bouleversante (y compris durant sa captivité). Durant ces années et jusqu’à sa mort, Florenski mène de front à la fois un travail scientifique extrêmement pointu, et l’élaboration d’une pensée mystico-mathématique très originale.
Florenski n’a jamais vu comme contradictoires ses convictions religieuses et ses recherches scientifiques. Comment réunissait-il ses orientations mystiques et son intérêt pour les mathématiques ?
Florenski n’a en effet vu aucune contradiction entre l’expression de sa foi chrétienne et une méthode scientifique qu’il connaissait très bien pour la pratiquer couramment. Il n’a cependant jamais cherché un « concordisme » artificiel. Il n’a jamais cherché par exemple à « prouver » scientifiquement l’existence de Dieu. En bon disciple de l’Église d’Orient, il acceptait l’idée d’un Dieu inconnaissable et transcendant, que nulle élaboration de la raison ne saurait rendre compréhensible. Pour Florenski, la méthode scientifique doit permettre de comprendre la création en s’appuyant sur les mathématiques, qui constituent le langage créateur de Dieu. La pensée mathématique permet ainsi de s’approcher de l’essence même du créé, et par-delà, de côtoyer le souffle de l’Esprit qui en est l’origine.
Si Florenski considère fort classiquement que les mathématiques doivent bien être à la base des sciences naturelles, il considère également que la création n’est pas réductible au monde matériel. Les mathématiques doivent aussi permettre à ses yeux d’explorer les dimensions proprement idéelles et spirituelles de la création. Dans La colonne et le fondement de la vérité, il développe à ce propos l’exemple de l’usage et des propriétés des nombres complexes, qui offrent à la pensée des domaines où les lois des déplacements ne sont pas celles de l’expérience ordinaire, et donnent ainsi l’occasion de côtoyer l’extraordinaire, au sens propre du terme. Cette idée se retrouvera dans le commentaire très libre qu’il a livré du parcours de Dante dans la Divine Comédie. En effet, Florenski imagine que le poète, après avoir parcouru, en avançant toujours en ligne droite, l’Enfer, le Purgatoire, et le Paradis, revient à son point de départ. À l’aide de considérations géométriques reposant sur les propriétés des nombres complexes, il transforme son interprétation personnelle de l’œuvre du poète italien en un tableau vivant et, pour ainsi dire, concret. Le résultat contre-intuitif du retour au point de départ du voyageur, qui a pourtant toujours avancé en ligne droite, devient la conséquence naturelle d’une structure géométrique spécifique, non-euclidienne. Florenski montre ainsi que, d’un point de vue mathématique, sa conception du monde « dantesque » est pensable et appréhendable dans sa réalité propre : celle d’un monde où la courbure de l’espace-temps rend possible de revenir à son point de départ, tout en avançant en ligne droite.
On se doute que le régime bolchevique issu de la révolution d’Octobre ne fut pas très accueillant pour un esprit original tel que Florenski, prêtre qui plus est. Comment a-t-il vécu ces années ?
Rattrapé par les événements de 1917, Florenski refusera d’émigrer, estimant que la nouvelle Russie bolchévique demeure sa patrie, envers et contre tout. Après la fermeture de la Laure de la Trinité Saint-Serge (et après avoir participé au sauvetage des trésors artistiques qu’elle contenait), il part pour Moscou afin de travailler à l’électrification de la Russie, bénéficiant de la protection de Léon Trotski (qu’il agacera passablement en s’obstinant à porter sa soutane). On le voit, lorsque Lénine disait que « le communisme, c’est les soviets plus l’électricité », il omettait de préciser que le deuxième élément était entre autres dû à un prêtre ! Toutefois, Florenski lui-même a aussi pu se trouver en phase avec certains aspects de la philosophie des nouveaux maîtres, et notamment avec leurs déclarations d’amour pour la science, et spécialement pour les mathématiques, encensées comme quintessence de la rationalité. Il trouva donc à exercer ses talents scientifiques sans aucune difficulté dans l’atmosphère assez scientiste et positiviste de ces années du début de la construction soviétique, enseignant en particulier à l’institut d’électrotechnique. Dans la seconde moitié des années 1920, il travaille ainsi principalement sur la physique et l’électrodynamique, mais publie aussi Les Nombres imaginaires en géométrie, où il examine la toute récente théorie de la relativité d’Einstein, et dans laquelle il voit un exemple de la façon dont les mathématiques permettent l’accès à une réalité au-delà du monde matériel.
Malheureusement, la période d’accalmie que la Nouvelle Politique Économique avait inaugurée prend fin et la dictature stalinienne s’installe de façon d’autant plus critique pour Florenski qu’il perd la protection de Trotski. Il est arrêté une première fois en 1928, puis à nouveau en 1933. Il est alors condamné à dix ans de camp et est déporté en Sibérie, à Skovorodino, où il mène des expériences sur le permafrost et les cristaux de glace. En octobre 1934, il est transféré aux Solovki où il met au point une technique d’extraction de l’iode à partir d’algues de culture.
Il y eut durant longtemps un mystère autour de la fin de Florenski. Certains affirmèrent qu’il était encore vivant après la Seconde Guerre mondiale, travaillant dans une prison à l’élaboration d’une bombe atomique (une rumeur démentie par sa femme qui affirma que jamais son époux n’aurait accepté de travailler sur un tel projet) ; d’autres dirent l’avoir croisé, à moitié fou, dans un goulag sibérien. L’ouverture des archives soviétiques dans les années 1990 permirent cependant de savoir la vérité. En 1937, lors de la Grande Terreur, le NKVD décide la liquidation du camp des Solovki et, par vagues successives, les prisonniers sont emmenés dans les environs de Leningrad pour être exécutés. Florenski est ainsi fusillé le 8 décembre 1937.
Comme toujours avec les grands esprits, la mort de Florenski n’est pas la fin de son histoire. Quel chemin a emprunté sa pensée, au-delà de l’époque stalinienne ?
Au moment de la déstalinisation, Florenski fut réhabilité et certaines de ses œuvres furent de nouveau accessibles en URSS, pour le public spécialisé. En Occident, de façon un peu étonnante, ce n’est pas d’abord en France que ses textes refirent surface. C’est en fait l’Italie qui fut précurseur en la matière. Florenski y fut en effet largement traduit, et ce dès avant les années 2000. Cet intérêt précoce est d’abord dû à un philosophe religieux, Elémire Zolla, puis à un jeune étudiant de philosophie de l’université de Bologne, Natalino Valentini, qui s’intéressait à la spiritualité orthodoxe et qui, si ma mémoire est bonne, avait été introduit à Florenski par son épouse d’origine russe. En France, mise à part la traduction de La colonne et le fondement de la vérité publiée dans les années 1970 à L’Âge d’Homme, il fallut attendre les années 2000 pour qu’un travail un peu systématique de traduction soit mis en place, plus ou moins en phase avec les republications qui se multipliaient en Russie après la chute de l’URSS.
Pour le reste, Florenski est maintenant un nom bien connu dans les milieux orthodoxes du monde entier, ainsi que par ceux s’intéressant à la spiritualité de l’Église d’Orient. De manière assez ironique, la théologie de Florenski est loin d’avoir fait l’unanimité dans le jugement des théologiens qui étaient ses contemporains. Georges Florovski, dans son célèbre livre Les voies de la théologie russe, a des mots assez sévères envers la pensée religieuse de son compatriote, dans laquelle il voit surtout un certain snobisme esthétisant typique de son époque. Florovski passe ainsi totalement à côté du regard émerveillé de Florenski pour la science et les mathématiques, qui constituent à ses yeux l’expression la plus puissante de la beauté indicible de la Création. Florovski, avec raison, trouve que le Christ est peu évoqué dans La colonne et le fondement de la vérité… mais il ne peut imaginer (cela peut se comprendre !) que Florenski puisse trouver dans les mathématiques un vecteur de la Parole vivante qui exprime pour lui la joie du monde.
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