Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus ? Telle est l’interrogation que formule Le Pari bénédictin de Rod Dreher (2017). Si le journaliste américain se déclare ouvertement conservateur, sa critique conjointe des idéologies progressistes et des pseudo-solutions conservatrices ou réactionnaires habituelles se rapproche à maints égards d’une sensibilité antimoderne. Le « pari bénédictin » constitue-t-il une alternative crédible à la modernité libérale ? La question mérite au moins d’être posée.
La figure sulfureuse de Rod Dreher, ce journaliste américain d’éducation protestante devenu orthodoxe après un passage par le catholicisme, suscite la polémique, tant aux États-Unis qu’en France. Plus particulièrement, la réception du Pari bénédictin dans notre pays est globalement critique. L’encouragement à délaisser l’engagement politique partisan et l’appel à concentrer ses efforts sur la construction de communautés locales susceptibles de résister à la modernité sont particulièrement visés. Si les médias de gauche, de façon assez compréhensible, reprochent au journaliste américain son conservatisme et le communautarisme qu’il défend, la réaction des évêques français est plus surprenante : ces derniers tendent à minimiser le constat dressé par Dreher d’un Occident post-chrétien devenu hostile à toute forme de spiritualité et continuent à inciter les fidèles à s’engager en politique pour défendre de prétendues « valeurs » chrétiennes. Le spectre d’une chrétienté presque irréelle à force d’être idéalisée hante décidément bien des esprits.
La voie proposée par Dreher dans Le Pari bénédictin est tout autre. S’il admet être « un chrétien convaincu et un conservateur engagé », le journaliste avoue avoir douté de cet engagement après avoir constaté que le mouvement conservateur américain n’avait paradoxalement plus grand-chose à « conserver ». Plus particulièrement, Dreher se montre de plus en plus critique de l’« inébranlable enthousiasme pour le libre marché » que professent nombre de ses « amis » néoconservateurs reaganiens. Le Pari bénédictin cherche ainsi à « réveiller les chrétiens conservateurs occidentaux pour qu’ils cessent de croire que le plus grand danger qui les guette est l’islam radical ou la gauche politique ». Pour le journaliste, il convient plutôt de « lutter contre le sécularisme libéral. Notre incapacité à le comprendre est ce qui nous maintient dans notre prison culturelle ». Bien qu’il se place indéniablement dans le camp conservateur, le constat qu’il dresse et les solutions qu’il propose dans Le Pari bénédictin paraissent en grande partie l’éloigner du nationalisme des réactionnaires, tandis que son refus du libéralisme économique tranche avec les propositions de la droite traditionnelle. La description qu’il donne du phénomène Trump comme un symptôme de l’hypermodernité plutôt que comme une réponse à cette dernière pourrait trouver son pendant, en France, dans le zemmourisme et autres mouvements identitaires. D’après Dreher, quoique l’extrême droite en dise, « aucune administration en place, si pro-chrétienne qu’elle affirme être, ne peut enrayer la tendance, prise depuis de nombreux siècles, à la désacralisation et à la fragmentation. L’espérer serait faire de la politique une fausse idole ». Plutôt que de prétendre transformer la société en prenant le pouvoir, il vaut mieux construire des communautés locales, vivantes et innovantes, chrétiennes en l’occurrence. Cette sorte de troisième voie spirituelle fait-elle de Dreher un antimoderne qui s’ignore ? Son « conservatisme », critique autant de la modernité libérale que des pseudo-alternatives nationalistes, tout aussi teintées de modernité, pourrait en tout cas le laisser penser.
La fin d’un monde : l’Occident post-chrétien
Le « pari bénédictin » se fonde sur le constat que partagent maints sociologues. Il faut se rendre à l’évidence : en Europe, plus encore qu’outre-Atlantique, « notre monde a cessé d’être chrétien ». L’« effondrement » des structures chrétiennes traditionnelles est tel que de nombreux chercheurs parlent de « déchristianisation » de l’Occident (voir par exemple Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien, 2018). En France, les enquêtes sociologiques témoignent à l’unisson d’une chute sévère et durable du catholicisme à partir du milieu des années 1960, que les dernières années ont encore exacerbée. Si les courbes se prolongent, la prophétie de Dreher pourrait tout à fait se réaliser : « Ils sont peut-être déjà nés, ceux qui verront la mort effective du christianisme dans cette civilisation. Avec la grâce de Dieu, la foi pourra continuer de prospérer dans les pays du Sud et en Chine, mais, à moins d’un renversement absolu des tendances actuelles, elle disparaîtra complètement d’Europe et d’Amérique du Nord. » Au-delà de la seule foi, c’est bien la culture héritée de la chrétienté qui disparaît. Les référents et substrats chrétiens encore partagés par les athées du siècle dernier sont en passe de devenir complètement incompréhensibles pour les nouvelles générations. Comment, dans ces conditions, voir dans la tentative de promouvoir une politique « chrétienne » ou d’influencer le monde politique dans un sens « chrétien » autre chose qu’un effort aussi vain que pénible, à l’image du châtiment de Sisyphe ?
Cette tentative est d’autant plus absurde que les églises ne sont pas non plus épargnées par « les flots incessants du sécularisme ». Dans bien des cas, les fidèles abandonnent de plus en plus le christianisme biblique et historique pour adopter ce que Dreher nomme le « déisme éthico-thérapeutique », une croyance vaguement christianisée en un Dieu qui récompense les bonnes actions et assure le bonheur de ses adeptes ici-bas. Les enquêtes sociologiques sont là encore unanimes : de moins en moins de fidèles déclarent croire en la divinité de Jésus, en l’existence de l’enfer, au caractère inerrant de la révélation biblique, au fait que les relations sexuelles extra-maritales constituent des péchés ou aux autres dogmes historiques du christianisme. Les églises contemporaines sont ainsi l’objet d’une « révolution par laquelle chacun devient, de facto, son propre pape ». Le consumérisme a sa propre théologie : « l’individualisme religieux ». Il ne faut donc pas s’étonner si le clergé et les théologiens ont bien du mal à résister à la tentation du modernisme, quand ils ne l’embrassent pas avec joie. La prédication de l’Église est par conséquent de plus en plus représentative de « la religion naturelle d’une culture qui révère le Moi et le confort matériel ». Dreher rejoint ici le constat de Stanley Hauerwas et de William Willimon dans Étrangers dans la cité ou, plus largement, de la Radical Orthodoxy. L’Église n’influence plus le monde, comme elle s’illusionne encore parfois à le croire : c’est bien plutôt le monde qui impose désormais sa culture individualiste et libérale à l’Église.
Le constat semble très sombre. Il n’en est pas moins, pour Dreher, « une bénédiction » en ce qu’il offre une occasion inédite pour purifier le christianisme, ou du moins le rendre plus authentique : de façon paradoxale, la « tempête à venir pourrait bien être le moyen qu’a choisi Dieu pour nous libérer » de l’« égoïsme », de l’« hédonisme » et du « matérialisme ». Le « pari bénédictin » est ainsi présenté comme un mode de vie permettant aux chrétiens contemporains de rendre leur foi plus sincère.
Le « pari bénédictin » : le christianisme communautaire contre la modernité libérale
Si la modernité occidentale est une « force de dissolution trop puissante pour que les individus et les familles pu[i]ssent y résister par eux-mêmes », il convient urgemment de « se constituer en solides communautés de foi » pour y faire face. Le « pari bénédictin » s’inspire de la règle de saint Benoît : comme les communautés monastiques fondées par le saint ont pu survivre à l’anomie provoquée par la chute de l’Empire romain durant le Haut Moyen Âge, les chrétiens du XXIe siècle sont appelés à créer des communautés à même de résister à l’éclatement de la modernité. La principale idée de Dreher est « que les chrétiens conservateurs sérieux ne pouvaient plus mener une existence légère, ordinaire ; qu’il fallait développer des solutions innovantes, collectives, pour nous aider à maintenir notre foi et nos convictions au milieu d’un monde qui y était de plus en plus hostile ». L’option bénédictine semble donc loin d’un enfermement réactionnaire dans un passé mythifié. Bien qu’elle consiste à « retourner aux racines de notre foi », elle vise surtout à rendre le patrimoine spirituel des croyants suffisamment actuel pour qu’ils puissent « choisir avec radicalité un christianisme de contre-culture, un nouveau mode de vie ». Pour Dreher, le « pari bénédictin » doit avant tout être vu comme « une stratégie tirée de l’enseignement de l’Écriture et de la sagesse de l’Église des premiers temps, qui consiste à embrasser l’“exil sur place” pour former une contre-culture vivace ». Puisque le monde occidental a cessé d’être chrétien, les chrétiens doivent quitter les réflexes et modes de vie du passé pour apprendre à « survivre avec foi et inspiration, à approfondir leur vie de prière, à changer leur manière d’être, à se recentrer sur leur famille et leur communauté plutôt que sur la politique partisane, à construire des églises, des écoles et autres institutions dans lesquelles la foi chrétienne pourra survivre et s’épanouir pendant le déluge ».
À l’instar de William Cavanaugh, Dreher propose aux chrétiens de « se tourner vers une autre forme de politique » qu’il qualifie, empruntant la formule à l’opposant catholique au communisme d’État Václav Havel, de « politique antipolitique ». Cette nouvelle politique consiste, non à essayer de s’emparer du pouvoir pour changer la société, mais bien plutôt à créer des « structures parallèles » en marge de l’Occident post-chrétien. Une telle communauté alternative, loin de tout séparatisme ou intégrisme, doit demeurer vivante et, autant que sa survie le permet, ouverte. Il ne s’agit en effet pas tant de se retirer totalement du monde que de tenter « d’inverser les processus d’isolation et de fragmentation de la société contemporaine ».
La société alternative a pour centre la communauté locale. De fait, « le pari bénédictin aura pour cœur la vie de l’Église, d’où tout le reste découlera naturellement ». Plutôt que d’essayer d’influencer un pouvoir qui les ignore, les croyants doivent se contenter d’« être l’Église, avec toute l’intensité et la créativité possibles ». Il leur faut refonder des communautés fortes autour d’un héritage chrétien commun, d’une liturgie susceptible d’unifier leurs membres, d’une discipline individuelle et collective consentie visant à atténuer les dérives de la modernité. L’idée d’un « village chrétien », c’est-à-dire d’une proximité géographique du lieu d’habitation des fidèles autour de leur communauté, permet de faciliter les rencontres, de favoriser la communion fraternelle et de lutter de ce fait contre l’éclatement et l’atomisation modernes. L’anonymat relatif des « banlieues pavillonnaires » habituellement prisées de la classe moyenne supérieure est fortement critiqué, et les liens de voisinage encouragés. Le voisinage est du reste également confessionnel. Dreher milite ainsi pour une sorte d’œcuménisme antimoderne : les différentes orthodoxies chrétiennes devraient nouer des relations profondes afin de faire front contre les dérives de la modernité. Dans l’ensemble, « l’Église n’a pas de raison d’exister si elle parle et agit comme le monde » : c’est avant tout par l’altérité de son être au monde que l’Église pourra témoigner à ses contemporains qu’une alternative solide à la société liquide contemporaine est possible.
L’on ne peut néanmoins pas envisager de communauté stable si les familles qui la composent ne le sont pas elles-mêmes. C’est pourquoi Dreher propose aux chrétiens de faire de leur « foyer un petit monastère », avant d’ajouter que le « foyer doit être, comme un monastère, entièrement tourné vers Dieu ». Si la communauté chrétienne constitue pour Dreher « presque une famille », la famille doit à l’inverse être vue, selon le mot de Jean Chrysostome, comme une « petite église ». La famille chrétienne est appelée, comme l’Église universelle ou l’église locale, à avoir Dieu pour centre. La prière, la lecture des Écritures et la narration des vies de chrétiens du passé – un culte familial fréquent en somme – sont donc, pour Dreher, une priorité. Unie par l’amour divin et l’amour entre ses membres, la famille chrétienne sera suffisamment robuste pour pratiquer l’hospitalité et témoigner ainsi de cet amour à ses contemporains, tout en habituant les enfants en son sein à adopter une attitude « non conformiste » vis-à-vis de la société moderne. Il convient toutefois de n’idolâtrer ni la famille, ni l’église locale, ni d’ailleurs d’autres communautés. Celles-ci ne sont qu’un moyen permettant à leurs membres de s’approcher de Dieu, seul but du croyant : elles ne sont pas une fin en soi. Un tel rappel permet en partie de limiter les risques de la dérive sectaire, l’un des symptômes du mal-être engendré et entretenu par l’hypermodernité de notre époque.
Énième programme conservateur ou authentique manifeste antimoderne ?
L’intuition du « pari bénédictin » mériterait sans doute d’être poussée plus loin que ne le fait Dreher lui-même. Des observateurs français ont pu occasionnellement relever une pensée quelque peu « brouillonne ». La « juxtaposition d’affirmation en tension » qu’ils ont décelée chez le journaliste est sans doute due à ses propres errances et hésitations. Outre ses approximations et exagérations, comme la généalogie très téléologique – et surtout très succincte – de la modernité qu’il propose, l’ouvrage est parcouru par plusieurs contradictions. En particulier, Dreher « donne sans cesse l’impression de louvoyer » entre un engagement conservateur renouvelé et la formulation d’un véritable défi antimoderne. Le lien à la politique est particulièrement ambigu. Certains passages réfutent l’idée que le « pari bénédictin » soit un retrait du débat politique, d’autres semblent au contraire encourager un tel désengagement au profit de la communauté. La critique acerbe d’un Donald Trump côtoie quelques traits plus élogieux sur les potentialités de son élection. Il est parfois difficile de déterminer si le journaliste encourage une retraite stratégique vers la communauté dans la perspective d’une reconquête conservatrice « par le bas », comme sa profonde et inquiétante admiration pour la Hongrie de Viktor Orbán le laisserait penser, ou s’il est partisan d’une authentique alternative communautaire à la modernité, même si l’argument général tend plutôt vers cette seconde option. L’engagement plus global de Dreher auprès des mouvements conservateurs ou nationalistes occidentaux semble entrer pleinement en contradiction avec son propos. Les nombreuses ambiguïtés du journaliste le démontrent : il lui est difficile de s’arracher totalement de l’impasse conservatrice qu’il défend par ailleurs. La cohérence du développement en pâtit souvent.
La valeur du Pari bénédictin, ouvrage de journaliste plutôt que de philosophe, réside en fait moins dans la qualité de sa réflexion et dans sa cohérence intellectuelle que dans l’abondance et l’originalité des témoignages donnés. Le lecteur appréciera les innovations inventées par les Tipi Loschi d’Italie, dont la communauté de vie pourrait inspirer d’autres initiatives, ou l’expérience américaine de « quartier chrétien » proposée par les catholiques d’Hyattsville dans le Maryland. L’on pourrait ajouter à la liste de Dreher l’exemple, plus radical encore, de la communauté mennonite internationale du Bruderhof, qui incarne la communion fraternelle jusqu’à la communauté totale des biens et que le journaliste a d’ailleurs découverte plus tard. Le principal atout du Pari bénédictin est peut-être de prouver que des alternatives concrètes et locales à l’individualisme moderne et à la société libérale existent.
Les solutions proposées sont également intéressantes en règle générale. Bien qu’elle soit plus difficilement transposable en France qu’aux États-Unis, l’idée d’une éducation chrétienne reposant sur l’alliance de la culture classique du trivium et de « la connaissance de la Bible et la méditation sur le Verbe de Dieu » organisée en dehors d’un système scolaire étatique à bien des égards en faillite constitue une piste susceptible de doter les jeunes d’une culture et d’une spiritualité bien plus riches que les valeurs inculquées par le matérialisme contemporain. L’affirmation aux accents elluliens selon laquelle la « technologie n’est pas moralement neutre » en ce qu’elle façonne notre vision du monde et notre manière de penser est également perspicace. La « liturgie culturelle » qu’offre l’hégémonie technicienne mérite d’être déconstruite par un nouvel iconoclasme chrétien. « Sous la loi de la technologie, les conditions qui rendent possible la vie chrétienne authentique disparaissent » : si notre civilisation technicienne constitue une « conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure », selon les mots de Georges Bernanos, la cause antimoderne devrait se donner pour priorité de s’en affranchir. Quoique d’apparence modeste, le « jeûne numérique » préconisé par Dreher, de même que la forte limitation des smartphones et autres appareils digitaux dans la vie familiale et ecclésiale, au profit d’un retour à la méditation et à la prière semblent être une mesure salutaire pour enrayer le triomphe de la superficialité et de l’éclatement induits par la technologisation de notre milieu. La proposition d’une lutte « par tous les moyens » contre la pornographie, qui combine usage technique du sexe, réification des êtres humains et marchandisation du voyeurisme, mérite aussi réflexion. Enfin, la déclaration d’après laquelle « réduire la doctrine chrétienne sur le sexe et la sexualité à un simple moralisme résumé par une série d’interdictions relève du travestissement et du manque d’imagination » est tout à fait juste. Loin de ne constituer qu’un simple « moralisme bourgeois », la vision chrétienne de la sexualité découle d’une cosmologie et d’une anthropologie séculaires accordant au don, plutôt qu’à la seule satisfaction du désir, une place primordiale. De manière plus générale, réduire « la vie dans le Christ à un simple code moral et éthique […] n’est pas la foi ». La foi chrétienne est existence plutôt que morale. Ce n’est pas le moindre des mérites du Pari bénédictin que de rappeler cette vérité à ses lecteurs chrétiens « conservateurs » tentés par le moralisme identitaire.
D’autres propositions mériteraient d’être radicalisées. La volonté affichée d’« acheter chrétien, même si c’est plus cher » et de « constituer un réseau professionnel chrétien » court le risque susciter un marketing confessionnel du reste très moderne (tout le business hallal ou casher en témoigne) et de favoriser la mue du système économique actuel vers un capitalisme communautaire corporatiste, sans remettre profondément en cause ses structures d’oppression. Plus conforme à l’idée de grâce serait l’instauration, au sein des communautés que Dreher appelle de ses vœux, d’une éthique du don total, dénuée de toute valeur marchande. L’injonction biblique à ne pas se conformer au monde actuel (Rm 12, 2) serait ainsi explorée jusqu’au bout de ses potentialités.
Pari bénédictin et antimodernité
Que l’on nous comprenne bien. Il ne s’agit certainement pas d’encenser un activiste dont les divers engagements politiques et culturels méritent d’être passés au crible de la critique, et dont l’inconstance intellectuelle doit en outre être rappelée. Il est à ce titre fâcheux que Dreher ait rapidement fermé la parenthèse du « pari bénédictin » qu’il professait pour se perdre dans l’illusion d’un nationalisme chrétien nostalgique d’une chrétienté mythifiée. Il s’agit bien plutôt de sauver le « pari bénédictin » des excès et des incohérences de l’auteur qui lui a donné vie. Même si le journaliste se présente lui-même par ailleurs comme l’incarnation d’une « mal-pensance » réactionnaire assez banale de conformisme, l’option bénédictine qu’il défend, reprise et développée par d’autres, pourrait bien transcender son propre agenda idéologique. C’est du moins ce que l’on est en droit d’espérer.
Que pourrait donc, dans l’ensemble, apporter un Pari bénédictin délesté de ses incohérences idéologiques au mouvement antimoderne ? Si le sens du concret que Dreher s’efforce d’adopter peut inspirer le lectorat antimoderne français, la traduction de son ouvrage n’aura pas été totalement vaine. Résister à la modernité ne se réduit pas à entretenir une posture esthétique ou intellectuelle. L’exigence antimoderne ne peut se contenter d’un simple parisianisme culturel, quelque sérieux qu’il soit. La « résistance spécifiquement moderne au monde moderne » que propose l’« antimodernité » ne saurait se satisfaire de pures abstractions mais devrait s’ancrer dans le monde contemporain, en favorisant la création de communautés solides et innovantes, susceptibles de regarder autant vers l’avenir eschatologique que vers le passé de la tradition et aptes à subsister aux chocs et aux crises que la modernité ne laisse pas d’engendrer. En l’absence d’une telle entreprise, le mouvement antimoderne risque de se condamner à n’être que le caprice d’une génération, sans transmission effective. Réfléchir à la manière dont le combat antimoderne peut être transmis aux générations futures devrait être une priorité. L’antimodernité sera communautaire ou ne sera pas, emportée qu’elle sera par la puissance de la marée individualiste. C’est pourquoi la seule pensée antimoderne doit laisser la place, tout en le façonnant, à un authentique être au monde antimoderne : il nous faut « être absolument antimodernes », plutôt que de ne l’être qu’intellectuellement.
Les chrétiens, s’ils acceptaient de renoncer aux dérives du modernisme et d’enfin renouer avec l’ethos évangélique originel, auraient sans doute l’avantage de l’expérience, accumulée au cours de l’histoire de leur confession, par rapport à d’autres tentatives plus hétérodoxes. Inventer des communautés organiques unies autour d’un même centre transcendant – manifester véritablement le corps du Christ en somme – ne devrait pas représenter pour eux un défi insurmontable, du moins s’ils acceptent de se montrer cohérents avec eux-mêmes et s’ils daignent prendre leur propre foi au sérieux. Les forces spirituelles sous-tendant le triomphe de la démesure moderne semblent certes irrésistibles. Pour tout chrétien orthodoxe, elles n’en ont pas moins été déjà vaincues, spirituellement parlant, clouées sur une croix il y a deux mille ans. Elles peuvent donc être combattues avec espérance, par une vie de méditation et de prière et par la mise en pratique d’une communion fraternelle communautaire authentique. Être dans le monde moderne sans être de ce monde : n’est-ce pas là la condition chrétienne à laquelle le croyant du XXIe siècle est spécifiquement appelé ?
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