Les éditions Mesures ont été créées en 2018 par André Marcowicz et Françoise Morvan, tous deux traducteurs et écrivains. En 2023, ils ont entrepris d’éditer une nouvelle traduction des étonnants Sonnets de William Shakespeare. À la fois ode à l’amour et protestation politique, ce recueil de 154 sonnets publié en 1609 est désormais honoré par une traduction française respectant enfin la forme du sonnet shakespearien.
William Shakespeare (1564-1616) est encore aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands poète et dramaturge à l’échelle mondiale. Ayant publié pas moins de 40 pièces de théâtre, et 154 sonnets, il est l’un des auteurs les plus prolifiques de son temps. Si son œuvre demeure parfois comme une intrigue pour ses lecteurs contemporains, il expose dans ses écrits une force poétique et un engagement politique qui poussent à l’étudier encore aujourd’hui. Son talent a longtemps été caractérisé par la forme qu’il employait dans ses écrits : le pentamètre iambique. Cette forme souvent oubliée ne fut retranscrite en français que quatre siècles après la parution du recueil en 1609. Désormais honoré par une traduction à la hauteur de la langue shakespearienne, ce recueil de sonnets est à redécouvrir dans les éditions Mesures, agrémenté de notes et des textes en anglo-saxon d’origine.
Un sonnet comme un « cœur qui bat »
Le sonnet shakespearien est, aux côtés de l’alexandrin, l’une des formes poétiques les plus connues et usitées. Pourtant, son origine est beaucoup plus lointaine. Empruntant à Pétrarque, et à toute la poésie du Moyen Âge, Shakespeare n’est pas à l’origine du sonnet, mais il en renouvèle la forme. Le sonnet shakespearien est remarquable car il contient trois pentamètres iambiques à rimes croisées. Ce qui est aussi l’une des plus anciennes formes de vers : utilisé autrefois en Grèce antique, le pentamètre est aujourd’hui plus volontiers employé dans les langues anglaise et germanique. En lisant quelques ouvrages de métrique anglaise, on remarque que ce vers serait construit sur le son du « cœur qui bat ». La force de cette image en poésie donne tout son sens au vers « O ! never say that I was false of heart » du sonnet 109, qui induit le fait que ces poèmes sont écrits sur le rythme du cœur de celui qui l’a composé.
Formé sur les accents toniques contenus dans le vers, le pentamètre est difficile à retranscrire en français. Par exemple, dans le sonnet 65 : « Since brASS, nor STone, nor EARth, nor BOUNDdless SEa » la traduction se fait ainsi : « Airain, rochers, terres, mers infinies. » On ne peut entendre l’accent tonique, parce qu’il n’existe tout simplement pas en français, seul existe l’accent d’intensité, comme en latin. L’accent tonique donne en effet une profondeur et un rythme qui sont à l’origine d’une musicalité que l’on retrouve autant dans la poésie romantique allemande que dans la poésie russe.
Ainsi, le pentamètre (du grec « penta », cinq) est tout simplement une strophe de cinq pieds, dits « iamb » dont chacun contient deux syllabes, soit dix syllabes en tout. Si l’on dit donc que le sonnet shakespearien est une forme unique au monde, c’est sûrement pour sa construction : trois pentamètres ; un distique, qui peut rappeler le distique élégiaque grec. Utilisé notamment en mythologie, le distique élégiaque est une plainte lyrique, généralement amoureuse. Simplement, il est composé d’un hexamètre, et d’un pentamètre, – lui composé de six pieds et non de cinq. L’hexamètre n’est pas utilisé chez Shakespeare, plutôt chez Coleridge, qui intitulera d’ailleurs l’un de ses poèmes « Hexameters ».
Shakespeare fait donc de ce sonnet le fondement de son style dramaturgique, et ainsi poétique. Le pentamètre iambique est très tôt devenu une règle majeure en poésie anglo-saxonne. Mais ce qui a initié une singularité dans le style shakespearien, est devenu aussi une source de tourments, à la fois pour les traducteurs et les comédiens. Le risque, – et peut-être même la provocation – dans l’accentuation de certains termes, est que les mots importants ne sont pas toujours ceux qui sont hauts mélodiquement. En effet, beaucoup se sont plaints de ne pas comprendre le sens d’une strophe shakespearienne, et donc de ne pas savoir la jouer par la suite, sans devoir la modifier quelque peu.
Une autre chose intéressante dans ses pièces de théâtre, est la création du blank verse, littéralement traduit par « vers vide ». Permettant une absence de rime au sein d’un texte respectant des normes poétiques, il fut donc un précurseur en matière de prose. Ce qui plaît d’autant plus, c’est l’image que Shakespeare crée par le son, ce que l’on retrouve par exemple dans la pièce Richard III, ce “ti-ta-ti-ta-ti-ta” dont parlait Al Pacino dans son documentaire sur Shakespeare, qui illustre encore une fois le son du battement cardiaque, da-DUM ; da-DUM ; da-DUM ; da-DUM ; da-DUM, – toujours propre au pentamètre iambique.
Poétique et politique du sonnet shakespearien
William Shakespeare écrivit ce recueil de sonnets assez tard, comparé à ses nombreuses autres publications (1609) ; et mourut sept ans après la publication de celui-ci. Auteur prolifique, il publia sûrement l’un des recueils de sonnets les plus fournis pour son époque, – dépassant même le roman en sonnets de Philip Sidney (1554-1586), – qui à l’époque était une référence de munificence. Mais lorsqu’on connaît l’œuvre de Shakespeare, l’on sait que la force poétique dépassait la forme écrite. Ses pièces étaient empreintes d’un sens poétique qui unifiait nécessairement l’oralité avec la profondeur de l’écrit : jouer Shakespeare est impossible tant qu’on ne perçoit pas la musicalité et la profondeur de ses textes. En effet, si certaines pièces de Shakespeare furent censurées pour leurs sensualité débridée, (encore récemment en Floride, 2022), il fut une époque où elles étaient censurées pour des raisons politiques.
Shakespeare n’est pas qu’un barde talentueux s’exerçant à l’écriture poétique, il est aussi un dénonciateur de la société de son époque :
« Las de voir le mérite qui mendie
Et le Néant paré de pourpre et d’or
Et la pure foi sans fin trahie »
Wordsworth disait que ce recueil était une source d’ennui, lorsqu’il était lu d’un seul trait : il est vrai que chaque sonnet rappelle le thème du précédent. Il y a une telle continuité dans ce recueil, que les poèmes se lisent harmonieusement comme une suite d’idées sur le thème de l’être aimé. Shakespeare en parlait d’ailleurs : « Pourquoi rester chanter sur un seul ton, / Gardant à l’invention un seul habit / […] J’écris pour rendre neuf ce qui est vieux, / Usant toujours des mots déjà usés / Car jeune et vieux toujours est le soleil / Et l’amour se répète – moi, pareil. »
Pourtant, en le lisant attentivement, ce recueil est empli de fines variations dans l’exposition du sentiment amoureux : les états émotionnels diffèrent d’un poème à l’autre, et donnent à voir les différentes sensations, encore une fois très subtiles, que l’amour nous donne à ressentir d’un jour à l’autre. D’autant plus car l’amour n’est pas unique : le recueil est construit sur trois figures majeures : premièrement l’énigmatique aimé, qui pendant longtemps demeura « love » et non pas « boy », telle que la version shakespearienne l’aurait voulu. L’amour homosexuel était en effet impossible à affirmer au XVIIe siècle. La seconde personne est cette « dark lady », dont la présence ne représente pourtant que 26 sonnets contre 126 consacrés à son premier amour. Pour autant, une figure est employée bien plus que les deux autres : celle du Temps. William Shakespeare n’a de cesse de se désespérer du temps qui passe, et plus généralement de la vieillesse, corrélée à la perte de l’effusion amoureuse.
« Contre le Temps qui ruinera l’aimé
Comme il me ruine, injure du ravage,
Son sang tari, son front parcheminé »
Dans le poème « Two loves I have », Sonnet 144 du recueil, ces deux amours s’opposent, celui pour cet homme contre celui pour la femme. On peut comprendre le doute, l’hésitation, mais aussi le trouble ressenti à l’idée de choisir l’un plutôt que l’autre. Aussi, l’on entend en anglais une particularité qui se veut appartenir à son époque : Shakespeare emploie le terme « hell » à deux reprises « To win me soon to hell, my female evil » ; « I guess one angel is another’s hell ». « Hell » est en fait un terme employé en argot pour nommer le sexe féminin. Il n’est donc pas question seulement des ténèbres ou de l’enfer, mais aussi d’un échange sexuel, et donc d’une opposition à la fois biologique et sûrement spirituelle, entre l’homme et la femme, et entre ces deux amours. Le dernier vers du sonnet « Till my bad angel fire my good one out » marque d’autant plus cette dichotomie clair/obscur renvoyant à l’opposition des forces angéliques avec celles des bassesses matérielles : le sexe, et peut-être même la maladie sexuelle, sont décrits ici.
Néanmoins, une force fait face à cette usure des choses par le temps : c’est la croyance chez Shakespeare que ses vers seront plus forts que cette usure, que sa mémoire triomphera de la mort de ce qui l’entoure. Il combat la peur du Temps par la poésie, et par l’écriture. Cette force le conduit à produire une poésie qui fait office de bouclier, de rempart contre ce tarissement extérieur. Voici ce qui demeure sûrement l’un des plus beaux poèmes du recueil : « Ni le marbre ni l’or des mausolées / Ne survivront au pouvoir de ces vers ; / En eux ton vif éclat pourra briller / Plus qu’en la pierre encrassée de poussière. […] Que Mars, son fer, ses flammes, s’évertuent : / Ta mémoire vivante aura justice. »
Une traduction lente et méticuleuse
Il eut fallu près de quatre siècles pour qu’une traduction française respecte cette construction poétique – les multiples traducteurs précédents ayant volontiers préféré la traduction littérale que l’apprentissage de la métrique shakespearienne.
En effet, si la traduction des poèmes de Shakespeare fut si longue à nous parvenir dans une version fidèle à l’originale, c’est surtout car la langue française ne permet pas la même musicalité. Mais tout cela est dû aux habitudes françaises : le classicisme était devenu le courant principal de pensée dans toute l’Europe, et l’alexandrin l’accompagnait comme forme idéale : ayant déjà fait ses preuves en français, elle était devenue la forme la plus usitée en poésie en Europe. La première traduction des sonnets de Shakespeare en français est sans surprise celle de François-Victor Hugo. Traduction réalisée comme présent à son père, elle arrive ainsi après deux siècles d’oubli, en 1865. Malheureusement, Hugo (fils) ignorait tout de la forme poétique shakespearienne, et traduisit littéralement ces poèmes, du vers à la prose, ce qui en fit un recueil très étrange. À la fois récit linéaire, extension du théâtre shakespearien, complainte tragique, et roman éclaté, ce recueil fut livré au lectorat français comme une autre énigme encore. En fait, le but d’une traduction telle que celle-ci, était avant tout de donner à lire Shakespeare, c’était une traduction pour la lecture et non pour l’oralité. Depuis, les traductions se sont faites très nombreuses, on en compte pas moins de quinze publiées au XXe siècle, et une dizaine au XXIe siècle. Cela rassure sur le fait que l’intérêt pour l’œuvre shakespearienne demeure universel et atemporel. Étudié, lu, relu, commenté et aussi ressenti, le sonnet shakespearien est une forme poétique que l’on a tous entendu, et qui demeure dans nos mémoires comme un repère esthétique puissant.
Jean-Michel Déprats, pour la traduction de Shakespeare dans le dernier tome de la Pléiade consacré à ses Œuvres complètes, disait avoir choisi de sélectionner les rimes importantes, et donc de procéder à une élimination partielle de certaines particularités anglaises. Il disait à ce titre qu’« on est en constante dérive », lorsque l’on choisit un terme qui représente un faux-sens pour garder la rime de la langue originale. Pour conserver la musicalité due à la rime, il a donc préféré les allitérations et assonances. Jean Fuzier, quant à lui, premier traducteur des Sonnets de Shakespeare pour la Pléiade, avait pris le parti de conserver chaque rime, mais de conserver la traduction en alexandrins.
Dans ce recueil des éditions Mesures, la traduction respecte le pentamètre iambique, et André Marcowicz s’explique ainsi : « L’idée, encore une fois, est claire : la complexité shakespearienne ne doit jamais être réduite, et l’étrangeté (pour nous) du pentamètre ne doit pas être sacrifiée à notre habitude de tout ramener à nous-mêmes, de tout traduire en nous-mêmes, c’est-à-dire soit en alexandrin soit en vers libre (le plus souvent en une simple prose qui va à la ligne). Non, il s’agit bien de rendre compte de la distance – en sachant que notre élévation (osons ce mot) viendra de notre travail à nous : c’est à nous de faire le chemin vers les grands textes, – les textes, en eux-mêmes, ne bougent pas. »
Ce recueil, en plus de son respect de la forme shakespearienne, laisse au lecteur le plaisir de lire Shakespeare dans sa langue d’origine, l’anglosaxon, qui donne une autre vision encore de la musicalité de ses sonnets. Bien au-delà d’une lecture agréable et symbolique, nous pouvons dès lors mieux explorer ce parcours de traduction, et ainsi cette sensation du Temps qui a passé, et de ses effets sur les poèmes d’un homme qui le considéra en ennemi durant toute sa vie.
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