En 1846, Dostoïevski fait une entrée fracassante en littérature avec un premier roman appelé Les Pauvres gens. À sa parution, le livre est immédiatement salué par la critique, notamment par son ami poète Nikolaï Nekrassov et par le célèbre Vissarion Bielinski qui n’hésite pas à comparer Dostoïevski à Gogol. Ivan Tourgueniev, de son côté, n’apprécie pas le livre et y dénonce « une glorification exagérée des pauvres ». L’intellectuel et propriétaire de la revue La Cloche Alexandre Herzen n’hésite pas quant à lui à qualifier Les Pauvres gens de « premier roman socialiste ». Quoi qu’il en soit, le succès littéraire de Dostoïevski est immédiat mais il va être stoppé net pour des raisons politiques.
Comme l’a souligné Herzen, Dostoïevski est fortement marqué dans sa jeunesse par les idées socialistes. Au-delà de certaines influences littéraires très fortes comme celles de Balzac et de Dickens qui l’incline vers une sensibilité sociale, Dostoïevski s’intéresse aux nouvelles idées politiques venues d’Occident. À Saint-Pétersbourg, il fréquente les milieux dissidents et notamment le cercle fouriériste de Pétrachevski, un groupe hétéroclite au sein duquel on trouve des libéraux, des anarchistes et des socialistes. Mais ce genre d’initiative ne plaît pas au pouvoir russe. D’autant que l’année 1848 voit l’Europe entière ébranlée par le Printemps des peuples. Déjà inquiété par l’insurrection décabriste de 1825, ce contexte de forte instabilité renforce l’inquiétude du Tsar Nicolas Ier qui décide de mettre en place des surveillances policières pour toute organisation contestataire.
En réalité, ce petit groupe d’agitateurs ne fomente pas de révolution, mais se contente de lire et de discuter des auteurs interdits. Le 23 avril 1849, une vingtaine de membres du groupe Petrachevski est arrêtée par le pouvoir impérial. Après avoir passé quelques mois dans la forteresse Pierre-et-Paul, Dostoïevski est déclaré coupable par un tribunal militaire d’avoir fait une lecture publique d’une lettre « séditieuse » du critique littéraire Bielinski. Dostoïevski ne le sait pas encore mais il est à un tournant majeur de son existence. Le 22 décembre 1849, dans le froid de l’hiver russe, les membres du groupe Petrachevski vivent un simulacre d’exécution. Vêtus de toilettes mortuaires, ils sont conduits dans des charrettes fermées sur la Place d’armes Semenovski, les troupes sont disposées en U, les poteaux ont été dressés, la sentence de mort est lue, on recouvre leur tête d’un sac de tissu. Ils attendent. Au moment d’être attaché, Dostoïevski dit en français à son ami Nikolaï Spechnev : « Nous serons avec le Christ. » Après plusieurs minutes d’un supplice psychologique sans pareil, les « condamnés » apprennent par une missive officielle que le Tsar « miséricordieux » a décidé de commuer la peine de mort en peine d’emprisonnement au bagne.
Dostoïevski est donc épargné mais, pendant 10 ans, il va être éloigné de la vie littéraire. Il fera quatre ans de bagne à Omsk en Sibérie. Puis sera enrôlé quatre ans comme simple soldat avant d’être assigné à résidence pendant deux ans à Semipalatinsk. Au bagne, il lit la Bible, seul texte autorisé, et au contact de l’authentique peuple russe, il prend conscience du caractère artificiel des thèses socialistes. Dans une lettre adressée à son frère bien aimé Mikhaïl, Dostoïevski écrit : « La vie c’est un cadeau, la vie c’est le bonheur, chaque minute peut être une éternité de bonheur… Maintenant, en changeant de vie, je renais sous une forme nouvelle. »
Comment se caractérise cette « forme nouvelle » que Dostoïevski revendique ? Par une proximité spirituelle de tous les instants avec celui qui incarne à la fois la vérité, l’amour et la liberté, c’est-à-dire le Christ. À ce sujet, le poète symboliste Viatcheslav Ivanov écrit : « Il n’a d’autre guide que le visage du Christ qu’il a une fois vu et aimé pour toujours. Cette vision de son âme l’accompagne tandis qu’il erre dans la nuit au bord d’abîmes noirs et béants. Deux âmes vivent dans sa poitrine et chacune d’elles sait ce qu’il lui faut pour grandir. » Inaugurée avec Les Pauvres gens sous les auspices du socialisme utopique, la carrière littéraire de Dostoïevski va se poursuivre sous ceux du Christ. L’écrivain, persuadé que le Dieu-homme est le seul capable de sauver l’âme russe en proie au danger du nihilisme et du surhomme, va faire naître dans ses romans des figures cherchant à imiter l’exemple christique : Sonia dans Crime et Châtiment, le Prince Mychkine dans L’Idiot, Aliocha dans Les Frères Karamazov. Sans oublier qu’il met en scène, dans ce dernier livre, le retour du Christ lui-même dans la célèbre « Parabole du Grand inquisiteur ».
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