L’IA n’est qu’une Raison Artificielle

Bruno Bérard est docteur de l’École Pratique des Hautes Études (Religions et Systèmes de pensée). Consultant en stratégie et acquisitions dans l’industrie aéronautique, il est l’auteur d’essais de métaphysique et de philosophie politique, parmi lesquels Jean Borella : la révolution métaphysique, après Galilée, Kant, Marx, Freud, Derrida (2006) ainsi que Métaphysique du paradoxe (2009) et La Démocratie du futur (2022), publiés chez L’Harmattan. Avec le théologien Johannes Hoff, dont les recherches à l’Institut Von Hügel de l’université de Cambridge portent sur le problème des enjeux anthropologiques de la transformation numérique, il publie Conversations avec ChatGPT sur l’Homme, le Monde, Dieu et l’Intelligence Artificielle : Intelligence ou raison artificielle ? (L’Harmattan). L’appellation convenue d’IA s’y révèle construite sur un profond malentendu : la confusion moderne de l’intelligence compréhensive avec la raison calculatoire.

Le récent essai à grand tirage de Raphaël Enthoven contre L’Esprit artificiel représentait la première réaction très attendue des hommes contemporains face à l’irruption de l’intelligence artificielle dans les usages quotidiens par l’agent conversationnel ChatGPT, développé par la firme américaine OpenAI. Cette réaction spontanée ne dépasse pourtant pas l’horizon de pensée de l’homme romantique, qui pense devoir se suffire d’opposer à la rationalisation outrancière de l’existence les droits du sentiment. Ainsi oppose-t-il à juste titre aux machines le fait, comme l’explique Johannes Hoff, que « les ordinateurs ne se grattent pas la tête parce que les énigmes du monde les amènent aux limites du concevable », que « les ordinateurs ne rêvent pas d’un avenir où personne n’est jamais allé ». En effet, en se contentant seulement de la « définition moderne de l’intelligence », le témoin critique de ce progrès technologique remarque combien cette notion humaine d’intelligence inclut encore des aspects trop étendus pour pouvoir s’appliquer adéquatement à l’IA : en particulier, énumère Bruno Bérard, « la génération de la conscience, l’autonomie volitive et le comportement affectif ». Jamais il ne paraîtra raisonnable à la lucidité de l’homme romantique de pouvoir attribuer ces vers de Musset à une quelconque machine : « Ah ! si la rêverie était toujours possible ! / Et si le somnambule, en étendant la main, / Ne trouvait pas toujours la nature inflexible / Qui lui heurte le front contre un pilier d’airain ». À défaut d’incarnation, la cognition du système informatique ne sera jamais soumis à l’alternance tragique de l’être humain dont la vie oscille entre le rêve et l’épreuve de la réalité, qui le tire de son rêve pour le confronter à des vérités nouvelles : car non seulement l’IA ne recherche pas la vérité, mais la probabilité, mais encore, la vérité ne peut jamais pour elle être le fruit gracieux d’une épreuve. Avant que d’être intelligente, on objectera donc en tout premier lieu que l’IA est artificielle.

Le renversement moderne de l’intelligence

Le doute subsiste pourtant. Ces précautions phénoménologiques, pour aussi nécessaires et justifiées qu’elles soient, ne permettent pas d’apporter de solution durable à l’hypothèse apparemment très paradoxale d’une incarnation de la machine. Dans l’exergue de l’ouvrage, la chercheuse Sarah Spierkermann, qui préside  depuis 2009 l’Institut des Systèmes d’Information et de la Société à l’Université d’Économie et de Commerce de Vienne, définit en effet le « système d’IA » comme « un système informatique intégré virtuel et/ou physique, capable d’exécuter de manière indépendante un large éventail de fonctions cognitives […] basées (…) sur des ensembles de données non structurées et riches en contenu. » Or, étant donnée la sophistication progressive des prothèses myoélectriques qui reconstituent les sensations nerveuses d’organes amputés, il n’est nullement interdit, dans ces conditions, d’envisager l’insertion d’un tel système informatique au sein d’un système physique qui permettrait à l’IA d’accéder aux états de conscience de l’être vivant incarné. Face à cette éventualité, fût-elle hypothétique, la référence au phénomène de la chair ne suffit plus à établir une distinction nette entre l’humain et le robot. En réalité, les compendieuses réflexions de Bruno Bérard ont le mérite de déployer une critique de l’IA qui ne se borne plus aux conditions de manifestation de l’intelligence, auxquelles se limite la phénoménologie de la chair, mais s’étend à l’essence même de l’intelligence considérée en elle-même et distincte d’autres essences, car s’il est vrai que « rien n’est dans l’intelligence qui ne fut d’abord dans les sens », comme l’enseignait Aristote, il faut aussi remarquer avec Leibniz : « si ce n’est l’intelligence elle-même ».

En effet c’est la nature même de l’intelligence qui a été perdue dans la modernité : « l’appellation de 1956 (du mathématicien et informaticien et informaticien John McCarthy), “Intelligence Artificielle”, est bien dans l’air des temps modernes ». Cette appellation est l’effet d’une confusion entre la raison et l’intelligence qui caractérise toute l’anthropologie établie par les philosophes modernes. À ce propos, Bruno Bérard reprend les analyses d’anthropologie métaphysique décisives du dernier grand philosophe néoplatonicien de l’époque contemporaine, Jean Borella, qui, dans La Charité profanée  (livre réédité sous le titred’Amour et vérité en 2011), retrace la genèse de cette « réduction rationaliste » en deux temps. Le premier moment fut la confusion de l’intellectualité et de la rationalité par René Descartes qui, dans le texte latin de sa deuxième Méditation, établit une pure équivalence entre « intellect » (intellectus) et « raison » (ratio), à l’opposé de la tradition philosophique antérieure qui, de saint Augustin à saint Thomas d’Aquin, les avaient presque toujours distingués. Or, après la confusion des deux facultés a suivi leur inversion. Comme le résume Bruno Bérard, « avoir inversé ces deux facultés, raison et intelligence, est l’œuvre de Kant, qui a placé la raison au sommet des facultés cognitives en niant la possibilité de l’intuition intellective ». Chez Kant, en effet, la faculté supérieure de l’intellect devient l’« entendement » (Verstand, intellectus), inférieur et subordonné à la raison (Vernunft) placée, quant à elle, au rang supérieur, sans que lui soit évidemment attribuée les anciennes capacités dévolues à l’intellect, celle de contempler intuitivement les essences et les premiers principes de l’être et du connaître. « De la confusion à l’inversion négatrice, tel est le chemin parcouru par la pensée occidentale »[1] : la déconstruction de la métaphysique par l’humanisme moderne est paradoxalement ce qui a rendu possible cette « diffamation de l’homme » (S. Spierkermann) par la civilisation technologique.

Platon

L’informatique et l’oubli de Platon

Ainsi n’était-il pas étonnant que les techniciens et les consommateurs de la technologie moderne attribuassent à cette forme de système informatique doué d’une indépendance organisatrice l’épithète impropre d’ « intelligence ». Mais pour aussi convenu qu’il soit, cet épithète n’en est donc pas moins « trompeur », puisqu’il confond deux facultés rigoureusement distinctes : d’un côté, « la raison est une puissance de calculs [et] de raisonnements sous l’égide de la logique », tandis que, d’un autre côté, « l’intelligence est la faculté de comprendre ces calculs et ces raisonnements ». La différence entre raisonner et comprendre (ou intelliger) nous est donnée par saint Thomas d’Aquin qui, dans la Somme contre les Gentils (I, 57, §4), « distingue subtilement entre l’acte même de raisonner, qui consiste à “passer des principes aux conclusions”, et le “jugement sur un argument”, qui consiste à “regarder (inspicere) comment la conclusion suit les prémisses, en les considérant ensemble toutes les deux”. »[2] Or le modèle computationnel du système informatique n’intègre nullement un tel « regard », une telle contemplation de la nécessité qui relie les prémisses d’un raisonnement vrai et pas seulement probable.

La confusion de l’intellectualité et de la rationalité, si caractéristique de l’interprétation dominante de la nature et des pouvoirs de l’IA, résulte ainsi d’un oubli de Platon. De la même manière que nous avons pris à tort la démocratisation de l’information pour une démocratisation du savoir, oubliant la grande leçon du Théétète où Platon expliquait combien il ne suffit pas de posséder une information, même exacte, pour posséder un savoir sur celle-ci – car il reste encore à savoir la justifier et la démontrer rigoureusement –, de même, nous avons oublié cette « distinction immémoriale, formulée par Platon (République, VI, 511d-e) : d’une part la connaissance hypothético-déductive, raisonnement discursif (dianoia) de la raison (ratio), et, d’autre part, la connaissance par intuition intellectuelle (noèsis) opérée par l’intelligence (noûs, intellectus) ». 

Force est donc de constater que les problèmes posés par la qualification de l’IA obligent à revenir aux principes oubliés de la métaphysique traditionnelle et à redécouvrir en particulier la nature et les implications de l’intuition intellectuelle. Certes, il faut assurément se garder de réduire « les technologies “transformatrices” contemporaines » à « des perroquets statistiques », comme l’avertit Johannes Hoff, parce qu’ « elles ne se contentent pas de reproduire des données préétablies, mais intègrent un certain niveau d’aléatoire qui peuvent nous surprendre ». En particulier, note Bruno Bérard, ces technologies disposent d’une « sophistication suffisante pour permettre une amélioration récursive, au moins sous la forme d’une fonction d’auto-apprentissage ». Seulement, « reconnaître des visages ou des paroles, gagner des jeux stratégiques, automatiser des voitures, simuler des opérations miliaires, organiser des données complexes, etc. : tout cela relève purement de la programmation, du calcul et du raisonnement automatisé ». Or « reconnaître la parole humaine ou organiser des données complexes », ce n’est rigoureusement pas « comprendre la parole humaine ou interpréter des données complexes ». La redécouverte des théories de la connaissance autrement plus complètes et univoques que celles qui se sont établies depuis la confusion cartésienne force donc à la clarté : la lettre « I » de « IA », qui signifie « intelligence », « devrait de jure être remplacée par un “R” pour le terme “raison” ».

Zhuang Zhou par Hua Zuli (XIVe siècle, dynastie Yuan)

L’inéluctable perte d’un progrès

La compréhension du caractère inintelligent mais ratiocinant de la Raison Artificielle (RA) doit ainsi permettre un usage à son tour rationnel, plutôt que fasciné, de cet ensemble d’outils qui ne saurait justement outrepasser sa fonction d’outil. Selon Bruno Bérard, leur « mauvaise utilisation », soit par « l’utilisateur », soit par son caractère de « technologie imparfaitement maîtrisée », soit par la « combinaison des deux », pourrait induire des risques potentiellement très graves, à l’heure où le développement de « l’énergie mentale [accumulée] l’humanité » depuis l’ « entrée en service de la calculatrice à séquence automatique d’IBM ou Mark I » en 1944 tend désormais à atteindre « le niveau de l’énergie mécanique la plus destructrice (bombe atomique) ». C’est pourquoi le seul type d’usage qui convient à la Raison Artificielle, note Johannes Hoff, est un usage « plus exploratoire et dialogique », consistant à se servir de ses systèmes comme autant d’ « outils collaboratifs qui augmentent notre propre intelligence que de simplement répondre à des questions préformulées ». À défaut, le développement de l’information sera inversement proportionnel au savoir et à la prudence d’une humanité toujours plus asservie à ses propres outils dans lesquels elle ne cesse d’externaliser toujours plus ses capacités spécifiques d’agir et de raisonner.

Une antique méditation chinoise montre pourtant que la forme de l’usage ne suffit pas à écarter le problème. En effet, la RA ne répond pas à des besoins vitaux, mais à des besoins non vitaux ; or si les premiers ne peuvent pas dépasser une certaine limite (« par exemple, nul ne voudra ni ne pourra faire cinq repas par jour »), en revanche, « les besoins non vitaux semblent en revanche indéfinis, dépassant d’ailleurs ce que la terre peut fournir ». Or, au IVe siècle av. J.-C, le sage Zhuang Zhou (chap. XII, 11) recourt à la parabole d’un Jardinier épuisé à descendre sans cesse au fond d’un puits pour remplir sa cruche d’eau, à qui Zigong propose de lui offrir un « chadouf » : « machine creusée dans du bois dont l’arrière est lourd et l’avant léger », « tir[ant] de l’eau comme tu lèves le bras ». À cette proposition, le sage Jardinier oppose une réponse qui n’a nullement perdu de son actualité (trad. J.-L. Lafitte) :

« J’ai entendu mon maître dire que celui qui use d’artifices travaille avec artifice, que celui qui pense avec artifice perd sa pureté, que celui qui perd sa pureté perd sa tranquillité d’esprit, et que la Voie ne soutient pas qui a perdu sa tranquillité d’esprit. Ce n’est pas que je ne connaisse pas les avantages de cette machine, mais j’aurais honte à l’utiliser » 

Zhuangzi, XII, 11

Zhuang Zhou explique ainsi, selon l’analyse de Bruno Bérard, « que le bénéfice quantitatif n’est pas tout – proposant essentiellement à créer de nouvelles avidités – et qu’il faut aussi considérer considérer que l’outil transforme l’homme qui se l’approprie, ainsi que la société tout entière ». Un progrès quantitatif peut s’accompagner d’une régression qualitative, comme un bénéfice qualitatif sous un certain rapport peut s’accompagner d’une perte qualitative sous un autre rapport : là encore, il suffirait de penser à Platon pour qui l’écriture était bien un remède collectif contre l’oubli, mais un poison personnel pour la mémoire. Or que ne perdons-nous pas à approfondir le gouffre qui sépare la complexification effrénée de la technologie, de la connaissance toujours plus ténue qu’a le public de ses machines ? Le développement technique dans le monde moderne ne consolide-t-il pas toujours davantage le mécanisme de l’oppression que Simone Weil identifiait dans le divorce entre « ceux qui pensent » et « ceux qui exécutent » ?


[1] Jean Borella, Amour et vérité. La voie chrétienne de la charité, chap. VII, 3, 1 : « Intellect et raison », L’Harmattan, coll. Théôria, Paris, 2011, p. 112.

[2] Michel Nodé-Langlois, « L’intuitivité de l’intellect selon Thomas d’Aquin », Revue Thomiste, No. 100, 2000, p. 199, n. 118.

Crédits : Portrait du philosophe Jean Borella en 1997 par Louis MONIER /Gamma-Rapho via Getty Images

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