L’appel de l’Orient

Il y a exactement 100 ans, le 17 décembre 1925, René Guénon (1886-1951) prononçait sa conférence sur la métaphysique orientale en Sorbonne. Échappant radicalement à la critique que fera Edouard Saïd de l’orientalisme et des fantasmes coloniaux des Occidentaux, Guénon fait au contraire de l’Orient le tribunal devant lequel convoquer les démissions de l’Occident moderne, qui a abandonné la métaphysique et ses principes traditionnels. Retour sur un événement intellectuel qui interroge la finalité de la quête orientaliste, où l’Orient apparaît davantage comme le pôle symbolique et éthique des chercheurs de vérité qu’une zone géographiquement et historiquement située.

Le métaphysicien René Guénon, en 1925

Le 17 décembre 1925, René Guénon monte à la tribune de la Sorbonne et prononce une conférence devenue célèbre : La métaphysique orientale. La même année, la revue des Cahiers du mois publie une enquête intitulée « Les appels de l’Orient », interrogeant intellectuels et orientalistes sur le rôle de l’Orient face à une Europe en crise. À l’exception de quelques voix partisanes du péril oriental, la plupart des auteurs envisagent l’apport salutaire de l’Orient. Toutefois, quelque chose distingue d’emblée René Guénon de tous les autres. Il écrit : « Habitué comme je le suis, à penser en Oriental, je ne saurais vraiment prendre parti dans des querelles purement occidentales, comme celle qui divise les partisans et les adversaires d’un Orient de fantaisie ». Guénon ne s’identifie pas à l’Occident, c’est en tant qu’Oriental qu’il répond à ces questions occidentales. Mais comment un homme né en Occident peut-il penser en Oriental ? Pour comprendre comment passer de l’orientalisme à « l’orientalité », invoquons d’abord deux autres figures qui prônèrent aussi l’identification existentielle avec les réalités orientales.

Les trois étapes du retour vers l’Orient

C’est Louis Massignon (1883-1962) qui ouvre la voie. En 1908, se croyant condamné à mort, sur un bâteau remontant le Tigre, Massignon reçoit la Visitation de l’Étranger : Dieu, l’Étranger, est descendu en son cœur et l’a brûlé vif. Lorsque le bâteau arrive à Bagdad, il est libéré grâce à des lettrés arabes qui se portent garants de lui. Alors, désormais, c’est à Dieu, et aux Arabes, que Massignon doit et vouera sa vie. Le maître qui guidera Massignon sur la voie, c’est Hallâdj, ce mystique musulman du Xe siècle, crucifié pour avoir prononcé à voix haute ce secret partagé par les mystiques de tout bord : « Je suis la Vérité ». La Passion de Hallâdj lui rappela la Passion du Christ. Alors, Massignon prôna une « science de la compassion » et appela à l’empathie, cette vertu humaine dont l’absence signe la perversion. Massignon est un orientaliste, sans aucun doute, le père de l’islamologie dit-on, mais il a quelque chose de plus : il essaye d’ajouter de l’amour à la science. C’est ce qui lui vaut une reconnaissance rare, on dit de lui qu’il était « le plus grand musulman parmi les chrétiens, et le plus grand chrétien parmi les musulmans ». Louis Massignon est un « catholique musulman », selon les mots du pape Pie XI, qui incarne et fonde un orientalisme spirituel dont Henry Corbin (1903-1978), son élève, sera le digne héritier.

Corbin transposa l’empathie de son maître dans le champ philosophique en parlant de « phénoménologie ». Derrière ce terme barbare se cache une réalité bien simple à comprendre : il s’agit de voir ce que l’autre a vu, en suspendant tout jugement. Pour pénétrer un autre univers religieux, Corbin appelle à s’y identifier, à en « vivre l’esprit », à l’intérioriser, car, « il y a ce que tout philosophe sait fort bien : on ne peut réussir un livre sur Platon, par exemple, qu’à la condition d’être platonicien au moins pendant qu’on l’écrit ». C’est réussi, puisqu’à la lecture d’En islam iranien, on croit entendre un shî’ite. Corbin parle des anges, de l’Imâm et des sept cieux sans la distance qu’impose la lecture scientifique occidentale classique. Guidé par Sohrawardî, Corbin s’est mis à l’école de la « sagesse orientale (hikmat al-ishrâq) » et rétablit le sens véritable de l’Orient : le lieu d’origine de la lumière (Ex Oriente Lux). Corbin écrit qu’il faut que s’ouvre « un passage du sens littéral au sens spirituel du mot “Orient” », car c’est un lieu « que l’on ne peut repérer sur les cartes de nos atlas ». L’Orient de Corbin est situé dans le « pays du non-où (nâ kodjâ âbad) », au malakût : ce monde intermédiaire « où les corps se spiritualisent et les esprits se corporalisent ». L’Orient « c’est la Lumière qui se lève », et l’orientalisme c’est « le lever de l’Orient de l’être sur l’âme », ce qui, dit Corbin avec humour, risque de mettre bien des orientalistes « devant des obligations inattendues ».

L’orientaliste Henry Corbin, spécialiste de la mystique chiite

Guénon aussi appelle à « pénétrer l’esprit » de l’autre, et considère que « la première condition pour pouvoir interpréter correctement une doctrine quelconque est [de] se placer, autant que possible, au point de vue de ceux-là mêmes qui l’ont conçue », mais il va plus loin encore. L’autre n’est pas seulement le musulman ou le persan, mais l’autre par excellence, c’est-à-dire l’oriental, entendu comme archétype de l’« esprit traditionnel ». Guénon élève l’identification à l’autre au principe essentiel de l’altérité : l’Orient, entendu comme origine, ce « Commencement », qui désigne le « lieu » intemporel des principes métaphysiques. Aussi ne se limite-t-il ni à l’Islam, ni à l’abrahamisme, comme les premiers, mais atteint le niveau de la Tradition primordiale (Sanatâna Dharma), où abrahamisme et brahmanisme sont considérés comme identiques en principe. Massignon pensait en arabe, Corbin pensait en Iranien, mais Guénon, lui, pensait en Oriental.

Alors, ces trois hommes tracent une voie, chacun étant plus ou moins « situé » en Orient. Massignon se situe au seuil, son engagement oriental est existentiel, il appelle à l’Étranger ; Corbin est l’homme de l’entre-deux-mondes, il appelle à l’Imaginal ; Guénon, lui, incarne la fonction doctrinale et métaphysique pure, il appelle au Principe. Dans cette lignée, Massignon est le corps, Corbin en est l’âme, et Guénon l’Intellect, correspondant respectivement aux trois plans de la réalité, aux trois mondes : mulkmalakût et jabarût. Nous pourrions dire, symboliquement, qu’au Proche-Orient, il y a Massignon, au Moyen-Orient il y a Corbin, et à l’Extrême-Orient il y a Guénon. Ainsi, ces trois hommes représentent les trois étapes du retour vers l’Orient, traçant un chemin qui remonte le cours du Soleil. Aussi, Guénon, de sa cime, regarde-t-il de haut ceux qui en sont restés au stade des deux précédentes dimensions, car leur approche, bien qu’éminente, restait à ses yeux incomplète.

La metanoïa

Les trois représentent une « orientation » spirituelle dont Guénon est, en quelque sorte, le Principe. René Guénon est l’apothéose de l’être orientaliste. C’est pourquoi, si les deux premiers sont dignes de ce titre, lui est autre chose encore. Guénon n’est pas un orientaliste, parce qu’en quelque sorte, il n’est plus là. Guénon dit penser en oriental, parce qu’il n’y a plus que la pensée orientale qui s’exprime à travers lui. Il s’y identifie à tel point qu’il disparaît, tel un sage oriental en exil. Il s’agit ici d’exprimer la distinction entre celui qui cherche l’Orient (l’orientaliste) et celui qui a trouvé l’Orient (l’oriental). L’orientaliste est un « aspirant » à l’Orient, tout comme le « philosophe » est un aspirant à la sagesse : en définitive, il s’agit de devenir sage et oriental.

Alors, quand Guénon « s’installe en Islam », il montre l’exemple, non en appelant à une conversion formelle mais en attestant du but de la Voie : mourir en oriental. Guénon ne s’est pas converti au « sens vulgaire » du terme, de ses propres mots, comme la plupart de ces « pseudo-convertis » pour lesquels il ne cache pas son mépris. Au sens véritable du terme, la conversion (cum-vertere), c’est la metanoïa, la métamorphose de l’être, qui implique un « retournement » de l’être : on passe de l’envers à l’endroit du monde, de l’Occident à l’Orient. C’est l’installation de l’être dans un présent dit oriental mais en réalité universel, où il n’y a ni temps ni espace, car la métaphysique pure « n’est ni orientale ni occidentale, elle est universelle », dit-il à la Sorbonne.

La recherche qui a oublié sa fin

L’islamologue catholique Louis Massignon

La métamorphose de l’être, c’est le but véritable de la quête de l’Orient, et c’est cette finalité qu’a incarnée Guénon. Or, l’université ne l’a pas reconnu, sa thèse a été refusée : Guénon a témoigné devant le tribunal occidental, qui ne l’a point reçu. Peut-être était-ce son sacrifice et la preuve de son orientalité, lui qui refusa, tel Hallâdj, de transiger avec ce qu’il appelait sans détour « la Vérité ». Massignon et Corbin ont critiqué l’université occidentale, mais Guénon, par son intransigeance métaphysique, en manifesta les limites constitutives. Il y a somme toute une certaine logique à ce que l’université ne l’ait pas accepté ; après tout, il critique les fondements mêmes de sa connaissance, lui qui distingue le « savoir » oriental, de la « recherche » occidentale : René Guénon ne s’est pas soumis à « l’esprit scientifique », mais à « l’esprit de l’Orient ». Toutefois, son rejet par l’institution révèle une question cruciale : à quoi sert l’étude si elle fuit sa propre finalité ? La recherche a-t-elle un sens, si elle n’est pas mise au service de la Vérité ? Or, qui ose encore, aujourd’hui, être à la recherche de la Vérité ?

À quoi bon étudier l’Orient si l’on ne nourrit pas l’envie de s’y rendre – non pas géographiquement, mais ontologiquement ? Guénon, lui, rappelait que la recherche de l’Orient a un but, et qu’il s’agit même de la finalité la plus haute de l’existence humaine. L’étude, bien sûr, est nécessaire mais préparatoire. Elle est nécessaire car il faut se tourner vers l’Orient avec une démarche d’humilité, nous qui venons d’un lieu qui ne peut plus se targuer que de sa supériorité matérielle, c’est-à-dire de l’illusoire et du méprisable. D’où l’absolue nécessité de l’humilité de l’occidental, qui doit savoir qu’il vient d’un lieu qui a perdu l’essentiel, qui doit se mettre à l’école de l’autre, sans le déformer, car des deux, l’un a préservé la Connaissance, et l’autre l’a perdue. La connaissance théorique, dit-il à la Sorbonne, est « en quelque sorte symbolique », elle est le reflet de la véritable connaissance. C’est pourquoi, ce n’est pas l’orientalisme que Guénon condamne, mais l’orientalisme qui a oublié sa fin. Ce n’est pas l’étude que Guénon condamne, mais son idolâtrie.

Lorsqu’à l’heure du « règne de la quantité », Guénon parle d’une Vérité, et ajoute même qu’elle ne se discute pas, mais se réalise : il y a là de quoi causer un véritable scandale épistémologique. Pourtant, l’université, qui vient du latin, universitas, qui signifie « le tout, la totalité, l’univers », porte en son nom l’idéal d’universalité. Alors, l’université ne pourrait-elle pas, elle aussi, être digne de son nom, en se faisant l’écho de cette Connaissance qui embrasse la totalité des savoirs dans leur principe commun ? Là encore, pour reprendre les mots de Corbin, l’étymologie de leur titre risque de mettre bien des universitaires devant des obligations inattendues.

Soupir et espoir de l’Occident

L’orientalisme, du point de vue que nous exposons, n’est donc pas simplement une « étude », mais une voie ; ce n’est pas seulement l’accumulation de savoir mais la recherche de la gnose, que l’on peut aussi appeler : la sagesse orientale. C’est la voie qui conduit de  l’Occident à l’Orient, par la conversion du regard.

Malgré ces différences de rapport, ces trois hommes étaient orientés vers l’Orient, et tentèrent d’apporter sa lumière à l’Occident. Peut-être pouvons-nous dire qu’ils représentent les trois stades d’individuation de la conscience occidentale, tel un « grand homme » orientaliste, corps et âme, jusqu’à devenir oriental en esprit. René Guénon déplorait que l’Occident soit tel « un malade qui ne veut pas guérir », mais peut-être ces trois figures sont-elles le signe que l’Occident aspire à guérir. Si l’Occident, désorienté, a soif d’Orient, alors, l’orientalisme spirituel c’est à la fois le soupir et l’espoir de l’Occident.

« À ceux qui ont des oreilles, qu’ils entendent ! », disait Jésus. Tous les orientalistes ont été appelés par l’Orient, d’où le titre de cette revue, publiée en 1925 : « les appels de l’Orient ». Mais au milieu de ce tohu-bohu, Guénon, à lui tout seul, incarne l’appel de l’Orient, mis au singulier cette fois-ci. Cet article, cette conférence en Sorbonne, et toute son œuvre, portaient en quelque sorte la convocation de l’Orient. Alors, 100 ans après : a-t-on entendu l’appel de l’Orient ?

Youna Eskandari

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