Par-delà droite et gauche : l’alternative du « personnalisme gascon »

Alors que la pensée de l’avenir semble prisonnière des psittacismes politiques d’une démocratie malade, la mise au jour par les éditions R&N du personnalisme gascon, et en particulier de la figure incompréhensiblement méconnue de Bernard Charbonneau, libère un chemin nouveau vers l’espérance. Dans son article réédité Aux sources de l’écologie politique : le personnalisme “gascon” de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, l’historien des idées Christian Roy expose l’itinéraire et les singularités de cette branche oubliée du personnalisme, qui conduisait avec radicalité la critique des tendances totalitaires inhérentes à la civilisation industrielle moderne.

Dans son volumineux article sur les « Sources de l’écologie politique : le personnalisme gascon de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul », initialement paru dans les 1990, Christian Roy prend le contrepied de ce nouveau lieu commun à la vie dure, dont Jacques Ellul avait déjà relevé et déploré la diffusion : celui selon lequel « qui dit “ni droit ni gauche” est de droite ». Deux motifs justifient cette superstition caractéristique de la lèpre partisane de notre époque. Le premier est explicatif : pour le célèbre historien du fascisme Zeev Sternhell, la posture consistant à « mettre en question – et parfois rejeter entièrement – les catégories politiques traditionnelles » (en fait modernes !) « telles que “droite” et “gauche” […] “conduit inévitablement à des variantes du fascisme” », en ce qu’elle revient à délégitimer le débat parlementaire agitant une « démocratie bourgeoise aux abois ». Le second reproche adressé à cette posture est alors normatif : relevant de la narration marxiste, qui est la version sécularisée du principe tribal-religieux selon lequel « qui n’est pas avec nous est contre nous », il consiste à stigmatiser les tentatives d’agir et de penser contre l’état du monde actuel qui ne se contenteraient pas de mobiliser la grille d’analyse de la lutte des classes, faisant forcément malgré elles le jeu de la domination capitaliste. Ces deux critiques commettent pourtant la même faute de réduire les « non-conformistes des années 30 » à une téléologie politique prédéfinie, qui fait l’impasse sur leurs différences profondes et la véritable originalité intransigeante de plusieurs d’entre eux et empêche tout à fait de les comprendre et de s’en nourrir. L’historien des idées Christian Roy corrige excellemment cette cécité, en se penchant sur un type singulier de non-conformistes : le personnalisme gascon. Bien loin d’être un amas de vœux pieux, celui-ci se présente, dans les pensées de Jacques Ellul et surtout du méconnu Bernard Charbonneau, comme une authentique alternative au libéralisme, au fascisme et au communisme. 

Emmanuel Mounier (1905-1950)

Les personnalismes

Christian Roy présente en effet une facette méconnue du mouvement personnaliste. Le personnalisme est en effet une doctrine qui, sous l’inspiration d’un esprit libre  et inclassable comme celui de Charles Péguy, fut développé à la fois par le groupe Esprit d’Emmanuel Mounier et par le groupe Ordre Nouveau, dans le but, affiché par ce dernier, de « créer de nouvelles institutions à la mesure et sous le contrôle de cette “personne” » qui, définie comme l’idéal réalisable d’un « esprit unique, libre et responsable, incarné dans un milieu physique et social donné », s’oppose à l’ « individu abstrait et interchangeable dont sont faites les masses ». Or, une troisième voie dans la pensée personnaliste s’est développée autour de deux bordelais : Jacques Ellul, que le public connaît trop souvent pour son œuvre propre sans s’apercevoir de son inscription dans un mouvement de pensée local et cohérent, et Bernard Charbonneau (1910-1996), qui, selon les mots du premier dans ses entretiens avec Madeleine Garrigou-Lagrange (1981), « a eu sur [lui] une influence décisive », étant « le déclencheur de [s]on évolution ». Après avoir fondé à Bordeaux le groupe Esprit en 1933, les personnalistes gascons ont clairement pris leur autonomie par rapport au personnalisme officiel de la revue Esprit, toujours publiée, pour trois raisons essentielles. Les deux protestants bordelais ont été réticents à cette « cette primauté inavouée du catholicisme à Esprit » sous l’égide de l’intransigeant Jacques Maritain, de plus en plus bornée par ailleurs à ne constituer qu’une « société de pensée » plutôt qu’un « mouvement d’action ». 

Or, Charbonneau, qui demanda d’être muté de Bordeaux à Pau plutôt qu’à Paris à la suite de sa réussite au concours de l’agrégation afin de demeurer en campagne et fidèle à sa région, était doublement hostile à la centralisation étatique et aux promotions académiques. Aussi « ne ménageait[-il] pas ses critiques envers ce qu’il déplorait être “encore une revue d’universitaires », protestant que « “nous avons assez de ces lieux de rencontre et de congratulations autour de tasses de thé”, où traîne “un vieux relent de libéralisme” sous le prétexte de “confronter des pensées”. » Ainsi la rupture fut-elle consommée entre l’aile gasconne et l’aile officielle du personnalisme, lorsque, en 1938, « Charbonneau et Ellul envoyèrent [à Mounier] leur démission d’Esprit ». Le personnalisme gascon s’est ainsi développé loin des compromis apparents du personnalisme de Mounier aussi bien avec les idéologies dominantes de droite et de gauche, respectivement caractérisées par « les ambiguïtés où s’est complu la revue Esprit d’Emmanuel Mounier sous Vichy », et,  a contrario, par le « souci avéré de faciliter le passage à gauche de l’intelligentsia catholique ». Par contraste, l’inspirateur de la branche gasconne, à la fois bordelaise et béarnaise, du « personnalisme », le philosophe Bernard Charbonneau, assume le fondement original de la doctrine qu’il promeut. Comme l’explique Christian Roy, « Charbonneau prétend tirer le “sentiment de la nature” de la demi-conscience de ses fins où il en est resté dans les mouvements de protestation précédents, affirmant qu’il doit être au personnalisme ce que la conscience de classe a été au socialisme », faisant « pour l’homme de 1946 ce que les théoriciens socialistes ont fait pour le prolétaire de 1848 ». Son œuvre présente les éléments d’une révolution spirituelle dont l’objet se présente commente étant de nature à la fois différente et plus radicale que la lutte des classes : la civilisation technicienne, nocive quelle que soit l’organisation sociale et politique qui prétend s’y constituer.

Bernard Charbonneau

Révolte contre le monde irréel

Au lieu de la tendance supposée de Mounier à l’éclectisme confortable, le personnalisme gascon s’est inscrit dans la radicalité anti-conformiste d’un Bloy, d’un Péguy ou d’un Bernanos, valant à son inspirateur Bernard Charbonneau une véritable traversée du désert éditoriale. Fidèle à son idéal d’une « communauté d’hommes solitaires ayant non pas aboli mais continué le chemin de leur solitude [pour] être capable[s] de mener » la « lutte contre un monde actuel qui nie » les « possibilités d’une vie intérieure », Charbonneau s’est en effet heurté, après-guerre, à l’incompréhension de ses éditeurs contemporains. L’alternative qu’il proposait rompait en effet de manière radicale avec le logiciel de pensée partisane, enfermée dans le « discours stéréotypé » de la politique médiatique qui « enferme enferme les hommes dans des cadres sociaux donnés d’avance (nations, classes, appartenance à un milieu politique ou religieux…) ». Solitaire et solidaire, pour reprendre le jeu de mots de Camus dans sa nouvelle « Jonas ou l’artiste au travail » (1972), Charbonneau estimait, à la fois contre la pensée « parlementaire » et la pensée « totalitaire », contre aussi « l’économisme commun aux systèmes libéral et communiste », que « les seules révolutions efficaces sont celles qui visent à transformer la façon de vivre des hommes ». Or cela n’est possible qu’à une condition : en « mettant en cause la totalité du monde industriel au nom de la préservation de la nature et de la liberté ».

Pour se constituer, cette alternative technocritique implique pourtant de faire ses preuves et de ne pas passer pour un vœu pieux. Cesse donc d’imprimer des livres et cache-toi dans une grotte, pourrait rétorquer spontanément le moderne dans un élan de réalisme infatué. Pourtant, ce réalisme n’en est pas un pour Charbonneau, qui a su au contraire « entreprendre une série de prises de conscience sur “l’irréalité du monde actuel” (faux romantismes qui se glissent dans certaines conceptions de la patrie, de la politique, dans le culte de la vedette et du héros », dont le culte totalitaire du chef charismatique est l’expression achevée, ainsi que les « illusions de la liberté, évasions, etc.) ». C’est pourquoi, Charbonneau n’aura eu de cesse d’appeler à l’action concrète. La révolte du Gascon contre la civilisation technicienne commença dès son adolescence, lorsqu’il vit les chat et les enfants disparaître des rues de Bordeaux au profit de la multiplication des bagnoles et de tout le lot de pollution sonore et aérienne engendré par leur monstrueux encombrement. À cela s’accompagnait l’horrible reflux de la campagne toujours plus remplacée par « l’informe amas de la banlieue » tout autour de la ville, rendant toujours plus long et difficile l’accès des riverains au réel, c’est-à-dire à tous les non-humains qui constituent la richesse du milieu naturel de l’homme : au pétrichor, à la mousse odorante, au murmure du vent dans les arbres, à la faune, à la flore, au feu d’un camp une nuit d’automne.

Pour Charbonneau, l’origine de l’apparition du concept autonome de « nature » dans le monde moderne s’explique en effet par l’enfermement des hommes dans leurs propres infrastructures, engendrant par contraste un besoin jusqu’ici inconnu : le besoin de tout ce qui, n’étant pas de l’homme, est nécessaire à son ouverture sur la réalité. « Étudier le sentiment moderne de la nature, écrit-il dans Le Système et le chaos. Critique du développement exponentiel (1973), c’est le voir naître avec la civilisation industrielle, s’exaspérer contre elle ; esquisser son histoire, c’est rechercher en quoi certains progrès de cette civilisation entrent en conflit avec nos besoins essentiels, c’est donc préciser les causes profondes de la révolution personnaliste en les distinguant des conflits de la superstructure politique qui effleurent notre vie quotidienne. »

Champignon atomique du bombardement nucléaire de Nagasaki

Politique personnaliste

La prétention de la « révolution personnaliste » à être révolution spirituelle plutôt que politique, dans le but de s’attaquer aux causes véritables du malaise moderne plutôt qu’à ses conséquences, pourrait cependant paraître par trop idéaliste et déconnecté des devoirs envers la société. Or, là non plus, il n’en est rien. En réalité, la mode de la politique médiatique contemporaine pour la question environnementale sert souvent à dissimuler une entreprise de détournement des citoyens vis-à-vis des problèmes qui pèsent véritablement sur leur quotidien, permettant aux pouvoirs en place, note Charbonneau dans Le Système et le chaos, de « prendre les devants afin de contrôler le phénomène » d’un mouvement contestataire risquant de s’étendre jusqu’au « principe même de la société industrielle : la croissance ».

Le véritable ennemi politique, mais non « politicien », visé par la révolution personnaliste, est en effet la civilisation industrielle, qui s’est développée en sens inverse de la personne humaine. Critiquant le concept équivoque, matérialiste (et même néo-colonial à certains égards) du « développement » si cher aux modernes géographes, les personnalistes ambitionnent de soumettre l’industrie, non pas à une classe sociale déterminée (les prolétaires), ni aux intérêts d’une nation, mais aux besoins physiques et moraux de la personne humaine, lesquels exigent potentiellement de penser une « décroissance » matérielle toutes les fois où elle fait obstacle à la croissance morale et spirituelle de l’être humain. En termes de solutions concrètes, le groupe personnaliste Ordre Nouveau préconisait ainsi deux grandes réformes du système social et civi. D’une part, « “un minimum vital garanti” garanti à chaque citoyen pour découpler sa subsistance d’un emploi salarié que l’automation est destinée à résorber », ce qu’aucun parti politique français n’a toujours pas imposé ou proposé par voie exécutive ou législative ; et d’autre part, un « service civil » obligatoire qui, sur le modèle du service militaire, aurait pour finalité expresse d’assigner chacun, durant quelques années de sa vie, aux « tâches non qualifiées et aliénantes multipliées par le monde industriel », plutôt que de réserver de telles tâches à l’emploi d’une masse d’individus précaires. Cela aurait pour résultat de permettre à chacun de devenir « libre du reste de son temps pour se consacrer à une vocation créatrice personnelle ».

Là-dessus, l’harmonie entre les deux personnalistes gascons Jacques Ellul et Bernard Charbonneau rencontre ses limites. Pendant la Seconde guerre mondiale, tandis que Jacques Elul est entré dans la Résistance à partir de 1942 avec son camarade Pierre Germain, de son côté, Charbonneau a poussé son hostilité de principe à l’égard du technicisme moderne jusqu’à une méfiance pour les forces Alliées, en plus naturellement de son rejet inconditionnel de l’Axe dominé par l’organisation industrielle du crime par les nazis. Cette attitude, pour aussi fâcheuse qu’elle ait pu paraître au regard des besoins de la Résistance, se justifiait par une lutte transcendantale contre le monde moderne, c’est-à-dire par un combat à l’égard des conditions de possibilité à la fois d’Auschwitz et d’Hiroshima : « Pour vaincre le fascisme, il faut faire la guerre technique, mais la société organisée pour la guerre technique, c’est la société fasciste. » Il faisait ainsi remarquer, rapporte Christian Roy, que « ce n’est pas Hitler qui avait lancé la bombe A, mais un grand pays démocratique et chrétien, et les savants qui l’avaient conçue étaient tels des saints ou des enfants ». Ainsi mettait-il en garde, à la différence d’Ellul, autant contre la Technique que contre la Science propres à la modernité industrielle, avertissant que « l’aboutissement absurde de l’État totalitaire est le fruit d’une révolution profonde ; non quelque horrible démon, mais le mal familier que l’humanité occidentale porte en elle ».

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