Qualifié de « Walt Whitman européen » par Stefan Zweig dans la biographie qu’il lui a consacrée de son vivant en 1910, Émile Verhaeren (1855-1916) est un poète aussi riche et aussi volontaire que son prédécesseur américain. Souvent découvert sur les bancs de l’école, il a connu, comme tous les grands auteurs rencontrés trop tôt, le destin d’être oublié aussi promptement. Pourtant, son souffle et son caractère sont non seulement ceux d’un grand écrivain, mais aussi ceux d’un grand penseur. On retrouve en lui, entre ses Campagnes hallucinées (1893) et ses Villes tentaculaires (1895), toute l’ambiguïté du progrès et les espérances inquiètes de la fin du XIXᵉ et du début du XXᵉ siècle.
Le poète a une terre, et la terre un caractère. Les vers du bon poète se nourrissent de ceux de ses prédécesseurs tout en fertilisant le sol pour d’éventuels successeurs ; il hérite et nourrit tour à tour. Les Flamandes (1883), son premier recueil, illustre ce lien entre la terre et la fertilité ; il loue les plaines, les femmes des plaines et dit comment l’esprit des unes pénètre la chair des autres : « Au grand soleil d’été qui fait les orges mûres, / Et qui bronze vos chairs pesantes de santé. / Flamandes, montrez-nous votre lourde beauté / Débordante de force et chargeant vos ceintures. » (« Aux Flamandes d’autrefois », Les Flamandes) Ouvrage scandaleux lors de sa parution, il donne à voir l’aspect charnel de la Flandre : « Nous vous magnifions, femmes de la patrie, / Qui concentrez en vous notre Idéal charnel. » Il est suivi, trois ans plus tard, par Les Moines (1886), qui, dans un style pareillement descriptif, donne à voir l’aspect spirituel de ces mêmes terres. Zweig écrit : « Toute vitalité robuste et consciente engendre par contraste le goût de la solitude et l’ascétisme. » Ainsi de la Flandre, qui oscille entre « jouissance » et « renoncement », entre l’ouverture des plaines et des habits des Flamandes et la fermeture des cloîtres. Ainsi de Verhaeren, qui se tient dans un balancement classique entre le corps et la terre d’un côté, l’esprit et le ciel de l’autre ; entre les plaines nues et nourricières et la ville vêtue de fer, mais un balancement qui prend des proportions nouvelles, tant les forces de la ville et celles des idées emportent tout, tant la proportion devient disproportion.
Dans les toutes premières lignes de la biographie de Zweig, celui-ci écrit : « Notre époque diffère de toutes celles qui l’ont précédée et ce moment d’éternité que nous vivons impressionne aussi différemment notre sensibilité. Seule, immortelle, la terre reste immuable et sans âge, champ obscur où le retour régulier des saisons fait alternativement éclore et mourir les fleurs. » Or, si nous pouvons le suivre sur la première phrase, en disant qu’il y a bien une révolution de notre sensibilité, il faut le contredire sur la seconde. Non, la terre change et Verhaeren en a une intime conscience. Ce dérèglement de la terre, l’abîme des villes et leur marche prométhéenne rendent l’homme fou. Si les campagnes sont hallucinées, c’est bien parce que les formes de vie de la révolution industrielle tranchent trop avec la vie des champs et des plaines. Verhaeren se tient sur la ligne du mouvement arraché et porté, galvanisé parfois, par la foule.
Les deux visages de la Flandre

Les racines de la poésie de Verhaeren sont doubles, son attachement artistique à sa terre l’est aussi. La Flandre, c’est aussi bien la faim de Saturne, la chair profuse des satyres et des cornes d’abondance, la galerie Médicis au Louvre, c’est-à-dire les toiles de Rubens, que la mystique au cilice des cloîtres, le Nord de la mystique rhénane, Hadewijch d’Anvers, Jan van Ruysbroeck et les autres. L’espèce de paganisme germain et le Dieu intérieur. Pan et le Christ. Mais le modèle, le grand Belge, tel qu’il l’écrit dans la conclusion du texte qu’il lui consacre en 1905, c’est Rembrandt : « Les Rubens, les Titien, les Véronèse, les Velázquez ne sont pas même religieux. […] Rembrandt, tout comme Dante, comme Shakespeare, comme Hugo, est voyant. Jamais peintre ne le fut comme lui, et c’est pourquoi il les domine tous. » Il les domine tous car il s’est isolé de son temps et de son milieu, ce à quoi aspire Verhaeren. C’est ici qu’il faut, après avoir rendu un hommage appuyé à la qualité générale de sa biographie, se distinguer de Zweig. Son acuité au changement est d’une toute autre nature de celle de Verhaeren. Zweig sent le changement car, depuis le navire de son idéal, il voit la terre s’éloigner. Verhaeren le perçoit car, depuis le centre mouvant du cyclone, il voit le vent tout emporter autour de lui.
Dans les poèmes de crise des années 1888-1891 (La Trilogie noire : Les Soirs, Les Débâcles, Les Flambeaux noirs), et de manière récurrente par ailleurs, le soir est le moment privilégié par Verhaeren. Le soleil bas colore le ciel d’un bleu glacial, d’un vert blafard, de colonnes de feu orangées ou d’un pourpre infernal ; le soir est autant la perception d’un possible que celle de son absence de réalité. Le soleil dans le ciel est une porte ouverte trop lointaine pour qu’on l’atteigne. Il est la promesse et la frustration du voyageur (« Les voyageurs », La Trilogie noire). On jauge la force d’un homme à sa capacité à affronter le soir, à l’accueillir en soi pour le faire grandir ou au contraire pour, à l’issue d’une lutte fatale, achever ses espérances. Le soir, Verhaeren se confronte au néant à venir, il sent le vent du Nord courir les mornes plaines. Son adjectif privilégié est « morne ». Abattement, ennui et tristesse proportionnelles à l’aspiration et à la rage de la chair ; recueillement dans un cloître de fer pour contenir le besoin de partir. Les plaines sont mornes car leur exil est un arrachement. Les années de crise, qui ont été une épreuve révélatrice pour son talent poétique, ont été une lutte avec le monde et la mondanité. Ce que combat Verhaeren, ce sont les aspirations et les filets de la vie. Son Dieu est froid comme l’hiver et le fer, comme le montrent ces vers du poème « Le gel » dans La Trilogie noire : « Immutabilité totale. On sent du fer / Et des étaux serrer son cœur morne et candide ; / Et la crainte saisit d’un immortel hiver / Et d’un grand Dieu soudain, glacial et splendide. » Son Dieu est silencieux, comme on peut le voir dans le poème « Pieusement » : « Sois de pitié, Seigneur, pour ma toute démence. / J’ai besoin de pleurer mon mal vers ton silence !… / La nuit d’hiver élève au ciel son pur calice ! » Et dans le silence, qui se transformera en absence, se joue le drame de l’âme trouvant sa joie dans la réalisation que le mal qu’elle se fait est signe de sa force, dans un masochisme puissant de « roi souffrant et ridicule », dans la souffrance réalisée : « La joie, enfin, me vient de souffrir par moi-même, / Parce que je le veux, et je m’enivre aux pleurs / Que je répands, et mon orgueil tait son blasphème / Et s’exalte, sous les abois de mes douleurs », écrit-il dans son poème « Insatiable ».
Cette crise est capitale, car s’y dévoile la soif que le poète a en réserve, l’excès, la démesure à laquelle il faut trouver une forme qui outrepasse la mort : « Mourir ! comme des fleurs trop énormes, mourir ! » (« Mourir », La Trilogie noire). Le corps biologique du matérialisme ambiant et triomphant est atteint, l’âme éclate et se fragmente comme les parties tranchantes d’une grenade. Nouvel héroïsme, nouveau chant. Verhaeren est grand dans le dépassement de cette crise nihiliste qui consiste en une redéfinition du rapport entre l’intérieur de la solitude et l’extérieur du monde. Verhaeren sera dans le monde tout à fait libre et lucide, sans lui appartenir. Zweig écrit : « Les contraires finissent enfin par se rejoindre. La suprême solitude se change en communion suprême. » Pan et le Christ sont morts pour Verhaeren, reste la vie et son essor : « Vivre, c’est prendre et donner avec liesse. / […] Toute la vie est dans l’essor », écrit-il dans son poème « Sur la mer » (Les Forces tumultueuses). Peignant Rembrandt en 1905, Verhaeren se peint lui-même : « Il s’est, comme nous l’avons dit, libéré autant qu’on le peut, de son temps et de son milieu. » Il dit ce qu’il a fait, il s’est libéré autant qu’il a pu de son temps et de son milieu par l’écriture et par l’explosion de l’écriture en lui lors de la crise de la fin des années 1880. Une fois l’âme, le vers et la sensibilité atomisés, une fois la terre, par anticipation d’ailleurs, atomisée elle aussi, il ne reste que les villes, qui aspirent tout et où se rejoignent les multitudes, la nouvelle physique des hommes.
Tous les chemins mènent à la ville
Tous les chemins, toutes les mers mènent à la ville. La ville concentre la nature et la civilisation puisque tout y mène et que tout s’y retourne, s’y rend et s’y abandonne. Le mouvement comme figure abstraite et le rythme du poème unissent aussi bien le fracas des vagues, le vent, que le bain de foule et l’agitation des grands boulevards : « Un vaste espoir, venu de l’inconnu, déplace / L’équilibre ancien dont les âmes sont lasses ; / La nature paraît sculpter / Un visage nouveau à son éternité » (« La foule », Les visages de la vie). L’harmonie nouvelle est l’harmonie du cosmos retrouvée, mais cette harmonie est toujours celle que la lutte a donnée, elle n’est pas première, elle vient après le conflit qu’a traversé le poète. L’harmonie, c’est la force de l’homme au travail pour dominer celle de la nature. Les Campagnes hallucinées sont le témoignage de la victoire de la ville sur les plaines, et le recueil est entrecoupé de chants de fous. La raison naturelle est mise hors jeu, la loi nouvelle est d’airain. L’émancipation est prise dans une radicalité insensée : « Rien n’est plus haut, malgré l’angoisse et le tourment, / Que la bataille avec l’énigme et les ténèbres, » écrit-il dans « Les cultes » (Les Forces tumultueuses). Polemos, le démon grec de la guerre est là et il veille. L’affirmation de la domination de l’homme sur toute chose et avant tout sur lui-même a pour vocation à exciter les cœurs pour qu’elle devienne réalité. La volonté ! Le rythme relâché des phrases, des vers, de la pensée. La confiance portée par la force. Ce qui frappe en premier lieu dans la lecture de Verhaeren, c’est son intime connaissance du changement. Il est parmi les premiers à décrire la transformation des villes et leur force d’attraction, car il aime tendrement ses plaines, leurs eaux, les paysages plats de son pays. Il croit que les tentacules des villes tentaculaires ne sont pas toutes hostiles, Verhaeren croit avoir domestiqué le poulpe : « L’acharnement à tout peser, à tout savoir / Fouille la forêt drue et mouvante des êtres » (« Vers le futur », Les Villes tentaculaires). L’erreur n’est pas pesée, tout en étant sentie, l’accident affleure à chaque vers, les hymnes du progrès galvanisent dangereusement. Et d’un certain côté Verhaeren a conscience du danger. Il a conscience que tout cela rend fou, mais il est emporté. Il dit : « Partons quand même… » (« L’erreur », Les Forces tumultueuses). Et dans ce « quand même » l’humanité est mise en jeu : partons, oui, quand bien même nous ne devrions pas revenir. Partons, allons aux villes : « Puisque la force et que la vie / Sont au-delà des vérités et des erreurs. » Partons quand bien même nous ne devrions plus voir la vie. Car la vie finit toujours par quitter les grands déploiements de la puissance.
Mort et destin de Verhaeren
Le 27 novembre 1916, Émile Verhaeren est connu dans toute l’Europe et la Belgique est dévastée. Sa terre est définitivement morte, « privée de territoire », et la Grande Guerre qui fait rage, – la bataille de la Somme se termine, les hommes meurent encore à Verdun, – abat son idéal : « Car c’est là ton crime et ta honte, Allemagne, / D’avoir détruit en notre temps / L’idée / Que se faisait superbement / L’homme, de l’homme » (Le Crime allemand).
Ce jour-là il vient de donner une conférence à Rouen et se trouve à la gare parmi la foule qui se bouscule, il est poussé, il tombe et meurt après avoir vu ses jambes sectionnées par un train. On pense à un poème des années de crise : « Et tout à coup la mort parmi ces foules, / Ô mon âme du soir, ce Londres noir qui traîne en toi ! » (« Londres », La Trilogie noire). L’accident est consubstantiel à la réussite indiscutable des chemins de fer, chaque vers de métal lancé sur les rails est un mort possible. Il a fallu que ce soit le chantre de l’Europe dégoûté par l’Allemagne, il a fallu que ce soit l’amant des plaines déchiré par la ville, il a fallu que ce soit l’homme rompu par les idées. Contrairement à Zweig, qui est resté sur une ligne idéologique à peu près semblable de la Première à la Seconde Guerre mondiale, dans « le monde d’hier », Verhaeren s’est toujours adapté au contexte de son temps et a souvent fait varier ses idées, acceptant et voyant que les choses changent. Tantôt pessimiste, disant la folie des champs rongés par la ville, inadaptés aux nouvelles formes de vie urbaines, tantôt optimiste, chantant le progrès et la rémission des usines détruites, du royaume belge, jadis puissance de premier rang, désormais en ruines. Disant tantôt la chair, tantôt les idées. Ne s’interdisant aucune, il est marqué par le passage des générations et du temps : fidèle à ceux dont il hérite, c’est-à-dire se proposant de les dépasser, généreux envers ceux qui en hériteront, c’est-à-dire acceptant d’être dépassé. Mais quelle est la nature de ce dépassement ? Dès le début de la guerre, Verhaeren devient farouchement patriote d’un pays sans terre. Dès le début de la guerre, Verhaeren rencontre le visage entraperçu de ses plus belles idées. Le progrès qu’il chantait se nourrit de l’humanité. « Partons quand même… » ; nous nourrirons la bête !
Gabriel Pitous
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