Le mécontemporain : Finkielkraut réhabilite Péguy

En 1992, date de parution du Mécontemporain, Alain Finkielkraut soulignait déjà le caractère actuel de la pensée de Charles Péguy. Deux décennies plus tard, la donne n’a pas changé. L’œil de Péguy s’avère plus que jamais utile et pertinent pour appréhender notre monde. Sa critique de la modernité, son intransigeance et son patriotisme constituent un arsenal dont il serait dommage de se passer.

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Julien Benda

Si le génie de Péguy se suffit à lui-même, il faut rendre hommage à Finkielkraut qui effectue depuis plus de vingt ans un courageux travail de dédiabolisation de Péguy. Car Péguy a été trainé dans la boue. Lui, le dreyfusiste. Lui, le socialiste. Lui, le patriote. Lui, le mystique. Lui, l’intempérant lieutenant de Villeroy. Péguy, l’irréprochable, est celui qui a été le plus diffamé. Péguy, l’incritiquable, est celui qui a été le plus désavoué. Péguy, le pur, est celui qui a été le plus humilié. Après sa mort évidemment. Car aucun de ses détracteurs post-mortem n’auraient eu le courage de l’attaquer de son vivant. De peur peut-être de voir son nom immortalisé dans Les Cahiers de la Quinzaine.

C’est Julien Benda qui, dans La trahison des clercs, attaqua la premier le cadavre de Péguy en 1927 : « Tous les moralistes écoutés en Europe, les Bourget, les Barrès, les Maurras, les Péguy, les D’Annunzio, les Kipling, l’immense majorité des penseurs allemands ont glorifié l’aspiration des hommes à se sentir dans leur nation, dans leur race en tant qu’elles les distinguent et qu’elles les opposent. » Accoler le nom de Péguy à celui de Barrès et de Maurras en faisant du paysan de la Beauce un chantre du nationalisme exclusif et un théoricien racialiste ne tient même plus de l’erreur innocente mais bien de la mauvaise foi. Car Péguy a clarifié la situation il y a longtemps, dans Notre Jeunesse. Il y affirme son refus de ralliement au nationalisme intégral, rappelle l’authenticité de son dreyfusisme et livre une apologie de Bernard Lazare, son maître. Il y a aussi cette menace à peine voilée adressée à Maurras : « […] dans un article de Maurras je trouve, comme il arrive, non point comme un argument, présentée comme un argument, mais comme oubliée au contraire cette simple phrase : nous serions prêts à mourir pour le roi, pour le rétablissement de notre roi, oh alors on me dit quelque chose, alors on commence à causer. » Et de citer plus loin son ami Michel Arnauld (Marcel Drouin) : « Tout cela c’est très bien parce qu’ils ne sont qu’une menace imprécise et théorique. Mais le jour où ils deviendraient une menace réelle ils verraient ce que nous sommes encore capables de faire pour la République […] » Péguy avait dès 1910 rejeté toute récupération par les nationalistes. La confusion qui avait fait suite à la publication du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc n’a été que de courte durée.

C’est Bernard-Henri Lévy qui réactivera la thèse de Benda en 1981 avec L’idéologie française, un livre grandement inspiré des travaux de l’historien israélien Zeev Sternhell. Finkielkraut écrit : « Certes B.-H. Lévy suscitait encore débats et controverses quand il accusait Péguy dans L’idéologie française de parler la langue « ignoble » de la race et de l’instinct, d’éprouver une aversion « bestiale » à l’égard de l’Intellectuel, de démoniser l’Argent et d’être avec Barrès le fondateur du national-socialisme à la française ». Voilà comment Péguy passe, via le prisme bhlien, du statut de socialiste patriote et dreyfusiste à celui de nazi français. Cette analyse toute bhlienne, tout manichéenne (ce qui revient au même) est symptomatique d’un des travers de la gauche post 68. Parce que Péguy synthétise l’exigence socialiste de l’égalité entre les hommes et l’exigence patriotique qui était au départ celle de Jaurès lui-même « à celui qui n’a plus rien, sa patrie est son seul bien », parce que Péguy refuse de séparer, contrairement à Gustave Hervé, le combat social du combat pour la patrie, BHL conclut au national-socialisme de Péguy. Avec ce raisonnement pourquoi ne pas affirmer que le premier Jaurès était lui aussi national-socialiste ?

Le sang pur de Péguy

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Maurice Barrès

D’après Finkielkraut, c’est une citation du Cid dans Notre Jeunesse qui a valu à Péguy tant de procès en sorcellerie : « Je rendrai mon sang pur comme je l’ai reçu ». « Sang pur. Ces mots, comme celui de race, ont coûté très cher à Péguy. Ils lui ont valu de voisiner dans l’enfer idéologique du XXe siècle avec les monstres les plus effrayants », écrit Finkielkraut. Mais le mot de race pour Péguy n’a pas de connotation physiologique, elle implique au contraire une mystique, en l’occurrence la mystique patriotique. « Quand Péguy parle de race, il ne désigne pas une catégorie physique ou les traits héréditaires d’une entité collective, il affirme la liaison intime d’un peuple et d’une idée », souligne Finkielkraut. La race pour Péguy renvoie à la fidélité d’un peuple à lui-même. La pureté qu’invoque Péguy, c’est la pureté morale, celle d’un héritage auquel l’individu doit se soustraire. Cette fidélité à la race est une exigence. Ce n’est ni une fatalité ni une machine à exclure. « Car la race n’est pas, comme le veut le raciste, l’impossibilité de faire autrement, elle se définit par le fait doublement paradoxal de naître avec une parole d’honneur et de pouvoir s’y dérober à tout instant », note justement Finkielkraut.

L’utilisation du mot race dans Notre Jeunesse intervient en plus dans le contexte de l’affaire Dreyfus. L’honneur de la race dont parle Péguy réside précisément dans la défense du capitaine Dreyfus. « Ce que nous défendons, ce n’est pas seulement notre honneur. Ce n’est pas seulement l’honneur de tout notre peuple, dans le présent, c’est l’honneur historique de notre peuple, tout l’honneur historique de toute notre race, l’honneur de nos aïeux, l’honneur de nos enfants. » Défendre Dreyfus, c’est défendre l’honneur de la race dit Péguy. Il est facile de comprendre, au moins en creux, que la race de Péguy n’est pas celle de Barrès et de Maurras dont l’honneur consistait a contrario à accuser Dreyfus de trahison. Quoi qu’en dise BHL, le langage de Péguy n’est pas « ignoble ». Au contraire, il est plein de noblesse.

De plus, il faut bien distinguer le racinement de Péguy et celui de Barrès. Pour le Lorrain, est déraciné celui qui n’a pas plus de compte à rendre à la terre et aux morts. Le barresisme s’oppose au kantisme qui est une pure morale de la subjectivité. Tandis que l’accomplissement du sujet moderne passe par l’auto-détermination, le sujet barrésien n’est véritablement que dans la mesure où il obéit à la loi sacrée de la filiation. En revanche, chez Péguy, « l’amour du concret, la religion du réel, la piété à l’égard de la terre ne s’identifient jamais dans sa pensée au repli de la raison sur la région ou sur la race », explique Finkielkraut. Péguy substitue au pathos romantique de l’appartenance si cher à Barrès une mystique de la race, une mystique qui est une mémoire, une mystique qui est un devoir. « Ce que Péguy désigne sous le nom aujourd’hui si impur et si malsonnant de pureté, c’est donc la vigilance morale de celui qui ne veut pas déroger et non la vigilance ethnique de celui qui veut que chacun reste à sa place et qui dresse des barrières pour éviter à lui-même et aux siens de déchoir dans un « immonde mélange ». »