Pierre Glaudes est professeur de littérature à l’Université Paris IV-Sorbonne. Ses travaux portent sur les romanciers français (Balzac, Chateaubriand, Mérimée) et la littérature d’idée (Joseph de Maistre) au XIXe siècle. Il s’intéresse également au roman et à la nouvelle « fin de siècle » (Léon Bloy, Barbey d’Aurevilly, Villiers de l’Isle-Adam). Il a notamment dirigé l’édition des Œuvres de Joseph de Maistre et du Journal de Léon Bloy dans la collection « Bouquins », chez Robert Laffont.
PHILITT : Selon Joseph de Maistre, la Révolution n’est pas seulement un événement historique, elle a aussi des implications spirituelles. En somme, l’histoire se joue dans les cieux. Pouvez-vous nous exposer sa théologie de la Révolution ?
Pierre Glaudes : Il faut comprendre que Maistre a été témoin de l’événement. Et comme bon nombre de ces témoins, il n’y a d’abord rien compris. C’est d’ailleurs le propre de l’événement au sens philosophique, c’est ce qui fait rupture. Cette rupture introduit dans l’Histoire une forme de désymbolisation. L’Histoire devient illisible, incompréhensible. Toutes les catégories qui permettaient de la penser sont remises en cause. Le travail intellectuel dans les périodes de ce genre consiste à essayer de resymboliser l’Histoire au vu de l’événement, de lui conférer à nouveau un sens, compris à la fois comme signification et comme direction. Et c’est ce que fait Maistre quand il écrit les Considérations sur la France très peu de temps après le déclenchement de la Révolution. Il est, après Burke, un des premiers à écrire un livre qui prétend expliquer ce qui se passe, à chaud.
Le problème qui se pose à lui, catholique et monarchiste, est de comprendre pourquoi le fondement de la monarchie et de la religion chrétienne sont ébranlés de cette façon. Cela se pense pour lui en termes d’irruption du mal dans l’Histoire. C’est un déferlement des forces du mal, des forces de destruction, des forces de négation. Négation sociale, politique, religieuse. La seule explication pour lui est métaphysique, et même théologique puisqu’il faut la situer dans une perspective providentialiste. Il faut donner une explication dont la volonté divine est la clé. Si les événements contemporains se sont produits comme ils se sont produits, c’est qu’ils sont l’expression de la volonté divine. Mais sous quelles conditions Dieu peut-il accepter que le mal se déchaîne ? Il ne s’agit pas de vouloir le mal, il est difficile de penser que Dieu puisse vouloir le mal, mais Maistre peut admettre que, pour une raison supérieure, il puisse consentir à lui laisser carrière. L’hypothèse de Maistre est que la Révolution est un déchaînement du mal utilisé par Dieu au service du bien. C’est un raisonnement un peu complexe mais on voit bien comment le négatif peut être ainsi métamorphosé en positif. Pourquoi Dieu utilise le mal et pour quelle raison ? C’est un châtiment parce que les élites intellectuelles, politiques, religieuses ont failli à leur devoir, à leur mission. Elles sont donc retrempées dans le sang pour être régénérées et avec elles la société tout entière.
PHILITT : Vous avez évoqué Burke. Qu’est-ce que Maistre doit à Burke ?
Pierre Glaudes : Il lui doit beaucoup. Il l’a lu et il y a sans doute dans la pensée maistrienne un moment burkéen. Burke est un libéral conservateur de culture anglo-saxonne, il ne comprend pas cette fascination des Français pour la tabula rasa, pour les grandes phases de destruction des traditions, pour la reconstruction ex nihilo. Cette idée de déconstruction et de refondation qui est dans l’idéologie révolutionnaire lui paraît une insanité, une folie. Burke a une pensée de la tradition, une pensée de la sédimentation historique des apports législatifs, politiques, juridiques, religieux qui font la richesse d’une nation : Burke est convaincu qu’on peut ajuster une tradition, faire évoluer des us et coutumes, sans pour autant faire table rase du passé. Cette pensée prudemment réformatrice intéresse Maistre avant qu’il ne trouve lui-même sa propre voie, plus radicale et essentiellement orientée dans la perspective providentialiste que je viens d’évoquer.
PHILITT : En quoi la philosophie de l’histoire de Maistre s’oppose-t-elle au matérialisme historique des marxistes ?
Pierre Glaudes : Parce qu’elle est finaliste. Parce qu’elle a des fondements théologiques et qu’elle est providentialiste. La dialectique historique des marxistes ne considère pas Dieu comme un agent de l’Histoire. Ce sont des actants collectifs, les masses, les classes qui, dans leurs oppositions, font l’Histoire. Dans le marxisme, l’Histoire relève d’une causalité humaine alors que, chez Maistre, tout est défini en fonction d’une fin qui est divine, providentielle.
PHILITT : À ses yeux, la Révolution française est à la fois satanique et divine. Comment comprendre cette double nature ?
Pierre Glaudes : Pour Maistre, le mal ne crée rien. Il ne relève pas de la catégorie de l’être. Il est un effet purement négatif, il est un néant actif. C’est le paradoxe du mal. Ce néant peut, sous certaines conditions, être utilisé au service de l’être. Et c’est ce que fait précisément Dieu selon Maistre dans l’Histoire. La force de destruction du mal est utilisée comme un châtiment, mais à des fins régénératrices pour refonder la société.
PHILITT : Est-il pertinent d’appréhender Maistre par le prisme leibnizien, à savoir que, si l’homme voit le mal comme le mal, c’est parce que son entendement est fini et qu’il ne peut voir le grand projet ?
Pierre Glaudes : C’est l’argument de la Théodicée. Nul doute que Maistre a lu la Théodicée et qu’il l’a méditée. Chez Leibniz, en gros, c’est une question de focale. L’homme, immergé qu’il est dans des réalités partielles, n’a pas accès à l’harmonie universelle. Il peut donc appeler mal quelque chose qui est un bien. La vision de Maistre n’est pas exactement celle-là. Pour lui, la question du bien et du mal s’articule autour de la notion de sacrifice et autour de la logique historique qui se fonde sur l’économie du sacrifice. Il y a chez Maistre une réflexion, qui lui vient d’Origène, sur le sang, sur cette « âme de la chair » qui est infectée par le péché : d’où selon lui la vertu spirituelle du sang versé. Le sang n’est pas seulement une réalité physique, il contient un principe moral que la Chute a vicié, ce qui confère des vertus rédemptrices au sacrifice sanglant. Ces effusions de sang qui caractérisent la vision maistrienne de l’Histoire sont ce qui permet de retourner le mal en bien. Mais il ne reprend pas l’idée selon laquelle ce que l’homme appelle « mal » est peut-être un bien du point de vue de Dieu. Il considère le mal comme un principe négatif, qui agit partout avec succès dans le monde d’après la Chute et qui cristallise la colère divine. Il va d’ailleurs lui redonner une vitalité et une force considérable. Mais en même temps le mal peut être vaincu par le châtiment. La guerre ou le bourreau sont, pour lui, les instruments privilégiés du châtiment : le sang qu’ils font couler a un effet salvifique.
PHILITT : Pour quelles raisons la France subit-elle ce châtiment divin qu’est la Révolution ?
Pierre Glaudes : Maistre considère que la noblesse, le clergé et la monarchie française, les Bourbons, à commencer par Louis XIV lui-même, notamment à cause de son gallicanisme, ont laissé s’installer, au cœur de la monarchie absolue, des ferments qui ont, de proche en proche, permis à la Révolution de s’épanouir. Pour Maistre, il y a une continuité entre la révolution religieuse – la Réforme – et la révolution politique jacobine. Pour lui, il y a une solidarité entre toutes ces formes de révolte et de désobéissance contre l’autorité qu’ont été le protestantisme, le jansénisme, le gallicanisme et la philosophie des Lumières. Ce sont des adversaires de la souveraineté qui, dans l’ordre intellectuel, ont tous concouru à l’affaiblissement du principe monarchique et à l’ébranlement de ses fondements catholiques.
PHILITT : Maistre est Savoyard. Quel est le statut de la Savoie à l’époque ?
Pierre Glaudes : La Savoie n’appartient pas à la France. Elle est envahie par les armées révolutionnaires alors qu’elle appartient au royaume de Piémont et de Sardaigne. Maistre a fait une partie de ses études à Turin. Et il restera toute sa vie fidèle au roi de Piémont. Quand les armées de la Révolution envahissent la Savoie et occupent Chambéry, il part. Il s’exile, d’abord en Suisse. Il a ensuite une vie itinérante avant de se fixer comme diplomate sarde à Saint-Pétersbourg.
PHILITT : Sa formule célèbre « le rétablissement de la Monarchie qu’on appelle contre-révolution, ne sera pas une révolution contraire, mais le contraire de la révolution » nous dit quelque chose d’important sur la manière dont Maistre envisage d’être réactionnaire. En quoi cela le distingue-t-il d’un Bonald par exemple ?
Pierre Glaudes : Bonald et Maistre ont beaucoup de points communs. Ils sont d’accord, pour l’essentiel, sur les causes de la Révolution. Ils sont en divergence sur un point : Bonald est vraiment un aristocrate de tradition française attaché aux libertés gallicanes alors que Maistre, qui est Savoyard et qui raisonne à l’échelle d’une politique européenne, pense qu’il faut une clé de voûte à l’édifice politique qui ne peut être que spirituelle. C’est pour cela qu’il est attaché au rôle temporel de la papauté. Il y a sur ce point une différence majeure entre eux. En ce qui concerne leur façon respective d’être réactionnaire, Bonald est un traditionaliste et cela vient de ce que sa théorie, sa théologie se fonde sur l’idée de révélation primitive. Tout vient de là, tout tient dans cela. S’écarter de cette révélation primitive est nécessairement mauvais. Toute novation, tout désir de changement constitue une forme de déraison.
Pour Bonald, cette révélation est celle d’une raison universelle qui est Dieu. Maistre ne développe pas de théorie de la révélation primitive. Il défend au contraire la thèse des idées innées. Si l’homme contient une vérité en lui, elle est dans sa conscience. Elle est dans ce germe divin que Dieu a déposé en nous et que la Chute n’a pas suffi à faire périr. Alors que Bonald est fixiste, Maistre est historiciste. Maistre rompt avec le mécanisme des Lumières pour développer une pensée organiciste qui veut que les choses croissent lentement et imperceptiblement.
Pour comprendre la volonté divine, il ne faut pas être reconduit à une vérité révélée qui serait donnée une fois pour toutes, il faut regarder comment les choses se développent dans l’Histoire avec l’idée, défendue dans l’Essai sur le principe générateur, qu’il y a des « usurpations légitimes ». Au départ, ce qui installe un pouvoir peut paraître une usurpation parce que c’est un coup de force, mais si le temps permet à travers les siècles à ce pouvoir de durer, selon ces principes historiciste et providentialiste, c’est que la volonté divine y souscrit. Conséquence très importante : chez Bonald, il y a un seul modèle de souveraineté légitime, à savoir la monarchie fondée sur des principes religieux. Chez Maistre, il y a un relativisme historique dans des limites très précises. Selon les pays, Dieu a pu vouloir que tel ou tel régime s’installe, même si la monarchie est le plus « naturel » dans l’ordre providentiel. Et puis, à l’horizon de l’Histoire chez Maistre, il y a une eschatologie. Même si la Restauration lui apparaît comme une occasion ratée de refonder la monarchie, il attend toujours que Dieu se manifeste et que, par une sorte d’acte décisif, il renverse le cours de l’Histoire. Il est tourné vers l’avenir alors que Bonald regarde vers le passé, vers l’origine.
Bonald et Maistre s’entendent assez cependant pour combattre la Charte octroyée par Louis XVIII au peuple français au début de la Restauration. Maistre, qui a écrit son Essai sur le principe générateur pour combattre en Russie la réforme de Speranski et exercer son influence sur Alexandre Ier, défend dans cet ouvrage le primat de la parole sur l’écriture, notamment en matière politique : les lois constitutionnelles résultent de traditions orales, vouloir écrire une constitution de main d’homme est une folie. Or, c’est avec l’aide de Bonald qu’il publie ce même Essai en France au moment de la Charte qui lui apparaît comme une concession de trop à l’idée révolutionnaire. On le voit, les divergences philosophiques n’empêchent pas les convergences politiques entre les deux penseurs contre-révolutionnaires.
Autre différence, Maistre est beaucoup plus écrivain que Bonald. Bonald est un penseur systématique, l’un des précurseurs du sociologisme français, qui a jeté les bases d’une théorie de l’homme social dans des traités en bonne et due forme (lesquels paraissent parfois rébarbatifs). Maistre n’est pas un homme de système, il pense par aperçus, par image, par paradoxe. C’est un homme de conversation, un essayiste brillant. Ce sont deux attitudes intellectuelles très différentes, dont les effets sur les lecteurs sont eux-mêmes très différents.
PHILITT : Comment se fait-il alors qu’on fasse de Maistre l’archétype du réactionnaire ?
Pierre Glaudes : Il y a chez lui un certain nombre d’éléments de doctrine qui ont frappé ses contemporains et les générations qui ont suivi. Ainsi du statut qu’il assigne au bourreau. En disant que le bourreau, c’est-à-dire celui qui peut légalement donner la mort, tient son pouvoir de Dieu et qu’il est la « pierre angulaire » des sociétés, sans laquelle celles-ci n’ont pas de pérennité, Maistre a marqué les esprits de son temps et les générations ultérieures au XIXe siècle. En tant que défenseur de la peine de mort, il sera la cible de Victor Hugo dans Le dernier jour d’un condamné, par exemple. De même, ses positions sur la guerre ont choqué : dire que la guerre est divine, qu’elle a une fonction sacrificielle a heurté les consciences (a fortiori après la première et la deuxième guerres mondiales). En outre, Maistre défend la thèse de l’irrésistibilité de l’autorité politique légitime. Pour lui, on ne peut pas résister à la souveraineté du monarque chrétien tel qu’on le connaît en Occident, on n’en a pas le droit : ce monarque n’est responsable que devant Dieu. Maistre fait la distinction entre ce monarque et le despote oriental, qui ne connaît que la force et peut être renversé par elle. Le monarque de droit divin, dans la mesure où il tient son pouvoir de Dieu, est irrésistible aux autres hommes : seul Dieu a le pouvoir de le châtier s’il trahit sa mission sacrée.
La philosophie maistrienne de l’autorité et certains passages de son œuvre (les Lettres sur l’inquisition espagnole par exemple où il légitime cette institution) ont donc été perçus comme une préfiguration du totalitarisme. C’est la thèse d’Isaiah Berlin. Je ne crois pas du tout que ce soit le cas. Dans la monarchie que Maistre appelle de ses vœux, la religion, les coutumes, les ordres qui composent la société empêchent le souverain d’« abuser de sa puissance ». Protégée de l’arbitraire, cette monarchie-là garantit les droits de chaque individu et les particularismes locaux, hérités de traditions immémoriales : elle s’oppose à une forme de totalitarisme de la raison que Maistre perçoit dans les Lumières et dans son homme unidimensionnel, sous-jacent à l’idéologie des droits de l’homme et au centralisme jacobin. Certes, cette monarchie repose sur l’idée, lucide selon Maistre, qu’une société ne saurait aller sans inégalités de condition, mais elle en adoucit la rigueur car elle permet à chacun de s’élever socialement en retenant l’attention du monarque par ses talents et ses services.
PHILITT : Si à ses yeux, la Révolution française est une seconde chute, quel type d’humain la société post-révolutionnaire produit-elle ? Préfigure-t-il en quelque sorte le dernier homme de Nietzsche ?
Pierre Glaudes : Tout se pense pour lui en termes théologiques et à la lumière de la Chute. Dans cette perspective, la Révolution, au lieu de diminuer la force du mal parmi les hommes, l’a fait déferler avec une violence sans précédent. À cet égard, elle constitue une forme de dégénérescence, de retour de la sauvagerie et de la barbarie, d’approfondissement de la Chute qui appelle en retour une réaction divine en faveur du salut de l’humanité.
PHILITT : Les révolutionnaires, parce que matérialistes, athées, rationalistes, sont-ils pour lui des nihilistes ?
Pierre Glaudes : Bien sûr. Maistre invente d’ailleurs le mot de « rienisme » à propos du protestantisme. Le protestantisme est un rienisme. Selon lui, ce principe nihiliste est au cœur de toutes ces formes philosophiques (matérialiste, athée, anti-autorité) qui, depuis la Renaissance jusqu’aux Lumières, ont fleuri en Occident.
PHILITT : Comment Joseph de Maistre fait-il pour conjuguer son appartenance à la franc-maçonnerie et son catholicisme ?
Pierre Glaudes : Il a évolué au cours du temps par rapport à la franc-maçonnerie. Maistre est initié vraisemblablement vers 1772 à Turin. Puis, une fois rentré en Savoie, il intègre une loge assez mondaine, affiliée à la loge de Londres et qui s’appelle les Trois Mortiers. Très vite, en 1778, il se rapproche du Rite écossais rectifié et rentre dans une autre loge, la Parfaite Sincérité. Il va être un maçon actif et illuminé. Il va se nourrir de toute une littérature ésotérique qui explique d’ailleurs certaines particularités de sa philosophie. Mais, avec la Révolution, les choses vont changer, il va prendre ses distances par rapport aux milieux maçonniques, même si la branche de la maçonnerie à laquelle il appartient était sans doute la plus réticente à l’égard des événements révolutionnaires. Il faut savoir en effet qu’à cette époque, il a trois grands courants dans la franc-maçonnerie : le premier, inspiré par la philosophie des Lumières, favorable à la Révolution, un autre courant déiste, proche du rite anglais, plus modéré, et un courant mystique, auquel appartient Maistre, qui se retrouve dans le Rite écossais rectifié.
PHILITT : Donc maçonnerie n’est pas nécessairement synonyme de Révolution…
Pierre Glaudes : Pas du tout, il y a plusieurs maçonneries. Le livre de l’abbé Barruel dont la thèse, qui identifie les maçons à la Révolution, n’a cessé d’être reprise, fausse parfois la perspective. Barruel ne prend en compte qu’une partie de la maçonnerie. Il existe des francs-maçons hostiles à la Révolution, notamment les maçons mystiques comme Maistre.
PHILITT : Finit-il par quitter la franc-maçonnerie ?
Pierre Glaudes : C’est difficile à savoir. Après la Révolution, il ne semble plus affilié mais il a tout un réseau d’amis qui sont maçons. Plus le temps passe, plus il s’éloigne de tout engagement maçonnique par souci de l’orthodoxie catholique et pour rester dans le giron de l’Église. Ainsi, à Saint-Pétersbourg, tout en gardant des accointances maçonniques, il se montrera sévère à l’égard des maçons qui veulent s’affranchir de l’autorité ecclésiastique et qui prétendent fonder une nouvelle religion.
De la maçonnerie, il conservera toutefois des enseignements qui marqueront sa relation à la culture. En particulier, il restera attaché à cette idée maçonnique d’une vérité seulement accessible à certains esprits distingués, vérité qu’il n’est pas bon de communiquer à tous. Pour Maistre, l’ignorance des vérités ultimes par la plupart des hommes, notamment en politique, est nécessaire au bon fonctionnement des sociétés. D’où la question du livre comme moyen de diffusion des savoirs. Écrire un livre, c’est écrire pour tous. Une fois rendu public, le livre échappe à celui qui l’a écrit. À cette large diffusion de l’imprimé, Maistre préfère l’usage consistant à faire circuler un manuscrit dans un cercle restreint, sans le publier, et en l’accompagnant de commentaires lors de conversations. C’est comme cela qu’il agira à Saint-Pétersbourg. Il fera circuler ses textes dans les salons, conformément à sa conception de la communication restreinte. De la même façon, il tentera d’être le mentor du prince, en France comme en Russie. Même si c’est sur une période très courte, il aura l’oreille d’Alexandre Ier après la chute de Speranski. En revanche, malgré ses tentatives, il ne parviendra qu’à exercer une influence limitée sur Louis XVIII et sur ses conseillers.
PHILITT : Joseph de Maistre est-il un enfant paradoxal des Lumières ? Puisqu’il les critique, pour ainsi dire, de l’intérieur.
Pierre Glaudes : Robert Triomphe, qui a consacré une thèse importante à Maistre, disait qu’il était un « Voltaire retourné ». Maistre connaît sur le bout des doigts Voltaire même s’il ne le dit pas trop. Il le cite souvent en omettant de mentionner ses sources. Il y a une sorte de mimétisme et en même temps de rivalité entre lui et les hommes des Lumières. C’est vrai aussi pour Rousseau à certains égards. Il est imprégné de leur pensée, il pense dans le même cadre, à partir des mêmes présupposés, qu’il retourne. Il est leur antagoniste.
PHILITT : Sa détestation de Rousseau ne témoigne-t-elle pas d’une rivalité mimétique ?
Pierre Glaudes : Rivalité mimétique je ne sais pas. Il y a d’abord un mépris aristocratique pour cet homme de basse extraction dans lequel il voit une sorte de valet envieux. C’est la morgue aristocratique de Maistre. Sinon, il ne peut pas lui pardonner l’idée de contrat social, l’idée de souveraineté du peuple qui lui paraissent deux monstruosités. Mais quand Rousseau dit que la démocratie ne peut convenir qu’à un peuple de dieux, cette idée lui convient, car elle contient en elle-même la critique de la démocratie : nous ne sommes pas des dieux donc la démocratie est impossible. On voit bien comment Maistre peut retourner Rousseau. Il lui est hostile politiquement mais il y a des points sur lesquels ils se rejoignent, notamment dans la « confession du vicaire savoyard » où l’auteur de l’Émile développe la forme de la conscience comme instinct divin. On voit bien comment cette conception de la conscience va dans le sens des idées innées que développe Maistre. Il peut dès lors faire jouer Rousseau contre l’athéisme des Lumières : contre d’Holbach, Diderot et les autres. Maistre défend la monarchie et Rousseau défend la souveraineté populaire, mais ils définissent la souveraineté dans les mêmes termes, comme irrésistible et toute-puissante. Ils ont en commun une même conception de la souveraineté même si elle n’est pas exercée par les mêmes forces.