Je suis une légende : trahison cinématographique

Le roman de Richard Matheson Je suis une légende paru en 1954 est un chef d’œuvre de science-fiction. Il raconte l’histoire de Robert Neville, seul homme ayant échappé à une pandémie qui transforme la population en vampire. Plongé dans une solitude absolu, Neville tente de trouver un vaccin contre ce fléau. Le jour, il arpente les rues désertes de la ville afin de dénicher du matériel et des cobayes. La nuit, il vide des verres  de whisky et combat son voisinage devenu particulièrement hostile. Puissante réflexion sur la condition humaine et sur la question de l’altérité, Je suis une légende est une véritable leçon de relativisme. En dénonçant l’anthropocentrisme et en montrant qu’être homme n’est pas une valeur en soi, que la légitimité et la dignité de l’existence sont toujours conditionnées par le règne de la majorité, le roman de Matheson peut se targuer d’une certaine dimension philosophique.

richard-matheson-912
Richard Matheson

Seul homme parmi les monstres, seul être de lumière parmi les fils de l’ombre, Neville incarne cet Autre inquiétant. Il est l’altérité nécessaire qui permet aux vampires de se définir négativement. Ils sont ce qu’ils sont car ils ne sont pas ce qu’il est. Le vampire est ce que l’homme n’est pas. Neville n’est plus qu’une aberration dangereuse qu’il s’agit de détruire. Il est craint et symbolise un ordre ancien En mourant, Neville devient cette légende. Celle de l’homme. « La boucle est bouclée, pensa-t-il au moment de sombrer dans la nuit définitive. Une nouvelle terreur est née de la mort, une nouvelle superstition s’installe dans le monde… Je suis une légende… »

Trahison cinématographique

On reconnaît un grand livre au fait qu’il est impossible de l’adapter au cinéma. Cela est vrai pour les chefs d’œuvre absolus : Voyage au bout de la nuit, Don Quichotte. Et quand parfois un réalisateur de talent arrive à en adapter un – l’Idiot de Dostoïevski par Kurosawa par exemple – il est tout de même renvoyé aux limites du septième art. Cette règle est également valable pour des ouvrages de moindre ambition. Les bévues cinématographiques que représentent les deux adaptations du roman de Matheson n’existent finalement que pour mettre en valeur l’œuvre originale.

The-omega-man-affiche

En effet, Le Survivant (1970) avec Charlton Heston et Je suis une légende (2007) avec Will Smith ne sont que d’affreuses trahisons. Les films échouent aussi bien l’un que l’autre à retranscrire la profondeur métaphysique qui habite le livre. Et pour cause, ils s’appliquent plus à déformer la trame originale (certainement pour répondre à l’exigence hollywoodienne du happy ending) qu’à exprimer fidèlement le propos. Alors que dans le roman, Neville est seul du début à la fin (un miraculeux chien vient un moment l’extirper de sa solitude), les deux films mettent en scène d’autres personnages humains, un contre-sens impardonnable qui annihile automatiquement le message authentique. Pire encore, les deux adaptations s’achèvent sur la possibilité d’un renouveau de la communauté humaine. La leçon de relativisme se vaporise pour laisser place à une touche d’optimisme débile. Hollywood n’arrive pas à aller au bout de la noirceur de ce roman qui en faisant mourir son héros fait dans le même temps mourir l’humanité. Un poids peut-être trop lourd à porter pour ce cinéma pseudo-bienveillant.

M.