M. Ouine n’existe pas. Ce n’est pas un être. Privé de positivité, il doit puiser en autrui les conditions de possibilité de son agir. M. Ouine ne se meut pas de lui-même, il n’est pas animé, au sens littéral. En lui ne réside aucun souffle, aucun principe. Par conséquent, sa vie est une illusion, un reflet putride de celle qu’il dérobe aux autres.
M. Ouine rappelle le trou noir des physiciens : il attire inévitablement, absorbe indéfiniment, mais jamais rien ne s’ajoute à lui. La somme de son être est toujours nulle. Aucune lumière ne peut émaner de cette carcasse flasque, de cette chair disgracieuse qui donne l’impression de fondre sans cesse. M. Ouine est dans un état de liquéfaction perpétuelle « car la chaleur lui a toujours été contraire ». Dans la tradition chrétienne, la chaleur est symbole d’amour, un sentiment que M. Ouine ignore. Au contact de la vie vivante, le professeur de langues opère un double mouvement : il se l’approprie mais la rejette aussitôt car elle est son inverse. M. Ouine ne peut contenir la chaleur de la vie. Une fois absorbée, elle le consume de l’intérieur, comme une flamme dans un glaçon. La vieille châtelaine, Jambe-de-Laine, prévient l’enfant Steeny : « Je vais vous dire mon cœur : comme d’autres rayonnent, échauffent, notre ami absorbe tout rayonnement, toute chaleur. Le génie de M. Ouine, voyez-vous, c’est le froid. Dans ce froid l’âme repose. »
« L’enfer, c’est le froid. »
Bernanos opère un renversement symbolique ou plutôt il rappelle ce qui a été mal compris. L’imagerie classique associe le mal et l’enfer au feu. Or, « l’enfer, c’est le froid », explique la châtelaine. Bernanos fait aussi dire au médiocre maire de Fenouille « le feu, c’est Dieu ». M. Ouine incarne ce renversement. Ce n’est pas un tiède – peut-être ne sera-t-il pas vomi? – c’est un froid, un vampire, un suceur de vie. M. Ouine, c’est le contraire de l’amour, de la chaleur, du feu de Dieu. M. Ouine, c’est la haine. Steeny ne croit pas Jambe-de-Laine quand elle le met en garde. Lui pense que la haine est bouillonnement et perpétuelle agitation. Ce à quoi elle répond : « Si vous étiez un homme et non pas un gamin raisonneur, vous sauriez précisément que ça ne bouge pas. Une eau claire et glacée, voilà ce que c’est, la haine. » En effet, M. Ouine trompe son monde. Il donne une impression de sagesse, de calme, de sérénité. Mais sa sagesse est un leurre, une grossière imitation, une fausse sagesse car elle est sans amour. M. Ouine est l’homme du désespoir, du renoncement, de la déception. C’est l’anti-prêtre. M. Ouine est un oiseau de mauvaise augure, le message qu’il porte est sans contenu. Les personnes qu’il séduit n’ont rien à apprendre de lui, M. Ouine n’est porteur d’aucun secret. Steeny, fasciné par le professeur de langues, veut être son disciple, mais en dernière instance M. Ouine le rejette. « Le diable, c’est l’ami qui ne reste jamais jusqu’au bout… »
Chaque jour qui se lève est pour M. Ouine un nouveau combat qui commence, un combat contre la vie. Et le matin lui rappelle ponctuellement sa non appartenance au monde. « Car le matin semble l’exclure dédaigneusement de la vie, le rejeter avec les morts. Il le hait. » Le matin est le symbole bernanossien de l’espérance. Chaque aurore est un défi lancé à l’esprit du néant.
« Il se rappelait n’avoir jamais détesté qu’une contrainte, celle dont le principe était en lui, la conscience du bien et du mal, pareille à un autre être dans l’être – ce ver […] » M. Ouine n’est pas un homme dans la mesure où il n’accepte pas l’existence d’une conscience morale. Il refuse cette instance en lui, cet autre lui, qui lui rappelle qu’il est une créature de Dieu. M. Ouine n’admet pas d’avoir une âme. Cette dualité le répugne. Il rejette la transcendance et se complaît dans une immanence crasse et visqueuse. M. Ouine rêve de n’être qu’un corps.
La mort de M. Ouine
Le corps de M. Ouine est le reflet de son âme, ou plutôt de son absence d’âme. Cette chair, rien ne la soutient. M. Ouine dégouline, car le corps ne peut se maintenir sans l’âme. Il se décompose. M. Ouine est toujours déjà mort. « Drôle de visage ! L’ossature en semble détruite, comme si la peau ne recouvrait plus qu’une sorte de graisse molle. Les chairs affaissées font paraître le crâne énorme. Les joues que retient mal la saillie des pommettes, pendent vers le cou, font au niveau des mâchoires deux poches qui élargissent le bas de la figure au point que le cou, lorsqu’on l’examine avec plus d’attention, a l’air de s’être démesurément allongé : on dirait qu’il fléchit sous le poids, ainsi que la tige d’une fleur monstrueuse. Les cheveux, collés par la sueur, s’érigent en touffe. « Il ressemble à Louis-Philippe » », pense Steeny.
Ce corps flasque refuse de mourir, il se défait sans angoisse, dans l’indifférence la plus totale. « Un homme vraiment robuste serait enterré depuis longtemps, mais celui-ci est de complexion molle, humide. C’est comme si vous tapiez sur un édredon avec un sabre. » Il est difficile pour M. Ouine de mourir car c’est à peine s’il vit. La mort n’est rien pour lui car sa vie n’est pas vivante. Seuls les vivants meurent. Un mort peut-il véritablement mourir? Son corps est mou car il est sans souffle, sans énergie. Ce qui caractérise fondamentalement M. Ouine, c’est son néant ontologique. « Mon âme n’est qu’une outre pleine de vent », clame-t-il sur son lit de mort avant d’ajouter « Il n’y a rien. Retenez ce mot : rien ! » et « Je suis vide. ».
La mort de M. Ouine est un non évènement L’âme ne quitte pas le corps pour s’élever. C’est ce dernier qui s’effondre sur lui-même, qui s’affaisse presque par hasard. Cette chose jusque là dressée sans être soutenue s’écroule enfin. « Je ne puis concevoir ce dédoublement de moi-même, ce désaveu, cette décomposition bizarre… » Ce pur néant n’éprouve ni l’union (la vie) ni la désunion (la mort) de l’âme et du corps. La mort de M. Ouine est à l’image de sa vie : elle n’existe pas.