Si le traditionalisme burkéen pèche par une purge trop manifeste de la raison spéculative au profit d’une évolution historico-organique, Aristote, quant à lui, manque de mise en perspective historique et se voit, par conséquent, dans l’impossibilité de situer sa théorie des vertus au prisme d’une tradition. Le philosophe écossais, dans un effort salutaire, entend restituer la pensée du Stagirite au sein d’une tradition des pratiques sociales et, ce faisant, placer la pratique au centre de la matrice théorique d’une éthique des vertus – pratique qu’Aristote à bien su saisir mais dont l’articulation demeure incomplète, tant son éthique puise ses racines au moins autant dans l’observation critique desdites pratiques et opinions communes que dans une conception ontologique de l’être. MacIntyre conserve la visée téléologique des vertus laissée par l’auteur de l’Ethique à Nicomaque, l’allégeance envers sa « biologie métaphysique» en moins.
Voici la définition macintyrienne de la pratique : « toute forme cohérente et complexe d’activité humaine coopérative socialement établie par laquelle les biens internes à cette activité sont réalisés en tentant d’obéir aux normes d’excellence appropriées, ce qui provoque une extension systématique de la capacité humaine à l’excellence et des conceptions humaines des fins et des biens impliqués ». Par exemple, le football et les échecs constituent des pratiques (mais pas le simple fait de bouger un pion sur un échiquier qui, en soi, n’a rien à voir avec une quelconque forme d’excellence ; forme précisément fixée par la pratique « jouer aux échecs » qui sous-entend « bien jouer aux échecs » conformément à la finalité du concept des échecs). Il faut noter ici la façon dont MacIntyre transpose les trois éléments structurants de la théorie aristotélicienne des vertus (« une conception de la nature humaine telle qu’elle est, la conception des préceptes de l’éthique rationnelle et la conception de la nature humaine telle qu’elle pourrait être si elle réalisait son telos ») à l’intérieur d’une pratique sociale, c’est-à-dire en les décrochant d’une ontologie générale de l’homme. Une vertu peut alors se définir comme « une qualité humaine acquise dont la possession et l’exercice tendent à permettre l’accomplissement des biens internes aux pratiques et dont le manque rend impossible cet accomplissement ». Par ailleurs, reproduire ou pénétrer une pratique implique d’accepter l’autorité de ses normes de perfectionnement encadrées par l’institution (en l’espèce, le club d’échecs).
Pour continuer avec l’illustration des échecs et préciser le concept de bien interne, nous pouvons considérer qu’il existe deux types de bien dans cette pratique : les biens spécifiques au jeu (les normes d’excellence ou vertus) constituent des biens internes, alors que les biens externes au jeu (à la pratique des échecs) sont induits par lui (par exemple : la renommée et l’argent sont des biens externes, autrement dit le couronnement de notre succès dans cette pratique). De cette dichotomie entre deux types de bien relatif aux pratiques, il est possible de relever l’éventualité d’un conflit entre les biens internes et externes (l’exercice du courage ou de la justice peut, dans certains cas, freiner ou résorber ma réussite financière), mais aussi, et c’est ici qu’un point de rupture avec Aristote s’éclaire, entre les vertus elles-mêmes (c’est à dire entre les biens internes ; entre la justice et le courage par exemple).
Il est évident qu’un conflit de ce genre annoncerait pour le Stagirite un défaut de caractère. La différence fondamentale entre les deux auteurs se présente de la sorte : c’est par l’intermédiaire des pratiques que l’on peut identifier, pour MacIntyre, l’intérêt et la fonction des vertus, contrairement à Aristote qui effectue le même travail « grâce à la notion d’un type de vie humaine qu’on peut appeler bon ». D’où la contradiction possible entre les vertus qui s’explique par la mise en concurrence de moult pratiques fonctionnant sur la base de vertus spécifiques, bien que toutes les pratiques (et donc les vertus relatives à ces pratiques) ne se valent pas. L’homme doit se demander « quel est le bien pour moi ? » (un bien conforme à mon histoire, c’est-à-dire à « l’unité d’un récit incarné dans une vie unique ») mais aussi, et surtout, « quel est le bien pour l’homme ? ». Répondre à la seconde question c’est encore « demander ce qu’ont en commun toutes les réponses » à la première : il me faut savoir de quelle histoire je fais partie pour pouvoir entreprendre une quête narrative tendue vers la découverte du Bien qui devrait me permettre d’ordonner les autres biens. Cette quête du Bien apparaît comme celle d’un « telos qui transcende les biens limités des pratiques en constituant le bien d’une vie entière », et il y a « au moins une vertu reconnue par la tradition qui ne peut être définie sauf référence à l’ensemble d’une vie humaine, la vertu d’intégrité et de constance ». Dans cette affaire, les vertus « nous soutiennent dans la quête du bien, en nous permettant de triompher des dangers, et accroissent la connaissance que nous avons du bien et de nous-même » ; elles « trouvent leur but et leur intérêt non seulement dans le maintien des relations nécessaires pour que les divers biens internes aux pratiques soient accomplis, dans le maintien de la forme d’une vie où l’individu peut rechercher son bien comme bien de sa vie entière, mais surtout dans le maintien des traditions qui donnent aux pratiques et aux vies individuelles leur contexte historique nécessaire ». Vient alors s’ajouter une troisième vertu faisant référence à l’ensemble d’une vie humaine : « le sens des traditions auxquelles on appartient ou auxquelles on fait face ».
MacIntyre érige ainsi une philosophie morale conservatrice sans se faire laudator temporis acti : il réalise – à l’instar de Michael Oakeshott – une cohabitation habile entre le sens de la tradition et l’horizon indépassable de notre modernité fédérée par la figure bipolaire de l’individu-sujet.