Andreï Tarkovski est un cinéaste russe, né en 1932 à Zavroje au bord de la Volga. Son père fut le célèbre poète Arséni Tarkovski. Il étudie à Moscou la peinture, la musique et l’arabe. En 1959, il rentre à la célèbre école de cinéma soviétique, le VGIK, dont seront aussi issus Otar Iosselani ou Alexandre Sokourov. Il fut le premier cinéaste à faire sortir le cinéma soviétique du réalisme auquel il s’attachait jusque-là, dont la figure de proue fut Sergueï Eisenstein. Il réalisa, après son court-métrage de fin d’études, Le rouleau compresseur et le violon en 1960, sept longs-métrages : L’Enfance d’Ivan (1962), Andrei Roublev (1966), Solaris (1972), Le Miroir (1974), Stalker (1979), Nostalghia (1983) et Le Sacrifice (1986).
En voyant les films d’Andreï Tarkovski, plusieurs mots viennent à l’esprit : contemplation, poésie, lenteur… On remarque aussi la force des personnages, particulièrement celle du personnage principal de chacun de ces films, que la caméra suit, observe et explore par tous les côtés. On voit dans leur regard une certaine folie, une inquiétude ou un mal-être qui les pousse vers un ailleurs.
Une quête, élément typique de la littérature médiévale, désigne une situation dans laquelle le héros ressent un manque, manque que souvent il peine à identifier. La quête est souvent vécue et représentée comme un besoin supérieur à l’individu, un besoin qui le dépasse et auquel il se soumet. Les personnages tarkovskiens vont donc « se mettre en quête » de cet élément inconnu. Selon la définition classique, une quête est accomplie par un personnage unique (pouvant certes être aidé par d’autres). La particularité, la force des personnages principaux chez Tarkovski mérite qu’on s’attarde sur ces figures.
Le personnage tarkovskien est avant tout un être de sensation. Il suffit pour cela de voir les nombreux plans qui suivent les personnages de dos, et nous donnent à voir ce que ceux-ci regardent. En réalité, ils observent ce qui les environne, ils apprécient la durée nécessaire à l’expérience sensible. Ils sont comme à l’affut de la moindre chose qui les entoure, à l’affut d’un signe, signe qui émane le plus souvent de la nature. On pense ici à un plan de Stalker (film qui relate l’expédition de deux personnages, menés par un guide, le Stalker, dans la « Zone », où, dit-on, se trouve un endroit censé exaucer les vœux) où celui-ci sent un phénomène arriver, et dit aux deux autres de ne plus bouger. Ceux-ci protestent, puis arrive une bourrasque de vent impressionnante et ils restent comme bouche bée. Toujours dans ce film, de ces trois personnages, qui tous se mettent en quête, seul le Stalker sera celui qui comprendra le fonctionnement de la zone, de cet espace à géométrie variable (à la géographie mesurée à l’aide d’un écrou). On voit aussi le Stalker se ressourcer en s’allongeant dans la fange, près d’un chien errant, geste qui le rapproche de la nature et le fait entrer en communion avec elle par le biais du rêve, tandis que le Professeur surplombe la scène du haut de son rocher, image symbole de sa prétendue supériorité froide et rationnelle. Les deux autres personnages, le Professeur (qui incarne la figure de la raison scientifique), et l’Écrivain (qui incarne la figure du doute) n’arriveront pas à s’adapter à cet espace régit par d’autres normes. Ils sont ainsi appelés de cette manière, par leur fonction, non pas pour déterminer leur place dans une hiérarchie sociale, mais pour incarner chacun une certaine vision du monde – dont aucune ne saurait selon Tarkovski sauver l’homme de sa condition misérable.
Ainsi, la sensation s’oppose dans les films de Tarkovski à l’intellection. C’est aussi la manière dont Tarkovski envisage personnellement la création. C’est pourquoi celui-ci donne une telle importance aux enfants dans ses films. S’ils n’en sont pas les héros (hormis dans L’Enfance d’Ivan), ils en sont la clé, l’indice. Dans Le Sacrifice, après qu’Alexandre se soit immolé par le feu c’est à l’enfant qu’est promis l’avenir lorsqu’il arrose l’arbre. Dans Le Miroir, film qui contient beaucoup de dialogues en comparaison aux autres films, les enfants ne parlent quasiment pas, et pourtant les adultes sont comme fascinés par eux. Lorsque les deux parents se disputent sur lequel d’entre eux aura la garde de l’enfant, celui-ci semble inaffecté par ce dialogue et est en train de faire brûler des branches d’arbre sous la pluie dans la cour de l’immeuble (on retrouve ici aussi le motif de la nature, une nature non-magnifiée, pauvre). Tarkovski déclara : « Le poète est un homme qui a l’imagination et la psychologie d’un enfant. Sa perception du monde est immédiate, quelles que soient les idées qu’il peut en avoir. » Savoir que le père du réalisateur était un des poètes russes les plus célèbres du vingtième siècle, est un élément supplémentaire pour nous montrer l’importance d’une approche sensible et immédiate du monde pour lui. Le Professeur lorsqu’il rentre dans la Zone a pour objectif de prouver que cet endroit irrationnel et métaphysique ne peut pas exister. Ainsi veut-il détruire « la chambre » lorsqu’il est confronté à son mystère, qui le dépasse. Positiviste qu’il est, il ne peut admettre l’existence de l’irrationnel.
Comme Bergson, pour qui l’intuition, et non pas la raison, permet de pénétrer l’être profond du réel, Tarkovski envisage la sensation comme cet au-delà du verbe qui donne la clé de l’accès à la vérité. Chez Tarkovski, le silence n’est pas psycho-pathologique comme chez Bergman ou Antonioni à la même époque mais vecteur de sens et métaphysique.
Il y a dans ces diverses confrontations entre personnages (on devrait plutôt parler de figures), une série d’oppositions qui se manifestent : la raison contre la foi, la parole contre le silence, l’image contre le verbe, l’intellection contre la sensation. Dans cette optique du silence du héros, on peut rapprocher Tarkovski de Plotin qui dit que « l’Un est ineffable ». Il faut aussi comprendre que Tarkovski envisage le divin dans une perspective panthéiste. Celui-ci se manifeste dans la nature, dans les phénomènes qui souvent sont inexplicables (comme le feu sous la pluie). Cet « Un » est ce qui condamne Alexandre, le héros du Sacrifice au silence (celui-ci en fait le vœu), voué à être incompris des autres. Il a touché l’absolu du doigt mais ne peut que se taire. Ainsi, Pseudo-Denys l’Aéropagite : « étant plongés dans l’obscurité au-delà de tout entendement, nous allons rencontrer non seulement la pauvreté des mots, mais l’absence totale de parole et de compréhension ».
Tarkovski s’oppose aussi dans ses films à la raison comme entendement, entendue au sens kantien où l’individu créerait des concepts à travers l’entendement. La prise qu’a le héros tarkovskien sur le monde est au-delà du concept, elle est pure sensation. Ainsi le Stalker n’essaie pas de se justifier face aux interrogations de l’Écrivain, assailli par le doute et ainsi figure pascalienne par excellence, qui s’ennuie dans le monde, est désabusée et s’adonne aux jeux, aux femmes et à la boisson. C’est pourquoi le Stalker qui n’a que la foi pour lui (n’étant ni riche, ni même intelligent – comme peuvent l’être les représentations de classiques des mystiques), sort vainqueur dans le ballet de figures que constitue ce film. Bien que Tarkovski ne se soit pas dit chrétien, il semble être là dans la lignée des philosophes religieux les plus célèbres tels que Pascal ou Kierkegaard qui eux aussi mettaient en avant la foi face à la raison : « Dieu sensible au cœur, non à la raison », « La foi commence où finit la raison ». La foi est ce qui donne la force à ces personnages de se lancer dans la quête puis d’avancer. Cet élan vital se manifeste aussi par des actes extrêmes : l’immolation d’Alexandre dans Le Sacrifice et de Domenico dans Nostalghia.
Cependant, ces personnages, dans leur situation de départ étaient en décalage avec leurs pairs : fous, incompris, voire souvent faibles (l’enfant, l’ermite, le pauvre Stalker dans son innocence). Gabriel Marcel disait « Plus l’homme est faible, plus Dieu est fort en lui ».
Paul, première Épitre aux Corinthiens (1, 18-21) : « Le langage de la foi est folie pour ceux qui se perdent, mais pour ceux qui sont en train d’être sauvés, pour nous, il est puissance de Dieu. Car il est écrit : je détruirai la sagesse des sages et j’anéantirai l’intelligence des intelligents. »
Chez tous les personnages de Tarkovski, cette foi n’est pas une foi traditionnelle. Tarkovski ne glorifie pas la religion au sens d’institution mondaine. Ces êtres sont plutôt des « chevaliers de la foi » comme était désigné Abraham par Kierkegaard. La salvation se fera par et pour les « hérétiques ». On pense ici à Domenico dans Nostalghia qui mourra immolé sur une statue de cheval sur la grande place d’une ville italienne, dans une scène digne du burlesque. Cette figure est à rapprocher du Fol-en-Christ, appelé en Russie Iourodivi. Pensons aux différents personnages de Tarkovski : le Stalker vit dans une maison sale et humide, à une époque qu’on ne peut identifier et a une réputation de dément. Dans Nostalghia, la femme qui accompagne Gortchakov le traite de fou, car il ne la désire pas mais est intrigué par le fou « officiel » du village, connu pour avoir enfermé sa famille chez lui pendant quinze ans. Alexandre, dans le Sacrifice, finit par brûler sa maison et est emporté, sûrement en hôpital psychiatrique, par une ambulance (les institutions devant se prémunir contre le potentiel révolutionnaire des fous). Dans L’enfance d’Ivan, celui-ci se rebelle contre ses supérieurs et veut faire valoir son individualité. Andrei Roublev est un ermite qui fait vœu de silence. Dans Le Miroir, le narrateur supposé pourrait être l’homme que l’on voit à la fin allongé dans son lit d’hôpital. Le malade est lui aussi une figure récurrente : ainsi la fille du Stalker, le fou dans Andrei Roublev ou le jeune bègue dans Le Miroir. Tous ces personnages sont soit relégués à un autre statut que le reste de la société qui les entoure, soit condamnés à la solitude et l’incompréhension.
Cependant, eux-mêmes ne sont pas victimes de leur folie, de leur inadaptation. C’est une voie qu’ils ont choisi délibérément, ou du moins en sont conscients. Le sort réservé à ceux ayant choisi d’effectuer leur quête sans fuir la société n’est pas aussi terrible qu’on pourrait le croire – stigmatisés, incompris mais « laissés en paix » : l’espace-temps est chez Tarkovski assez souple et flou, car bien que parfois l’époque puisse être assimilable aux temps contemporains, la folie y semble être gérée selon les modalités du temps avant l’enfermement. Néanmoins, dans d’autres cas, la folie est vécue par le personnage au moyen du retrait du monde. On peut citer ici Roublev ou Alexandre dans Le Sacrifice. L’enfant est là aussi cet être en décalage. Au début du Miroir, on voit un enfant bègue qu’on tente en vain de soigner. Ce bègue est la figure type du personnage tarkovskien condamné au silence et à l’autisme de sa solitude, d’une condition qu’il ne peut faire partager – inadapté qu’il est à la communication verbale avec l’autre. Ivan (dans L’Enfance d’Ivan) incarne la figure de la solitude et de la quête par excellence, car n’ayant ni parents, ni famille d’accueil, ni structure solide comme l’armée qui voudrait l’accueillir, il ne peut et donc ne veut, trouver sa place nulle part. Il ne poursuit que son propre but, ses propres désirs de vengeance et sa propre volonté de se surpasser et d’affirmer sa liberté.