Dans Sur le protestantisme, Joseph de Maistre critique très violemment l’esprit de la Réforme, responsable selon lui de l’affaissement de la monarchie et, par conséquent, de l’avènement de la Révolution française. Pour l’auteur contre-révolutionnaire, la religion protestante, animée par un esprit de révolte, est un danger terrible pour l’autorité ainsi que pour la foi.
Dans une lettre du 16 janvier 1815 adressée au comte de Bray, Joseph de Maistre qualifie le protestantisme de « rienisme ». À ses yeux, cette nouvelle religion n’en est pas une. C’est un principe destructeur qui – de la Réforme jusqu’à la Révolution française – va mettre à bas les piliers de la monarchie, à savoir la foi et l’autorité. En effet, le protestantisme apparaît comme un pur produit de la modernité puisqu’il privilégie, à travers la pratique du libre examen, « la raison individuelle contre la raison générale ». L’enseignement de la foi ne passe donc plus par l’autorité religieuse – le prêtre, seul légitime pour transmettre le message du Christ – mais par un accès direct aux textes. Dès lors, chacun a le droit d’interpréter la Bible comme il l’entend. Or, pour le Savoyard, ce qui fait la force du catholicisme c’est « l’infaillibilité de l’enseignement d’où résulte le respect aveugle pour l’autorité, l’abnégation de tout raisonnement individuel, et par conséquent l’universalité de croyance ».
Pour Maistre, la vraie foi implique l’obéissance. Le protestantisme – et c’est le sens même du mot – proteste contre toutes les formes d’autorités mais aussi, selon le mot de Pierre Bayle, « contre toutes les vérités ». Pour l’auteur des Considérations sur la France, le protestantisme sabote les conditions de possibilité de la foi en faisant dépendre celle-ci de la seule libre conscience. Le protestant, parce qu’il se permet d’ « examiner » par lui-même les textes sacrés devient l’« ennemi essentiel de toute croyance ». La pratique du libre examen met également les protestants dans une disposition psychologique problématique. « Elle déchaîne l’orgueil contre l’autorité, et met la discussion à la place de l’obéissance », écrit Maistre.
Mais le protestantisme ne pose pas seulement problème du point de vue de la religion. Les principes qui le fondent excèdent très largement le domaine de la foi et ont des conséquences sur la vie politique. Car, « il est né rebelle, et l’insurrection est son état habituel », souligne Maistre. Le protestantisme est donc « une hérésie civile autant qu’une hérésie religieuse ». Pour le Savoyard, on ne peut séparer le catholicisme de la souveraineté. L’autorité du roi procède de l’autorité divine. Le roi est le représentant de Dieu sur terre. C’est de là qu’il tient la légitimité de son gouvernement. Interroger la foi, c’est donc inévitablement interroger la souveraineté du monarque. Pour Maistre, la Réforme contient en elle-même les causes de la Révolution française. C’est donc la preuve évidente que des bouleversements religieux peuvent entraîner des bouleversements politiques. L’esprit du protestantisme est un esprit de révolte. Il « naquit les armes à la main », écrit Maistre.
Le protestantisme, ennemi de la souveraineté
Nombreux sont les protestants à avoir défendu l’idée d’une souveraineté populaire. Une notion oxymorique pour le très aristocrate auteur des Soirées Saint-Pétersbourg qui estime que la seule souveraineté possible est celle du monarque, que seul le Souverain peut être, à proprement parler, souverain. « Le protestantisme n’est pas seulement coupable des maux que son établissement causa. Il est anti-souverain par nature, il est rebelle par essence, il est ennemi mortel de toute raison nationale : partout il lui substitue la raison individuelle, c’est-à-dire qu’il détruit tout », estime Maistre.
Une des missions du monarque consiste donc à combattre le protestantisme. L’écrivain voit d’un très bon œil la révocation de l’édit de Nantes en 1685. « L’aversion de Louis XIV pour le calvinisme était encore un instinct royal », affirme-t-il. Puisque le protestantisme conjure sans cesse contre la France, il est naturel de le réprimer. Lutter contre l’expansion du protestantisme est le meilleur moyen de préserver la souveraineté nationale et l’autorité du roi. Pour Maistre, les protestants sont nécessairement des agents du philosophisme et de la Révolution. « Je crains réellement que les États réformés n’aient sur ce point plus de reproches à se faire qu’ils ne l’imaginent : presque tous les ouvrages impies et la très grande partie de ceux où l’immoralité prête des armes si puissantes à l’irréligion moderne, ayant été composés et imprimés chez les protestants », note-t-il.
Dès lors que le monarque transige avec le protestantisme, il met sa propre existence en péril. « Louis XIV foula au pied le protestantisme et il mourut dans son lit, brillant de gloire et chargé d’années. Louis XVI le caressa et il est mort sur l’échafaud », écrit Maistre. Et le Savoyard de souligner les affinités entre le protestantisme et le jacobinisme. Il constate notamment la « tendresse filiale » que montrent les partisans de la Révolution envers les protestants. Mais la soif de révolte du protestantisme ne peut être comblée. Une fois qu’un régime est à terre, il s’empresse d’attaquer le nouveau. Les républicains qui croyaient voir dans le protestantisme un ami fidèle se fourvoient. Pour Maistre, ces alliés d’aujourd’hui sont les ennemis de demain puisque « ce n’est pas cette autorité qui leur déplaît ; c’est l’autorité ». Le protestantisme « est républicain dans les monarchies et anarchiste dans les républiques ».
Maistre s’appuie finalement sur une réflexion du révolutionnaire et ami de la Réforme Condorcet pour montrer que le droit d’examen qui est au fondement de la philosophie protestante est une porte ouverte au nihilisme, au « rienisme » pour reprendre le mot du Savoyard. « Le protestantisme appelant de la raison nationale à la raison individuelle, et de l’autorité à l’examen, soumet toutes les vérités au droit d’examiner […] il s’ensuit que l’homme ou le corps qui examine et rejette une opinion religieuse ne peut, sans une contradiction grossière, condamner l’homme ou le corps qui en examinerait ou en rejetterait d’autres. Donc, tous les dogmes seront examinés et, par une conséquence infaillible, rejetés, plus tôt ou plus tard », écrit Maistre.
L’esprit du protestantisme est donc un esprit de remise en question perpétuelle. Parce qu’il questionne tout, il ne se fonde sur rien. Son anti-dogmatisme le fait sombrer dans un relativisme dangereux qui possède comme unique support la raison individuelle. En cela, le protestantisme est une philosophie moderne qui n’appartient pas au domaine de la foi. « Qu’est-ce qu’un protestant ? Il semble d’abord qu’il est aisé de répondre ; mais si l’on réfléchit, on hésite. Est-ce un anglican, un luthérien, un calviniste, un zwinglien, un anabaptiste, un quaker, un méthodiste, un morave, etc. (je suis las). C’est tout cela, et ce n’est rien. Le protestant est un homme qui n’est pas catholique, en sorte que le protestantisme n’est qu’une négation. »