Thérèse Desqueyroux (1927) et Le Nœud de Vipères (1932) sont les deux romans les plus célèbres de François Mauriac. Les raisons de les rapprocher ne manquent pas. L’une d’elle réside dans leur enseignement commun quant au rôle accordé par Mauriac à la littérature. Elle est le langage secret et intime par lequel l’écrivain indique la présence de Dieu.
Il n’y a d’écrivains chrétiens que s’il se trouve des écrivains pour aborder d’autres questions que religieuses. La sous-catégorie littéraire qui juge nécessaire de préciser l’inspiration spirituelle des auteurs qui la compose n’a de sens que dans un monde où la foi cesse de régner par évidence sur les arts et commence à déserter l’esprit des romanciers et des poètes. Son affirmation dans une œuvre devient alors un élément remarquable qui la distingue au sein de son époque, comme les distingue dans la leur le christianisme des écrits de Paul Bourget, René Bazin ou Paul Claudel. Fidèles à la conception jusqu’ici dominante de la littérature, eux n’ont pas bougé ; c’est elle qui, depuis le début du XIXe siècle, s’écarte d’eux.
François Mauriac appartient à une autre génération, celle qui aura vingt ans au XXe siècle, qui n’aura pas connu la guerre de 70 mais traversera les deux suivantes. Dans le monde qui sera le sien résonnent déjà les automobiles, la publicité et les discours de la politique de masse – les clochers de campagne sont déjà presque silencieux. Thérèse rêve de monter à Paris en fumant ses cigarettes, Louis regarde ses gendres se débattre dans le marasme de la Grande Dépression. Le christianisme de Mauriac se distingue au moins pour cela de celui des auteurs de la génération précédente : ces derniers parlaient encore à Dieu, Mauriac parle de Dieu aux hommes.
Il faut livrer la bataille des âmes
Avant même d’avoir 20 ans, Mauriac intègre le Sillon de Marc Sangnier, par l’intermédiaire de son frère. Les discours qui s’y tiennent tranchent avec la passivité des milieux catholiques traditionnels. Le christianisme s’y fait politique, social même. On y considère que l’Église n’a plus à débattre de son ralliement à la République, et l’on préfère s’occuper d’évangélisation, afin d’offrir aux pauvres une autre voie que celle du matérialisme de la gauche ouvrière. Si Mauriac quitte assez rapidement le mouvement, il en conserve l’esprit politique et la conviction que « ce siècle attend quelque chose des catholiques ».
Les catholiques sont-ils seulement à la hauteur ? Louis, vieil anticlérical détesté de sa famille, ne trouve jamais la pitié ou la compassion autour de lui, qui peut-être auraient suffit à ouvrir son cœur. «Les petits étaient gentils avec moi, mais sur leurs gardes. Tu avais occupé d’avance ces trois cœurs, tu en tenais les issues. Impossible d’y avancer sans ta permission », écrit-il à son épouse à propos de leurs enfants. Pieuse mais inflexible, à l’image de ces chrétiens dont la droiture confine à l’orgueil, elle s’est endurcie au contact de ce mari blasphémateur, au lieu de lui tendre la main. L’Église, à trop s’attacher à défendre l’intégrité de sa morale, en vient à oublier les âmes des pécheurs à qui elle devrait s’adresser.
Autour de Thérèse, plus terrible encore, c’est l’absence totale de chrétiens qui assombrit l’immensité de ces paysages landais où règne le silence. Dans une campagne où les mariages ne sont qu’âpres négociations terriennes, et où, le jour de la Fête-Dieu, « le village [est] désert, comme si c’eût été un lion, et non un agneau, qu’on avait lâché dans les rues », on est chrétien par habitude et par convenance. Où et comment espérer la grâce chez « ces personnes qui, de droite ou de gauche, n’en demeur[ent] pas moins d’accord sur ce principe essentiel : la propriété est l’unique bien de ce monde, et rien ne vaut de vivre que de posséder la terre » ?
L’ouverture vers la lumière
Pourtant, Mauriac ne se laisse pas submerger par le pessimisme. Il ne reniera jamais le « christianisme progressiste », allant jusqu’à rompre les relations nouées chez les Maristes à Paris lorsque le poids de l’Action française s’y fera trop lourd. Au fond de lui, une confiance ardente envers le clergé demeure, qu’aucun objectif politique ne parvient à étouffer. Sa foi lui rappelle incessamment cette vérité avec laquelle s’accommodent les catholiques d’extrême-droite : l’Église est le corps du Christ, impossible de lui tourner le dos sans se détourner de Dieu.
Ainsi, ce sont deux modestes prêtres qui ouvrent une brèche dans le cœur de ces personnages que Mauriac se refuse à abandonner dans une solitude privée d’espérance. Au cours des funérailles auxquelles elle assiste, Thérèse est « cernée de toutes parts », entre sa belle-famille, son mari et la foule. Et pourtant, « cela seulement lui est ouvert, comme l’arène au taureau qui sort de la nuit : cet espace vide, où, entre deux enfants, un homme déguisé est debout, chuchotant, les bras un peu écartés ». L’image est forte, mais l’occasion insuffisante. Montée à Paris, seule, pour y vivre une nouvelle vie dans l’anonymat, elle disparaît à la fin du roman : « ayant gagné la rue, elle marcha au hasard », sans donc être parvenue à suivre cette voie qui s’était pourtant subrepticement mais puissamment offerte à elle. Femme prisonnière, la voici libre, mais aussi misérablement libre que le sont les « femmes libérées », terriblement seules, errantes et toujours aussi éloignées de l’absolu qui les a pourtant conduit à fuir.
À l’inverse, l’abbé Ardouin démontre, par la pitié qu’il lui témoigne, sa volonté de sauver Louis et d’ouvrir son cœur, car « ce cœur, ce nœud de vipères, étouffé sous elles, saturé de venin, continue de battre au-dessous du grouillement ». Ni les remontrances ni le prosélytisme de son épouse ne l’atteignent. En revanche, le témoignage vivant porté par l’homme d’Église, sa piété discrète et l’humilité de sa foi poussent Louis à douter de l’inexistence de Dieu. « Je feignais de croire […] qu’aucune trace de l’esprit du Christ ne subsistait parmi vous, et je n’ignorais pas que, sous mon toit, un homme vivait selon cet esprit, à l’insu de tous ». Le vieil homme, sentant la mort venir, finit par se convertir. Ses héritiers, rongés par la rancœur, ne croient pas à la sincérité de cette dernière volonté, refusant de voir Dieu dans l’ultime regard du pécheur repenti.
Indiquer Dieu par son manque
De même qu’une lecture indigente de Thérèse Desqueyroux, comme celle proposée par ses adaptations au cinéma, verra dans l’histoire de cette femme égarée l’émancipation d’une volonté indépendante, une analyse sans profondeur tirera du Nœud de Vipères une bien piètre leçon d’amour familial et de pardon. En réalité, Mauriac ne sauve pas ses personnages de la noyade : il se contente, tout au long du roman, de leur tendre une perche qu’ils demeurent libres de saisir. Sitôt qu’ils ont agrippé leur salut, le roman s’achève, laissant le lecteur juger de la situation et Dieu de leurs âmes. Le nœud de vipère n’est pas dénoué, Thérèse n’est pas délivrée. Le domaine de la littérature, qui sonde les cœurs et les fait se confronter, s’achève là où commence celui de l’Église.
Cette vision particulière du roman comme instrument de foi repose sur le constat d’une disparition de Dieu. Disparu de la morale, disparu de la littérature, le voilà à présent qui disparaît des cœurs. Plutôt que de l’invoquer avec force ou d’organiser son retour avec fracas dans ses œuvres, Mauriac est guidé par l’intuition d’une soif universelle de Dieu qui travaille jusqu’à l’âme du plus fieffé pécheur. Si le roman parvient à lui en faire prendre conscience, il sera libre alors de se tourner vers la source à laquelle boire. Dans les deux romans, le vent ne cesse jamais de souffler ni l’eau de couler, irriguant le récit de part en part de leur évidence discrète. Thérèse et Louis étouffent et meurent de soif à deux pas de ce puits autour duquel ils errent sans jamais le voir : l’écriture de Mauriac consiste à leur en révéler la présence, si proche, si nécessaire et pourtant si discrète.