L’histoire économique dessine une histoire des luttes dont nos contemporains, témoins ou proches héritiers de la Guerre froide, retiennent l’opposition célèbre entre capitalisme et marxisme. Bien que ces deux notions n’ont cessé d’évoluer, le constat reste le même : on réfléchit toujours en termes d’alternatives économiques. Julius Evola, métaphysicien italien, propose de renverser radicalement la perspective.
L’actualité ne manque pas de rappeler l’opposition devenue presque indépassable en matière de débats économiques : d’un côté, les tenants du « système » capitaliste, fondé sur les impératifs de croissance et d’innovation. De l’autre, les tenants de « l’alternative » marxiste qui continuent de convaincre malgré l’échec du communisme historique. En matière d’économie, on se range donc soit du côté des économistes dits « orthodoxes », c’est-à-dire libéraux, soit du côté des « hétérodoxes », c’est-à-dire marxistes ou socialistes. Pour Julius Evola, ces deux propositions, légitimes selon un certain point de vue, se montrent tout à fait incapables de comprendre la réalité anthropologique de l’argent.
Opposer une doctrine économique à une autre en revendiquant le caractère scientifique de l’une ou de l’autre, l’« orthodoxe » ou l’« hétérodoxe », conduit en effet à une double illusion : la première consiste à penser que les problèmes d’argent ne peuvent se résoudre que par le moyen même de l’argent ; la deuxième consiste à « matérialiser » l’argent, à le réduire à sa dimension purement financière. Finalement, quand les débats ne ramènent pas les luttes à des considérations inférieures aux catégories de classe (le genre, l’orientation sexuelle ou la couleur de peau), ils passent pour autant à côté d’un fait pourtant évident anthropologiquement selon lequel l’économie concerne un système entier de valeurs : elle est totale.
La téléologie marxiste, selon laquelle l’humanité ne sera libre que lorsqu’elle aura renversé la classe bourgeoise, après que celle-ci a renversé l’aristocratie, ne constitue donc pas, à y regarder de près, une promesse de libération : elle reste confinée à cette totalité économique dans la mesure où elle limite l’action et son eschatologie au terrain exclusivement économique. Selon la thèse marxiste, ce n’est qu’en agissant sur les moyens de production que l’homme se libèrera de la classe bourgeoise en vue de s’épanouir dans un « travail libre ». Or, selon Evola, bien qu’il est légitime de remettre en cause l’ordre des conditions matérielles, il s’agit d’abord de rétablir le sens des hiérarchies, car l’hégémonie de l’économie, de la droite à la gauche, « exprime l’asservissement de ce qui n’est pas “pratique” à ce qui l’est ». Si la libération consiste en la sortie de l’aliénation réifiante des rapports humains, elle ne peut en vérité se présenter autrement que comme l’antithèse du schéma dominant selon lequel « l’esprit devient l’instrument du corps », tributaire direct d’une conception matérialiste de l’économie, que cette conception soit libérale ou socialiste.
L’économisme comme maladie
Il convient évidemment, à ce sujet, de rendre hommage à de grands esprits du socialisme que sont Charles Péguy ou Pierre Leroux, qui ne limitaient par leur projet politique d’émancipation à l’horizon matérialiste du marxisme. Il ne s’agit nullement ici de remettre en cause leur critique, mais plutôt de la compléter par le constat suivant : l’économisme n’est pas seulement un dogme, c’est une maladie de l’homme moderne. Or de cette maladie, il ne faut assurément pas négliger la dimension religieuse, ou plus exactement anti-religieuse : « On peut à bon droit parler d’une démonie de l’économie, fondée sur l’idée que, dans la vie individuelle, comme dans la vie collective, c’est le facteur économique qui est important, réel, décisif ; que la concentration de toutes les valeurs et intérêts sur le plan économique et productif […] est une chose normale et naturelle […], un fait qui doit être accepté, voulu, développé et exalté » (Les Hommes au milieu des ruines). Ainsi l’hypertélie économique n’exercerait pas sur l’homme moderne qu’une emprise matérielle, mais aussi une emprise psychique, d’ordre démoniaque et obscure, une véritable « hallucination » maladive, « pathologie de la civilisation » qui affecte le corps social aussi bien que l’organisme humain. L’argent roi agit « par le bas » dans le psychisme en le privant de ce qui, « par le haut » dirons-nous symboliquement, le relie à sa nature la plus élevée qu’est la faculté spirituelle, intellectuelle.
L’homme qui vit dans le luxe et la profusion est aussi spirituellement desséché, si ce n’est davantage, qu’un homme aliéné à la matière par la nécessité (le miséreux). Il oublie en effet l’origine de sa vie et son télos, il perd en lui la conscience de la mort et tient pour immuable ce qui n’est constitué de part en part que d’éphémère : les richesses matérielles. Une émancipation par la richesse serait donc, spirituellement parlant, tout à fait contradictoire. Aussi dirons-nous avec Lucrèce dans le De natura rerum que l’« on mourrait de besoin ; nous mourons de pléthore ». Cette mort n’est pas pour autant une mort du corps, mais d’abord une mort de l’âme, puisqu’elle cache des ressorts démoniaques et psychiques trop souvent tus, que Julius Evola, en disciple de Nietzsche, subsume sous le nom du grand fléau « nihiliste».
C’est lui, ce grand despote, qui agit derrière l’effrayante (ou rassurante) profusion des statistiques, « caché derrière le mythe économique “occidental” (prosperity) ou “oriental” (marxisme) », étant entendu que « la fonction effective de ce mythe est une fonction de sédatif abrutissant fabriqué pour prévenir la crise existentielle générale dans un monde où Dieu est mort » (Le chemin du Cinabre). Le développement tératologique de la démonie de l’économie et son emprise hypnotique serait ainsi expliquée avant tout par cette perte de sens caractéristique de nos sociétés modernes déspiritualisées. À la fois aliénation et refuge, cette démonie frappe selon l’auteur italien jusque chez les individus les plus favorisés socialement. À ce sujet, « si le grand chef d’entreprise se consacre totalement à l’activité économique, il en fait, par une auto-défense instinctive, une sorte de stupéfiant dont il ne peut plus se passer – car s’il s’arrêtait il ne verrait que le vide autour de lui, et ressentirait toute l’horreur d’une existence privée de signification ». Aucun développement matériel ne saurait se justifier, d’un point de vue traditionnel, par une perte qualitative consistant à enfoncer l’individu dans les ténèbres d’une vie exigüe et acosmique. Plus l’horizon se limite, plus la vision de la vie se borne à celle du moi étroit, engoncé dans la jouissance de ses conditions matérielles dans lesquelles l’hubris se trouve stimulé jusqu’à la perversion narcissique, véritable fléau aujourd’hui.
« Déprolétariser » la vie
Peut-être que l’alternative se situe donc moins entre le capitalisme et le marxisme qu’entre l’économisme et le traditionalisme. Car, comme le soulignait le juriste et politologue Maurice Duverger (1917-2014) en 1964 dans son Introduction à la politique, « pour l’essentiel, occidentaux et soviétiques croient que le développement technique est la base de l’évolution des structures sociales, dont dépend l’évolution des luttes et de l’intégration politique ». À rebours de cette conception, la Tradition mise sur le développement spirituel. Face à l’hégémonie économique du capitalisme, ce n’est pas au triomphe du prolétariat qu’il faut songer, au risque de raisonner selon les mêmes schémas et rouages que l’idéologie capitaliste elle-même. Au contraire, et de façon bien plus profonde, il faut, dit Evola, « déprolétariser la vision de la vie ».
L’enjeu est donc proprement philosophique dans la mesure où il porte sur la question sémantique du projet de vie. La philosophie, traditionnellement qualifiée de « médecine de l’âme », consisterait ici à guérir, par son usage, de la maladie matérialiste sur laquelle prospère la « piraterie capitaliste » qui exploite en l’homme ses aspects les plus inférieurs, corporels et égotiques, de l’apparence et du prestige social. Dans cette perspective, dignité rime avec humilité et frugalité consciente et voulue. Selon Evola, la véritable déprolétarisation consisterait « à reconduire l’ouvrier et le paysan à eux-mêmes, à les désintoxiquer de l’envie, de la soif, des ambitions et des besoins artificiels et antinaturels excités en eux par l’idéologie classiste. Cela reviendrait à les aider à retrouver leurs voies et la dignité de leurs fonctions dans le tout d’un organisme hiérarchique bien différencié ». Finalement, à en croire notre auteur, l’arme la plus efficace serait le « principe de l’autarcie », par lequel l’homme quitte au moins en grande partie matériellement, et en totalité spirituellement, cette démonie qui nous affecte tous. Au regard des difficultés qu’une telle entreprise pose quant à sa réalisation individuelle, l’alternative évolienne résonne assurément moins comme un projet révolutionnaire que comme une injonction aride à l’héroïsme, consistant à rendre à notre vie intérieure une place souveraine.