L’œcuménisme religieux est souvent pensé comme une idée moderne née du célèbre aggiornamento. Pourtant, cette idée est une signature du christianisme depuis les origines, et constitue le grand souci du théologien médiéval Nicolas de Cues. En s’inscrivant dans la tradition mystique et néoplatonicienne, cet évêque et cardinal du XVe siècle nous invite à redécouvrir les principes d’une théologie christocentrique qui voit dans la pluralité des religions de multiples indices d’une sagesse éternelle, celle du Verbe rédempteur de Dieu. La diversité des prétentions religieuses à la vérité ne doit pas gêner les chrétiens, qui doivent y trouver la confirmation de leur sagesse révélée : ce qui diverge extérieurement, converge intérieurement.
La plupart des débats portant sur le devenir de l’Église catholique dans le cadre de nos sociétés où cohabitent différentes religions, se déclinent de façon binaire. D’un côté, les catholiques « exclusivistes » défendent l’autorité de « la vraie foi » contre les autres expressions religieuses : la vérité de la foi chrétienne serait conditionnée par la fausseté des autres, selon le précepte évangélique : « Celui qui n’est pas avec moi, est contre moi » (Matthieu XII, 30). D’un autre côté, les catholiques « inclusivistes » se font les adeptes d’une symbiose avec les autres religions, dont l’hospitalité serait pareillement justifiée par le précepte évangélique : « Qui n’est pas contre nous est pour nous » (Marc IX, 40). Or, ce que l’une et l’autre attitude ne voient pas, c’est que l’esprit évangélique dont ils se réclament soutient à la fois l’une et l’autre perspective sur les religions. Y aurait-il une contradiction ? La théologie cusaine du pluralisme religieux apporte une solution, qui est une alternative : le pluralisme christocentrique. Le premier verset cité justifie en effet un exclusivisme par rapport à la Personne du Verbe, Jésus-Christ, dont le rejet correspond en effet inévitablement à une faute, c’est-à-dire à un double refus de la vérité et du bien. Cependant, le Christ étant premier et antérieur par rapport à son institution ecclésiale, il invite, dans le second verset, à une attitude inclusive à l’égard des non-chrétiens en matière d’agrégation institutionnelle à son Église visible : en-dehors des frontières de celle-ci, toutes les âmes réceptives à ce que saint Justin appelait les semences du Verbe (semina verbi) peuvent participer invisiblement, à partir de leur propre tradition, au corps mystique du Christ.
Ainsi la voie christocentrique de Nicolas de Cues désavoue-t-elle une mauvaise compréhension de l’œcuménisme religieux prôné dans les années 1960 par le Concile Vatican II. L’œcuménisme ne peut pas consister dans un vague syncrétisme qui mélange les formes extérieures des religions, mais dans une synthèse intérieure qui révèle à travers la diversité de ces formes des participations à l’unique vérité divine. Cette vérité sous-jacente, qui motivait plusieurs pères de l’Église, tel que saint Clément d’Alexandrie, à étendre l’Ancienne Alliance aux philosophes, aux mages, aux druides ou aux brahmanes, implique donc de ne pas fonder l’œcuménisme sur une « mise à jour » (aggiornamento 1) mondaine et profane de la doctrine à cause du temps présent, mais sur une « mise au jour » (aggiornamento 2) des intuitions spirituelles transmises dans les traditions sacrées de l’humanité, à cause de l’éternité. L’œcuménisme n’est donc pas une fantaisie récente : si le mot n’apparaît que tardivement, en revanche l’esprit de l’œcuménisme se manifeste nettement chez Nicolas de Cues, grand théologien mystique, héritier de Maître Eckhart. À cheval entre la fin du Moyen Âge et le début de la Renaissance, il est contemporain des grandes fractures qui ont secoué l’Europe du XVe siècle. C’est un penseur de l’unité au cœur des dislocations. Sa théologie, loin de se limiter aux finesses réservées de la métaphysique spéculative, s’enracine bien plus concrètement dans ce que l’on peut appeler une « politique catholique de l’esprit », pour paraphraser l’heureuse formule de David Bisson.
Une révolution copernicienne de la théologie
Nicolas de Cues est le plus oriental, ou le plus orienté, des mystiques latins. « Les uns, écrit-il dans Les Conjectures (II, 15), sont en effet plus proches de la virilité, d’autres de l’enfance ; certains peuples (tels sont les plus orientaux) sont plus austères, plus masculins, et plus adroits ; les autres (tels les plus occidentaux) sont plus féminins, plus loquaces, plus légers, plus pieux, plus inconstants. » Cet amour pour l’Orient ne vient pas de nulle part : sa réalisation métaphysique a eu lieu au retour de son voyage à Byzance auprès des chrétiens d’Orient, auprès desquels la papauté l’avait missionné afin de les inviter à s’associer aux latins pour le concile de Florence. Au retour de ce voyage dont il ramena pour traduction la Théologie platonicienne du philosophe Proclus, Nicolas eut, sur le bateau le ramenant à Venise, l’intuition intellectuelle du principe fondateur de toute son œuvre métaphysique et œcuménique : la coïncidence des opposés (coincidentia oppositorum). Il écrit à son maître en droit canonique, le cardinal Julien Cesarini : « Reçois aujourd’hui, vénérable père, ce que depuis toujours, par la voie de diverses doctrines, j’avais désiré atteindre, mais sans succès, jusqu’au jour où en mer, à mon retour de Grèce, j’ai été amené, je crois par un don venu d’en haut et prodigué par le Père des lumières, de qui vient tout don excellent, à embrasser de manière incompréhensible les réalités incompréhensibles dans une docte ignorance, par une transcendance à l’égard des vérités incorruptibles humainement connaissables. »
Aussi le philosophe Nicolas de Cues est-il un penseur de la conjecture, de l’énoncé qui se sait point de vue sur le vrai, et au sujet duquel il consacre tout un livre, le De Coniecturis. Il replace la question de l’accès au vrai, fondamentale en matière religieuse, dans ce qu’elle est : un chemin vers la Vérité, chaque formulation sur celle-ci étant une voie ou une perspective sur celle-ci, plutôt que son identité pure et simple. L’unité du vrai n’implique pas son uniformité. Nicolas de Cues ne confond pas le moyen et la fin : il prend toute la mesure de nos représentations respectives dans notre chemin vers Dieu, qui est la vérité. Il opère ainsi un décentrement du regard de l’homme vers son Origine divine, véritable révolution copernicienne dans la théologie. L’institution catholique est mesure de vérité, mais sans exclusivité des propositions sur celle-ci, car l’expérience de la vérité excède ce que le langage en dit sans pouvoir l’épuiser. Cette valorisation humble du Mystère ouvre alors à une pensée de l’altérité : « Ainsi, la vision absolue est dans tout regard, puisque c’est par elle que toute vision est contractée, ne pouvant être rien du tout sans elle », écrit-il dans son ouvrage de mystique méthodique, L’icône ou la vision de Dieu.
La même année où Nicolas de Cues écrit ce livre, en 1453, l’altérité musulmane fait irruption dans le destin de la chrétienté : Constantinople tombe dans les mains de l’empire Ottoman. Le lointain se fait alors prochain. Nicolas de Cues, après avoir géré avec beaucoup de diplomatie et de tolérance le problème hussite (hérésie bohémienne du XVe siècle) et tenté de réconcilier sous l’autorité papale les églises de Grèce et d’Orient, met en garde les prélats. Dans sa Lettre à Jean de Ségovie, il écrit, confiant et soucieux à la fois : « Si nous procédons selon la doctrine du Christ, nous ne nous tromperons pas, mais son Esprit parlera par notre bouche et aucun adversaire du Christ ne pourra lui résister ; mais si nous choisissons d’attaquer par une invasion en armes, nous devons craindre en usant de l’épée, de périr par l’épée. » Dans la mesure où Nicolas de Cues aime de tout son cœur la chrétienté blessée, il juge alors préférable la défense à l’attaque. Mieux : en appliquant très concrètement sa révolution copernicienne de la connaissance – qui n’a rien à voir avec l’agnosticisme kantien mais tout à voir avec l’apophatisme dionysien –, il juge la situation, non du point de vue intéressé du camp chrétien, mais du point de vue de la vérité révélée elle-même, qui commande de s’armer de la Parole et qui met en garde contre les vices de l’épée. « Ayant autour des reins le ceinturon de la vérité, portant la cuirasse de la justice, les pieds chaussés de l’ardeur à annoncer l’Évangile de la paix » (saint Paul, Épître aux Éphésiens VI, 14-15), Nicolas de Cues s’emploie à dégager l’unique vérité qui s’exprime sous les voiles des autres religions.
Une entente « par le haut »
L’attitude pacifique de Nicolas de Cues n’est donc pas une attitude veule. Elle coïncide avec l’affirmation zélée de la vérité évangélique, et consiste en une prise en charge active et non passive du problème guerrier. L’œcuménisme selon Nicolas de Cues est traditionnel, car hiérarchique et sacré : il se fait « par le haut », et non « par le bas ». Ce n’est pas une adaptation passive aux contingences temporelles qu’il s’agirait de subir, mais une interprétation lucide et active du temps présent sous l’autorité des principes constitutifs de la tradition chrétienne. La pensée du présent n’a donc ici rien de commun aux modernes : là où ceux-ci limitent l’actualité et l’événement à l’aveugle écoulement du devenir et de sa prise en charge capricieuse par l’opinion publique, Nicolas de Cues les rattache à l’autorité des principes théologiques et métaphysiques immuables, constitutifs de la Révélation. Sa pensée du présent s’inscrit ainsi dans le cadre d’une pensée de la stabilité et de l’autorité du sacerdoce dans la gestion morale et « métapolitique » des conflits temporels. Plus précisément, elle s’inscrit dans le cadre sacré de l’histoire universelle du salut.
Nicolas de Cues se fait alors théologien œcuménique en voyant en l’islam un acteur à part entière dans l’accomplissement du plan divin dans le monde. Dans Le Coran tamisé (Cribatio Alkorani), en 1461, Nicolas de Cues établit le modèle d’une apologétique positive, consistant à justifier la foi chrétienne, non pas au moyen de ses divergences avec la religion concurrente de l’islam, mais au moyen des convergences de cette dernière avec l’Évangile. D’après Nicolas de Cues dans ce livre, le rôle de la religion de Mahomet a été de mettre à la portée du vulgaire l’exigeante lumière des Évangiles, afin d’éviter que sa rigueur n’engendre son rejet pur et simple : « Il apparaît évident que le Coran renvoie les Arabes à l’Évangile comme à la lumière et à la voie droite de ceux qui craignent Dieu ». C’est pourquoi, la vraie mission du Coran se révèle être celle de conduire les plus perspicaces des musulmans, ses sages, à la pureté évangélique au moyen initial du langage de la sensibilité : ainsi « le Coran n’est facile qu’aux sages, mais difficile aux autres (sourate 3, 7) » (Le Coran tamisé). Nicolas de Cues reconnaît donc les lueurs de vérité perceptibles dans le livre transmis par Mahomet, avec ses vertus morales et eschatologiques. Le mouvement est donc double : d’une part, celui d’intégrer le moment coranique dans l’histoire universelle du salut, et ce, malgré sa postérité historique par rapport à la révélation chrétienne ; d’autre part, soumettre au sultan Mohamed II les ingrédients d’une conversion au Christ qui serait profondément profitable à son âme et à la paix de son peuple.
Nicolas de Cues n’aurait pu mettre en œuvre de bon cœur cette évangélisation intégrative, sans sa perspective métadogmatique. Le cardinal héritier de Maître Eckhart formule une théologie métatrinitaire de la déité pure et nue « au-delà » du Dieu trine : non pas au-delà réellement parlant, mais au point de vue de l’âme créée s’unissant au bouillonnement infini de la vie trinitaire. Le dogme central du christianisme n’est pas nié, mais confirmé et assumé à un niveau plus profond de la vie intérieure du chrétien. Cette profondeur permet au Cusain d’annoncer le Christ en prenant des libertés par rapport à la lettre et à la forme, car il ne réduit pas son Dieu aux expressions créées qui parlent de lui et sur lesquelles, pour des querelles de virgules, tant de croyants ont pu être amenés à oublier l’essentiel en mésusant des conditions charitables et fraternelles du désaccord.
Nicolas de Cues privilégie ainsi la théologie négative, qui consiste à parler de Dieu comme l’Entité par-delà tout nom, toute forme et toute distinction, par rapport à la théologie affirmative qui parle de Dieu positivement, par analogie avec le monde sensible. Cette liberté à l’égard des formes sensibles et des déterminations langagières permet ainsi, horizontalement, un accueil favorable des expressions dogmatiques des autres religions, dont Nicolas saisit leur participation à l’universelle vérité de l’Esprit saint. Le projet de paix conçu par Nicolas de Cues est donc bien un projet fondé « par en haut », sur le terrain des principes métaphysiques, et non « par en bas », sur des motifs purement pastoraux et temporels. La paix recherchée doit bien être une paix de la foi, et non une simple paix des sens ou des échanges sociaux.
Un témoin privilégié de la Tradition universelle
Dans La paix de la foi, Nicolas de Cues imagine un dialogue entre le Verbe, Jésus, et les représentants des grandes religions abrahamiques et orientales pour s’unir dans la conscience d’ « une seule religion dans la diversité des rites », ce dernier mot pouvant être pareillement traduit par celui de religion (ritus) suivant l’usage médiéval. Dans ces conditions, le Cusain fait fond sur le principe énoncé par saint Vincent de Lérins dans son Communitorium (Ve siècle), pour qui la vérité est « ce qui a été cru partout, toujours et par tous » (Quod ubique, quod semper, quod ab omnibus creditum est) ; ou encore à cet aveu final du vieux saint Augustin qui, dans ses Retractationes, I, XII, 3, soutient qu’« en soi, la réalité qu’on appelle aujourd’hui “religion chrétienne” existait même chez les Anciens, et fut présente depuis le début du genre humain jusqu’à ce que le Christ vienne dans la chair ; et c’est en conséquence de cette venue, que la vraie religion existant depuis toujours, a commencé de s’appeler chrétienne. »
En raison de cette sagesse traditionnelle qui unit les religions dans ce qu’elles ont de plus intérieur et spirituel, Nicolas de Cues affirme en 1453 que les guerres de religion doivent cesser : par-delà leurs différences rituelles, les religions cherchent à rendre un culte à Dieu. Nicolas de Cues démontre ainsi que « la diversité des religions résidait dans les rites plutôt que dans le culte rendu à un seul Dieu qui, dès le commencement, a toujours été présupposé par tous ». Nicolas recherche ainsi un accord raisonnable entre les religions dans ce dialogue céleste, où les sages investis des pleins pouvoirs de l’Esprit acceptent au nom de tous une seule foi à partir de laquelle construire une paix perpétuelle. L’investigation théologique et métaphysique d’une Sophia perennis, « sagesse invisible qui dépasse toute chose », trouve ainsi écho dans le projet civilisationnel d’un œcuménisme pensé métaphysiquement. Ce projet formule, avant Leibniz, l’idée d’une « philosophie éternelle » et pense d’un point de vue chrétien la thématique d’une Tradition primordiale, source commune aux diverses religions constituées perceptible dans les similitudes rituelles, mythiques et symboliques. Cette source recherchée depuis toujours est celle du Christ lui-même, promesse de la Révélation primordiale des temps édéniques : la théologie cusaine de la pluralité religieuse est christocentrique plutôt que d’être ecclésiocentrique, en ce sens que « des éléments nombreux de sanctification et de vérité se trouvent hors de [la] sphère » visible de l’Église, selon les mots, cinq siècles plus tard, de la constitution dogmatique Lumen Gentium (I, 8) du Concile Vatican II. Nicolas de Cues justifie cette vérité en référence à l’antique théorie platonicienne de la participation : les diverses religions traditionnelles de l’humanité participent de l’unique religion du Verbe éternel, dont les semences, d’après saint Justin, se retrouvent dans tout ce qu’elles ont de saint (semina verbi).
L’œcuménisme de Nicolas de Cues s’oppose ainsi à la fois à l’indifférentisme religieux et à l’exclusivisme dogmatique. Il cherche à penser l’unité transcendante des religions dans une acception harmonieuse de l’œcuménisme, qui prend en charge cette réalité qui est toujours la nôtre : la communauté de vie entre Chrétiens et croyants issus d’autres religions, judaïsme, islam, bouddhisme, hindouisme. Verticale et horizontale à la fois, la doctrine cusaine de la coïncidence des opposés dessine alors un Crucifix qui nous exhorte à juger l’altérité à la mesure du jugement que nous portons sur nous. Aux antipodes du modernisme œcuménique qui relativise et nivelle la multiplicité des rites en les mélangeant et en les confondant dans des cérémonies syncrétiques, l’œcuménisme de Nicolas de Cues se fonde au contraire sur le principe hiérarchique traditionnel de la sainte Église catholique. Celle-ci, dans la pluralité des rites qui composent son unique profession de foi, assigne à chaque chose son rang : elle est « l’unité d’une multiplicité sans confusion des natures et des rangs, puisque la vérité personnelle de chacun reste sauve » (La paix de la foi, III, 12).
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