Laurent Fourquet, normalien, énarque et agrégé de sciences sociales, vient de publier Le christianisme n’est pas un humanisme (Pierre-Guillaume de Roux). Dans cet ouvrage, il montre que le christianisme s’oppose en tout point à notre société de consommation, façonnée par l’idéologie de l’humanisme issue des Lumières. Il revient pour PHILITT sur cet antagonisme entre christianisme et modernité.
PHILITT : Votre ouvrage, Le christianisme n’est pas un humanisme, s’inscrit dans la continuité de vos deux premiers livres, L’Ère du consommateur et Le Moment M4, qui critiquent tous deux la société de consommation actuelle. Néanmoins, vous proposez ici une critique spécifiquement chrétienne de notre époque. En quoi le christianisme constitue-t-il une force de subversion de la modernité ?
Laurent Fourquet : J’avais déjà formulé un tel antagonisme dans L’Ère du consommateur, qui constituait une critique anthropologique de notre société, expliquant que celle-ci est dominée par la consommation obsessionnelle des êtres et des choses. À la fin de l’ouvrage, je montrais que le christianisme offre une éthique de décentrement de soi, de don, d’ouverture à l’autre et de désintéressement, en opposition radicale avec la logique d’appropriation intéressée de tout par chacun, caractéristique de notre monde. Je soulignais donc, déjà, ce principe de conflictualité profonde entre l’idéologie de notre époque et la vision chrétienne du monde.
J’ai voulu approfondir cette question dans Le christianisme n’est pas un humanisme. Dans cet ouvrage, j’essaie de comprendre pourquoi un certain christianisme occidental contemporain ne remplit plus aucune fonction critique. Au lieu de mettre en cause le fonctionnement de notre société, ce christianisme finit par lui servir de caution, de simple habillage spirituel ou de confort moral. Cela m’a conduit à rechercher pourquoi et comment le christianisme occidental a lié son destin à un système de valeurs, qui lui est non seulement étranger mais opposé.
Vous insistez sur le lien historique et logique qui existerait entre l’idéal humaniste, dont vous situez l’apparition au XVIIIe siècle, et l’apparition de la figure contemporaine du consommateur. Une telle évolution est-elle inéluctable ?
Je le crois en effet. Ce constat peut paraître choquant pour les humanistes, au sens classique du terme, qui défendent sincèrement les idéaux des Lumières tout en rejetant le monde moderne du consommateur, c’est-à-dire cette représentation du monde et de chaque chose au sein du monde comme objets de consommation. Néanmoins, le monde du consommateur me semble être le fruit direct et logique de l’humanisme originel. Il se contente simplement de « privatiser » ce dernier. En effet, en postulant que le monde est fait pour l’homme, l’humanisme encourage l’homme à se l’approprier conceptuellement, politiquement, économiquement et moralement. L’ère du consommateur ne fait qu’introduire une étape supplémentaire que j’appelle « privatisation », en faisant bénéficier de ce principe d’appropriation, non plus l’homme en général mais le sujet singulier, c’est-à-dire chacun de nous en tant que sujet. Le monde du consommateur n’est rien d’autre que le monde de l’humanisme rapetissé à l’échelle de l’individu. Là où l’homme se voyait conférer par les Lumières la mission de s’approprier le monde, désormais, chaque sujet individuel peut faire ce qu’il veut du monde et de lui-même pourvu qu’il respecte les droits de chaque autre sujet à faire également ce qu’il veut du monde et de lui-même.
Le monde du consommateur n’est donc pas une forme de perversion de l’humanisme, qui aurait été détourné de sa vocation noble, héroïque, libératrice et émancipatrice ; il est la conséquence logique du programme de domestication intéressée du monde, qui était déjà virtuellement contenue dans l’humanisme. L’humanisme classique n’allait pas jusqu’au bout de ses potentialités et la classe qui revendiquait cette idéologie, la bourgeoisie, n’allait pas jusqu’au bout de ce programme, retenue par des bornes éthiques ou culturelles, qu’elle considérait comme des impératifs universels catégoriques. Dans la seconde moitié du XXe siècle, ces pudeurs ont disparu. Le processus est allé jusqu’à son terme, consistant à percevoir et à saisir le monde à travers le seul prisme de l’intérêt individuel et à transférer à chaque individu singulier le droit à la détermination du monde, jadis réservé à l’homme en tant que réalité générique.
Beaucoup en appellent à la tradition et au passé contre la modernité. Cependant, vous refusez de prendre parti entre le progressisme et la figure de celui que vous appelez le « réactionnaire révolutionnaire ». Pouvez-vous revenir sur cette opposition et montrer pour quelles raisons elle s’avère fictive ?
Je ne crois pas du tout que le retour au passé, à des identités souvent mythiques ou à l’idéal d’un monde pur et innocent puisse, constituer une alternative au progressisme contemporain. Cette aspiration au retour, à l’origine et à la purification est en réalité un mythe moderne. Celui qui professe une telle aspiration, qu’il soit, mettons, un fasciste roumain de l’entre-deux-guerres, un islamiste ou telle figure du conservatisme identitaire européen, est déjà de plain-pied dans la modernité, dont il est captif. Le « réactionnaire révolutionnaire » est un homme qui a peur, parce qu’il est déjà dépossédé de son identité par la modernité. Pour la retrouver, il est obligé d’en passer par les catégories de la modernité, c’est-à-dire de conceptualiser, théoriser sa tradition. Autrement dit, il ne vit plus celle-ci, il en a fait un fétiche inerte qu’il s’efforce laborieusement de mouvoir. Et c’est bel et bien parce qu’il ne la vit plus authentiquement qu’il veut la retrouver avec une telle virulence et une telle violence, jusqu’à la destruction, des autres et de soi. Cette mécanique est, ainsi, vouée à échouer parce qu’elle se fonde sur les mêmes termes et à partir des mêmes prérequis que ceux de la modernité et du progressisme. Pour moi, voir le passé comme un contre-présent, c’est encore être moderne.
Il faut donc casser cette logique d’affrontement trop apparente et trop factice. C’est seulement dans un retour au vécu du christianisme, non dans la reconstruction d’une chrétienté défunte ou d’une théocratie idéalisée, en vivant ce qu’il y a de plus fort et de plus pur dans le message chrétien, que l’on peut sortir du piège de la modernité. Ainsi, on ne cherche plus la reconstruction d’un artefact idéalisé, mais la présence de l’Absolu, qui brise violemment les catégories modernes et nous oblige, du fait de son altérité, à voir le monde autrement.
Le titre de votre ouvrage, Le christianisme n’est pas un humanisme, paraît renvoyer, en s’y opposant, au célèbre L’existentialisme est un humanisme de Jean-Paul Sartre. D’autre part, en insistant sur la vie, l’absolu et l’impossibilité de déterminer Dieu par la raison, vous semblez assez proche des figures de l’existentialisme chrétien comme Søren Kierkegaard. Opposeriez-vous un existentialisme athée, symptôme du subjectivisme moderne que vous combattez, et un existentialisme chrétien que vous adopteriez ?
L’existentialisme est un supermarché dans lequel il y a beaucoup de rayons… Je me refuse à adopter telle ou telle étiquette. Dans mon livre, je me suis surtout inspiré de Pascal, auquel je consacre d’ailleurs un chapitre. Un siècle avant le triomphe des Lumières, au moment où s’amorce déjà la domination du discours cartésien sur le monde, Pascal est celui qui, au travers du pari, met en question la capacité de ce discours, en dépit de ses prétentions, à déterminer le monde. Pascal montre en effet que quelque chose dans l’homme et dans le cosmos échappe à la capacité de déterminer le monde par la raison.
Mais Pascal n’est pas un irrationaliste : il n’oppose pas l’irrationnel de la foi à la rationalité cartésienne. En fait, il fait exploser la raison de l’intérieur en démontrant qu’il n’y a rien de plus rationnel que l’argument du pari, fondé sur un calcul coût-avantage et sur les probabilités. L’avantage étant infiniment élevé (le salut éternel) et le coût minime (croire), il est, a priori, ultra-rationnel de parier pour Dieu. Et pourtant, cela reste un pari. Pascal porte la logique et la raison à leur point d’incandescence, pour montrer que l’une et l’autre, si on les pousse à leur terme, aboutissent au pari plutôt qu’à la maîtrise du monde. Or, parier, c’est l’inverse du processus par lequel le sage humaniste prétend s’approprier le monde, le déterminer par la raison, le posséder, l’utiliser pour la plus grande gloire de l’homme. Parier, c’est reconnaître que, quand on arrive à certaines limites, l’usage le plus fin de la raison nous conduit à devoir choisir sans l’appui de la raison : choisir d’avoir la foi ou de ne pas l’avoir, choisir d’aimer ou de ne pas aimer. L’homme est confronté à des choix d’une telle profondeur que sa raison ne peut pas en rendre compte. C’est pourquoi Pascal me paraît conduire la raison, non pas à se renfermer sur elle-même, mais à s’ouvrir sur quelque chose d’autre de mystérieux, de ténébreux, de profond, qui n’est pas à la mesure de l’homme et que j’appelle la Vie.
Vous proposez, pour lutter contre l’imaginaire marchand de notre société, de penser une éthique du don absolu. Quelles en seraient les caractéristiques ? En quoi le chrétien serait-il plus perméable qu’un autre à une telle éthique ?
Le chrétien devrait être plus perméable qu’un autre à cette éthique du don s’il prenait le message du Christ au sérieux, ce qu’aucun d’entre nous, moi le premier, ne fait réellement. Mais, pour peu que l’on essaie de prendre les Évangiles au sérieux, on découvre alors une économie du don, en opposition radicale avec notre société, qui mise tout sur la possession intéressée des choses et, par conséquent, introduit en tout et partout une logique d’accumulation des biens de consommation. Cela est vrai sur le plan de l’économie institutionnelle, bien sûr, mais on retrouve cette logique dans notre relation à l’autre, dans notre relation à notre corps, dans notre obsession de maximiser en permanence notre capital de jouissances. Le Christ nous enseigne exactement le contraire : c’est dans le don et la dépense de soi au service de l’autre que naît la véritable richesse. Là où nous pensons la richesse comme accumulation de capital, que celui-ci soit financier, symbolique ou culturel, Il montre que c’est au contraire dans la capacité à sortir de soi pour donner aux autres que l’on trouve les fondements d’une vraie richesse, qui n’est pas une richesse factice de biens périssables, mais une richesse du cœur.
Vous prédisez, à la fin de votre ouvrage, une inimitié du « monde du Consommateur » de plus en plus accrue contre le christianisme et vous incitez les chrétiens à devenir des dissidents. Comment se manifesterait, selon vous, cette dissidence ? Quelles formes pourrait-elle prendre ?
Je pense que le monde du consommateur va devenir de plus en plus hostile au christianisme en raison de la difficulté de plus en plus grande, pour notre société, de parvenir à accroître constamment le capital de jouissance de chaque individu. On peut comparer notre société à l’Empire romain : le modèle d’auto-glorification de Rome, par extension de la puissance de celle-ci, a historiquement fini par rencontrer sa limite. Comme toujours dans ces cas-là, quand les choses commencent à moins bien marcher, quand les gens sont mécontents et se mettent à douter du système, il faut trouver des raisons de cet échec qui permettent de détourner l’attention de la perversion intrinsèque de celui-ci. Or, dans nos sociétés post-chrétiennes, le christianisme, dès lors qu’il est sérieusement, intensément, vécu, est nécessairement perçu par notre monde à la fois comme une menace et comme un blasphème, parce qu’il met à nu les mécanismes que nous voudrions masquer : la toute-puissance de l’intérêt et la recherche permanente de la domination de chacun sur tous.
Les chrétiens devront donc s’habituer à être des dissidents. Cette dissidence peut prendre différentes formes. Dans l’état actuel des choses, je ne pense pas qu’elle se traduise politiquement. Mais il existe, sans verser dans l’utopisme, d’autres moyens d’ébranler notre monde en l’éclairant d’une lumière neuve. Pensez à la démarche de François d’Assise au XIIIe siècle, au moment où l’Église catholique était le plus tentée par l’accumulation de la richesse et de la puissance, ou au surgissement soudain du romantisme allemand, face à l’idéal rationaliste des Lumières. Il faut, toutefois, que les chrétiens développent une capacité à critiquer authentiquement les fondements de notre monde et à ouvrir ainsi la voie à d’autres possibles.