Houellebecq opère régulièrement dans ses romans un travail de dénigrement de l’économie, la présentant comme une science vile et méprisante. Dans Plateforme, pourtant un roman au sein duquel se trouvent de longs développements économiques, l’écrivain aime à rappeler que « l’économie est un mystère ». Le héros déclare même, après avoir longuement parlé de la loi de l’offre et de la demande, que « la seule conclusion certaine à laquelle j’étais parvenu, c’est que, décidément, l’économie était effroyablement ennuyeuse. » Houellebecq tient simplement à souligner la place que l’économie doit tenir dans la société.
La grandeur du travail dans les sociétés pré-industrielles
Le narrateur regrette ouvertement la vénalité et le matérialisme de son époque, et vante la valeur qui était autrefois accordée au travail. Ainsi le père du héros – figure exceptionnelle dans l’œuvre de Houellebecq puisque c’est la seule figure paternelle – transmet au grand étonnement de son fils sa vision de l’économie traditionnelle à travers la pensée de Charles Fourier, l’un des premiers socialistes français :
« Fourier avait connu l’Ancien Régime, et il était conscient que bien avant l’apparition du capitalisme des recherches scientifiques, des progrès techniques avaient lieu, et que des gens travaillaient dur, parfois très dur, sans être poussés par l’appât du gain mais par quelque chose, aux yeux d’un homme moderne, de beaucoup plus vague : l’amour de Dieu, dans le cas des moines, ou plus simplement l’honneur de la fonction. » (La Carte et le territoire)
Ce passage n’est pas sans nous rappeler celui de Plateforme, dans lequel le narrateur déplore également le changement dans la valeur accordée au travail : « Dans la société où nous vivions, le principal intéressement au travail était constitué par le salaire, et plus généralement par les avantages financiers ; le prestige, l’honneur de la fonction tenaient dorénavant une place beaucoup moins grande. » Notons par ailleurs que le personnage de Houellebecq qualifie l’ouvrage De La Démocratie en Amérique de « livre politique le plus intelligent jamais écrit » ; or Tocqueville écrivait également que dans les sociétés d’Ancien Régime, « le travail est glorieux quand c’est l’ambition ou la seule vertu qui le fait entreprendre. […] Ainsi, l’idée du gain reste distincte de celle du travail. Elles ont beau être jointes au fait, le passé les sépare ».
Pierre Lucius constate également cette méfiance de l’homme médiéval envers l’âpreté au gain et l’accumulation du capital. « La poursuite du gain pour le gain, écrit-il, le lucrum in infinitum, la spéculation et le maniement de l’argent, étaient condamnés comme une passion honteuse. Le Moyen Âge était sévère pour l’achat et la revente avec bénéfice d’une chose dont la valeur d’usage n’a pas été augmentée par le travail. Il lui semblait qu’alors le bénéfice n’était justifié par aucun service rendu par le vendeur à l’acheteur. C’est en vertu du même principe que l’Église condamnait le prêt à intérêt. »
Cette idée d’une profonde rupture entre une vision classique et moderne du rôle du travail et de l’argent est également confirmée par Charles Péguy : « Tout l’avilissement du monde moderne, c’est-à-dire toute la mise à bas prix du monde moderne, vient de ce que le monde moderne a considéré comme négociables des valeurs que le monde chrétien et le monde antique ont considéré comme non négociables. » Bien entendu, ce qui caractérise ce monde moderne bradant toutes les vertus classiques, c’est « le monde bourgeois, le monde capitaliste ». Or, avertit Péguy, « chaque monde sera jugé sur ce qu’il a considéré comme négociable ou non négociable ».
Finalement, pour Houellebecq, la finalité du travail doit être l’épanouissement de la personne et un apport à la société, quelque chose de vertueux ; la dignité du travail est considérée dans sa nature même. Il critique le secteur du tertiaire, qui ne produit rien si ce n’est de l’inutile (« En un mot, j’avais travaillé dans le tertiaire. Des gens comme moi, on aurait pu s’en passer. »). Il regrette que la grandeur intrinsèque du travail ait été remplacée par les austères notions de « profit », de « rentabilité ». « Nous sommes devenus froids, rationnels […] ; nous souhaitons avant tout éviter l’aliénation et la dépendance. » Houellebecq distingue donc clairement l’économie traditionnelle, et l’économie moderne. Il renvoie même dos à dos marxistes et libéraux, puisque tous deux fondamentalement productivistes.
Pour une réconciliation du capital et du travail
La Carte et le territoire raconte ainsi la conversion du héros à l’artisanat. À travers son parcours initiatique, un penseur revient régulièrement sur la route de Jed Martin : William Morris. Architecte et poète, ce penseur socialiste du XIXe tenta à travers ses romans et ses conférences de réconcilier le capital et le travail. Figure du mouvement décoratif Arts & Crafts, William Morris espérait la renaissance du lien entre l’utile et le beau dans le cadre d’un artisanat populaire inspiré de l’art médiéval, afin de contrer les méfaits de la révolution industrielle qui avait standardisé et donc enlaidi la fabrication des objets.
Le père de Jed, architecte également, lui en fait une présentation nostalgique. Quelques pages plus loin, alors que Jed en parle au personnage Michel Houellebecq, ce dernier lui répond à sa grande surprise qu’il connait bien ce penseur. Il reconnaît aisément son caractère utopique (« il voulait supprimer les prisons, pensant que le remord serait un châtiment suffisant pour le criminel ») mais fait un vibrant éloge du « principe essentiel de William Morris, qui était que la conception et l’exécution ne devait jamais être séparées, pas davantage qu’elles ne l’étaient aux Moyen Âge. D’après tous les témoignages, les conditions de travail y étaient idylliques […] ».
Bien que Houellebecq aime à souvent rappeler la spécificité du matérialisme de l’époque moderne (« les joies de la consommation, par lesquelles notre époque se montre si supérieure à celles qui l’ont précédée »), il est assez inhabituel de le voir vanter l’époque du Moyen Âge ; l’écrivain s’aventure rarement sur le terrain de l’Histoire. Mais ici, il vante non seulement les conditions de travail de cette époque, mais il vante également le courant artistique du préraphaélisme. Considérant que la révolution industrielle avait perverti les mœurs anglaises, ce mouvement souhaitait s’inspirer de la peinture des maîtres italiens du XVe siècle, antérieurs à Raphaël. La peinture du Moyen Âge est ainsi idéalisée par les préraphaélites, jugée à la pointe de la perfection spirituelle et morale. En se montrant autant dithyrambique vis à vis des préraphaélites et de William Morris, Houellebecq montre son malaise vis à vis de l’époque moderne, en acclamant les sociétés traditionnelles.
Le malaise d’un poète face au désenchantement du monde
Pour autant, Houellebecq n’est certainement pas un réactionnaire. Il ne développe pas la volonté d’un retour au passé, d’une restauration de la société d’Ancien Régime. L’écrivain n’est pas un essayiste mais un littérateur. Ses écrits sur le sujet ne sont pas des plaidoyers, mais une exaltation romantique de ce qui était. Comme le rappelle Natacha Polony, « il y a dans la littérature, et en particulier dans la poésie, quelque chose d’éminemment nostalgique ». Et Houellebecq de conclure dans Soumission : « Le passé est toujours beau. » Ce mal-être vis à vis de ce qui n’est plus se traduit effectivement chez l’écrivain par l’art et la poésie. Dans un de ses poèmes en prose, explicitement nommé « Dernier rempart contre le le libéralisme », il déclare ainsi :
Nous refusons l’idéologie libérale parce qu’elle est incapable de fournir un sens, une voie à la réconciliation de l’individu avec son semblable dans une communauté qu’on pourrait qualifier d’humaine,
Et d’ailleurs le but qu’elle se propose est même tout différent. […]
(« Dernier rempart contre le libéralisme », in Le Sens du combat)
Dans cet extrait, qui relève plus du pamphlet que de la composition poétique pure, Houellebecq se sert de la mélancolie du poème pour épancher sa critique du libéralisme. Dans le roman La Carte et le territoire, le père de Jed confie à son fils : « Moi aussi, je voulais être un artiste… Le Corbusier nous paraissait un esprit totalitaire et brutal, animé d’un goût intense pour la laideur ; mais c’est sa vision qui a prévalu, tout au long du XXe siècle. Nous, nous étions plutôt influencés par Charles Fourier. »
Ici, habilement, Houellebecq tente même de lier la laideur de son siècle au capitalisme. C’est d’ailleurs par la beauté de son art que le héros Jed Martin remettra finalement en cause le paradigme de la modernité libérale (« La modernité était peut être une erreur, se dit Jed pour la première fois de sa vie. ») et arrivera à sa dernière phase artistique. « L’œuvre qui occupa les dernières années de la vie de Jed Martin peut ainsi être vue comme une méditation nostalgique sur la fin de l’âge industriel en Europe, et plus généralement sur le caractère transitoire de toute industrie humaine. »
Finalement, Jed Martin parvient à faire siens les mots de William Morris : « Voilà en bref notre position d’artistes : nous sommes les derniers représentants de l’artisanat auquel la production marchande a porté un coup fatal. »
Face à ce système capitaliste « incapable de fournir un sens », Houellebecq ébauche tout de même l’esquisse d’une solution. Il évoque à plusieurs reprises la philosophie économique du distributisme, développée par l’écrivain anglais Gilbert Keith Chesterton.