Sous un patronage heideggerien très dilué et, de manière condensée, dans le sixième chapitre de La crise de la culture, Hannah Arendt analyse deux formes aberrantes de rapport à la culture au sein de la société (Gesellschaft). Il s’agit, dans un cas (philistinisme) comme dans l’autre (divertissement), mais selon des modalités différentes, d’une hypertrophie des motivations utilitaires qui ronge la culture de l’intérieur.
Le philistinisme et le divertissement se sont tous deux développés sur un terrain pathogène, celui d’une société de masse en construction. Les premières pages du sixième chapitre abritent une définition de cette société, d’abord sous la forme d’une brève citation attribuée à un mystérieux Edward Shies, ensuite par une restitution concise des traits prototypiques de « l’homme de masse ».
« La société de masse advient clairement quand “la masse de la population se trouve incorporée à la société” » et cette masse se distingue de l’élite, de la « bonne société » qui seule dispose des richesses et donc, à la fois, de l’éducation et de la sérénité – cette purge des soucis matériels que l’argent consent à réaliser – requis pour s’adonner au loisir, ce « temps consacré à la culture ». La masse désigne donc la population par opposition à l’élite, et la société de masse une société qui incorpore la masse, c’est-à-dire une société dans laquelle la population, enfin partiellement libérée d’un épuisant labeur et de la paupérisation, accède aux loisirs et, par truchement, à la culture. L’emploi du mot « loisir » soulève ici une première hésitation : il est connoté positivement dans son premier sens (« temps consacré à la culture ») et il faut, pour éviter les confusions, le qualifier d’oisiveté (otium) ; dans sa seconde acception, qui correspond à l’avènement des masses, il s’apparente au divertissement toujours connoté négativement. La société de masse donne donc à voir une société où, à rebours de l’analyse marxiste, le statut remplace la classe sociale ; une société qui, sans effacer toutes ses aspérités, tend à se moyenniser, à s’embourgeoiser.
Les contours de la masse s’affinent encore par les attributs psychologiques de ses membres : l’homme de la masse (ou l’homme-masse) se caractérise par « son abandon – et l’abandon n’est ni l’isolement ni la solitude – indépendant de sa faculté d’adaptation ; son excitabilité et son manque de critères ; son aptitude à la consommation, accompagnée d’incapacité à juger, ou même à distinguer : par-dessus tout, son égocentrisme […] ». Attributs déjà relevés par José Ortega Y Gasset.
Une société où règne l’utilité
On serait tenté de croire, à ce stade, que la masse s’oppose radicalement à la bonne société ; pourtant, à suivre Arendt, l’armature psychologique de l’homme-masse se trouvait déjà dans la société de cour du XVIIIe siècle. La noblesse a en effet connu une première dégradation dans la figure du courtisan qui, tout en maintenant une certaine exigence en matière de jugement, a doucement évincé le caractère autotélique de la culture artistique pour lui substituer un double rapport utilitaire : briller en société afin de s’élever socialement et se divertir. Ce double rapport utilitaire, propre à la vie courtisane, va ensuite se fragmenter en deux tendances distinctes. Mais il s’agit, dans les deux cas, d’attribuer à l’Art une fonctionnalité : il devient moyen au service d’une autre fin – autre que sa pure contemplation. Il perd ainsi sa beauté. Cet « utilitarisme de la fonction », appliqué à l’œuvre d’art, constitue, aux yeux d’Arendt, un dévoiement majeur de la culture dont l’éventuelle conséquence serait, à long terme, sa destruction – destruction avant tout mentale, par l’oubli – et, en parallèle, une régression de l’homo faber (fabricant) au rang de l’animal laborans (travailleur).
L’ancienne élève de Martin Heidegger insiste à moult reprises sur le lien étroit entre les beaux-arts et la formation d’une culture, c’est-à-dire d’un monde : « Un objet est culturel selon la durée de sa permanence […] » et « c’est seulement là où une telle subsistance est assurée que nous parlons de culture […] » ; aussi, « du point de vue de la durée pure, les œuvres d’art sont clairement supérieures à toutes les autres choses ; comme elles durent plus longtemps au monde que n’importe quoi d’autre, elle sont les plus mondaines des choses. » L’autre point essentiel réside dans le rapport utilitaire aux œuvres d’art que Hannah Arendt comprend comme une rupture du rapport originel (non utilitaire) qui seul pouvait garantir leur permanence : le « caractère durable » de l’ œuvre est incompatible avec son « caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par utilisation et par usure », et « c’est seulement là où nous sommes confrontés à des choses qui existent indépendamment de toute référence utilitaire et fonctionnelle, et dont la qualité demeure toujours semblable à elle-même, que nous parlons d’œuvre d’art ». Ces œuvres n’ont jamais été fabriquées pour les hommes mais « pour le monde, qui est destiné à survivre à la vie limitée des mortels ; au va-et-vient des générations ». L’exemple suivant permettra de s’en convaincre : « Les cathédrales furent bâties ad majorem gloriam Dei ; si, comme constructions, elles servaient certainement les besoins de la communauté, leur beauté élaborée ne pourra jamais être expliquée par ces besoins, qui auraient pu être satisfaits tout aussi bien par quelque indescriptible bâtisse. » En somme, « seules les œuvres d’art sont faites avec pour unique but l’apparaître », et « le critère le plus approprié pour juger de l’apparaître est la beauté ».
Le philistinisme et son évolution
Le philistinisme a été utilisé, au « tournant du XVIIIe siècle » et sur un ton analogue à celui des écritures saintes, pour désigner l’ennemi de l’art, de la culture au sens le plus noble du terme. L’ennemi : l’homme qui possède, pour seul étalon de mesure, l’utilité. Le « philistinisme barbare » vise l’ensemble des hommes imperméables à l’expérience artistique ; ces « nouveaux riches » qui se détournent de la culture ou, du moins, de ses plus hautes expressions. Ces philistins rappellent, par exemple et sous certains aspects, les saillies nihilistes d’un Eugène Vassiliev Bazarov qui rejette systématiquement l’art en invoquant son inutilité. Bien sûr, « si les choses en étaient restées là, si le principal reproche fait à la société [par les artistes] était demeuré son absence de culture et d’intérêt pour l’art, le phénomène dont nous nous occupons [le philistinisme comme manifestation d’une crise de la culture] serait considérablement moins compliqué qu’il ne l’est en fait. ». Le philistin a évolué et s’est « réconcilié » avec la culture pour, en réalité, mieux la corroder. Il ne s’agit évidemment pas d’un plan machiavélique – Arendt n’est pas une théoricienne du complot –, mais d’une mutation de l’ethos philistin.
La barbarie, que souligne toute inculture satisfaite d’elle-même, laisse place à une sorte d’arraisonnement – et là Arendt retrouve Heidegger – de la culture : « La société se mit à monopoliser la “culture” pour ses fins propres, telles la position sociale et la qualité. » La société renvoie ici au nouvel ennemi de la culture, le « philistin cultivé ou éduqué ». Ce philistinisme s’enracine dans la lutte menée par la bourgeoisie contre l’aristocratie déclinante ; dans un effort pour se hisser au niveau de l’éducation aristocratique et pour, de la sorte, conjurer le mépris que cette classe supérieure pouvait leur adresser – « mépris de la vulgarité des simples faiseurs d’argent ». L’art, ainsi inféodé à la seule recherche du statut social, se détache peu à peu de la réalité et plonge dans « une sphère de conversation raffinée » où la création artistique perd « toute signification ». Le philistin cultivé lit les classiques « poussé par le motif second de perfection personnelle, sans être conscient le moins du monde que Shakespeare ou Platon pourraient avoir à lui dire des choses d’une autre importance que comment s’éduquer lui-même ». Ce philistin possède, pour unique motivation, la recherche d’une perfection personnelle ; et c’est précisément lorsque cette motivation secondaire se substitue à la motivation première – la beauté de l’art en tant qu’objet inscrit dans le monde qui « engloble, pour en rendre témoignage, le passé tout entier remémoré des pays, des nations, et finalement du genre humain » – que le rapport à l’art se détériore. L’effet de cette falsification du motif est déjà connu : les œuvres perdent, sous le joug de la fonctionnalité, leur beauté et donc leur permanence. En effet, « sitôt que les ouvrages immortels du passé devinrent objet du raffinement social et individuel, avec position sociale correspondante, elles perdirent leur plus importante et leur plus fondamentale qualité : ravir et émouvoir le spectateur par-delà les siècles ». L’autre effet collatéral consiste en une régression de la qualité esthétique des œuvres que le kitsch du XIXe siècle semble peu ou prou circonscrire – mais Arendt est peu prolixe sur ce point.
Cependant, si le philistin éduqué appartient à la société (qui n’est pas identique à la culture), il n’appartient pas encore à la société de masse : ce philistinisme témoigne d’un état de transition entre la noblesse courtisane et la confirmation d’une « classe moyenne ».
Société de masse et divertissement
Contrairement au philistin éclairé, l’homme-masse n’avilit pas la culture par des considérations purement utilitaires ; il la remplace purement et simplement par le loisir (divertissement), autrement dit il contribue à la transformation de l’œuvre en objet de consommation : à la société de masse s’agrège une société de consommation. Pour cette raison, et Arendt le précise sans ambages, la culture de masse dénote une contradiction dans les termes : « Cela ne veut pas dire que la culture se répande dans les masses, mais que la culture se trouve détruite pour engendrer le loisir. » Pour cette raison également, à l’instar du philistin barbare, l’homme-masse « est probablement une moindre menace pour la culture que le philistinisme de la bonne société ». Les masses consomment, engloutissent (et donc détruisent) les objets culturels comme si ces derniers pouvait constituer un moyen pour satisfaire un besoin biologique – et non plus un désir de perfectionnement comme dans le philistinisme cultivé : le repos. Le divertissement réduit encore davantage la durée de vie des œuvres qui, après consommation, entre dans une phase de dépérissement pour mieux s’éteindre dans l’oubli et, à terme, dans la destruction physique.
L’avilissement qualitatif de l’objet, induit par le divertissement, se trouve conditionné par un double avilissement du motif ou de l’intention : du côté créateur (artiste le plus souvent), l’intention apparaît corrompue lorsqu’il s’agit, pour l’auteur de l’œuvre, de faciliter sa consommation en simplifiant son contenu ; du côté récepteur (spectateur, lecteur, auditeur, etc.), la corruption se niche dans la recherche d’un plaisir qui s’origine dans le repos. Ce n’est pas la diffusion de masse en elle-même qui déprécie l’objet mais bien sa compromission avec le loisir : la nature de ces objets est altérée lorsqu’ils sont « réécrits, condensés, digérés, réduit à l’état de pacotille pour la reproduction ou la mise en image ». Ainsi, les techniques de reproductibilité, si elles conduisent à une modification du support afin de promouvoir le loisir, portent atteinte au monde. Arendt rejoint en partie Walter Benjamin qui souligne, en sus, l’effet pervers de la diffusion de masse – et donc des techniques de reproduction modernes qui autorisent cette diffusion – en elle-même : la reproductibilité massive de l’œuvre (notamment l’œuvre cinématographique) détermine le contenu et la forme (appauvrie) de celle-ci ; œuvre qui doit, de part sa large diffusion, s’adresser au grand nombre, à cet homme-masse animé par la seule recherche de distraction.
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