Dans son nouveau livre sur Le Sens perdu de l’Écriture. Exégèse et herméneutique, le philosophe Jean Borella part d’un constat : l’ampleur de l’érudition déployée par l’exégèse biblique au cours du dernier siècle par les clercs eux-mêmes est inversement proportionnelle au développement de la pratique cultuelle, qui s’est effondrée en Occident. L’auteur en exhume et déconstruit les raisons : le rationalisme exégétique a rendu incompréhensibles pour les croyants les événements sacrés de la Bible, sous un faux prétexte de scientificité.
Le document Pierres vivantes : recueil catholique de documents privilégiés de la foi, publié dans les années 1980, montre que la méthode historico-critique des exégètes de la Bible du dernier siècle a eu un fort impact dans la catéchèse des dernières décennies. Or il est patent que son mésusage a eu pour effet la diminution, voire la suppression, de la foi de nombreux séminaristes, tandis qu’énormément d’églises, encore « pleines à craquer » il y a cinquante ans, sont aujourd’hui presqu’intégralement désaffectées.
Certes, nombreuses sont les causes contextuelles qui permettent d’expliquer une telle désaffection moderne et contemporaine du culte. Néanmoins, Borella montre que les usages plus ou moins explicitement modernistes de l’exégèse (science de l’interprétation appliquée à un texte particulier) n’ont fait que soutenir activement la mécompréhension progressive, par les chrétiens du Vieux Continent, de la réalité historique de leurs propres dogmes fondateurs, en essayant de les rendre compatibles avec les représentations du monde tirées des résultats des sciences physiques modernes.
Croire et comprendre
La Bible n’est pas un livre ordinaire : elle enseigne l’origine divine de l’humanité et du monde ainsi que l’histoire sainte du peuple juif puis du Messie et de ses premiers disciples. En ce sens, le propos de Borella s’organise autour du rappel, devenu nécessaire, d’un truisme : de même qu’on ne saurait étudier un texte quelconque en ignorant son intention narrative portée par son auteur, de même, on ne saurait validement étudier la Bible en excluant son Auteur divin, d’autant plus que l’objet même de ce livre est précisément la relation de cet Auteur avec ses lecteurs qui sont ses propres créatures.
C’est pourquoi « comprendre l’Écriture exige au fond trois sortes de conditions » : d’abord, une condition religieuse ou théologale, qui consiste en un acte de foi dans la prétention surnaturelle de l’Écriture et la garantie de son sens par la Tradition de l’Église, qui en a elle-même fixé son canon et développé sa signification. Ensuite, des conditions scientifiques, exégétiques : « connaissance des langues anciennes, des genres littéraires, des données historiques et géographiques, de la critique des textes, etc. » Enfin, des conditions philosophiques, herméneutiques, consistant en une « conversion de l’intelligence qui nous accorde à l’esprit de l’Écriture ». À un certain niveau d’interprétation, le point de vue scientifique doit donc être soutenu par un double acte de conversion : de la volonté (croire) d’une part, et de l’intelligence (comprendre) d’autre part. Deux exigences inséparables pour qui veut s’essayer à véritablement restituer le sens des Livres sacrés du christianisme en restant fidèle à leur contenu textuel.
Or le livre de Borella, constitué pour l’essentiel de chapitres publiés dans les années 1980 dans La Pensée Catholique, s’ouvre et se ferme sur la discussion de deux importants exégètes de la Bible : d’un côté le père Pierre Grelot, à qui fait défaut la première condition, théologale (et par voie de conséquence la seconde, herméneutique) ; d’un autre côté le père Vincent Mora, à qui fait défaut la troisième condition, herméneutique, celle du « sens du surnaturel » que présuppose pourtant le symbolisme constitutif des Saintes Écritures.
Contre le docétisme exégétique
Le théologien protestant Rudolf Bultmann (1884-1976), et avec lui Karl Rahner et plusieurs autres, a redessiné le vaste champ de l’exégèse biblique en lui assignant un nouveau programme : celui de la « démythologisation » (Entmythologisierung). Elle désigne une attitude interprétative visant à montrer que les faits surnaturels racontés par la Bible n’ont d’autre fonction que de délivrer un enseignement moral et spirituel par l’emploi d’images en réalité dépourvues de tout caractère historique ou factuel. Le P. Grelot fut l’un des plus importants relais, au sein de l’Église catholique, de cette exégèse « démythologisante », qui sépare « l’historialité » de l’Évangile, c’est-à-dire « l’intention théologique du rédacteur […] voulant montrer la geste divine dans l’histoire humaine », de « l’historicité » de ses récits, c’est-à-dire leur réalisation effective et concrète dans l’histoire. Il s’agit donc de montrer que le « Jésus historique » est tout entier tributaire de la figure construite, par la tradition apostolique, du « Jésus néo-testamentaire » : qu’il n’y a pas besoin de croire à l’historicité des récits relatés pour adhérer aux vérités de la foi, puisque là n’est pas l’essentiel.
Pour Borella, dans cette perspective, l’exégèse moderne reproduit l’antique « docétisme », condamné en 451 par le concile de Chalcédoine qui proclame l’union des deux natures divine et humaine dans l’unique Personne, ou Hypostase, du Christ. Le docétisme (du grec dokein, « paraître ») est « une hérésie christologique des premiers siècles qui soutient que le Christ, de nature divine, n’était homme qu’en apparence. » Or selon le même schéma, le rationalisme exégétique qui fait du sens littéral la simple apparence du sens théologique qui, seul, importe, introduit un dualisme hérétique entre ce qui serait une « historicité non-signifiante » des événements bibliques et une « historialité théologique », seule réelle. Cet usage-là de la méthode historico-critique est donc tout bonnement incompatible avec la foi chrétienne, qui prolonge le sens littéral sans le nier aucunement, ce que fait pourtant cette exégèse en reléguant du côté du « mythe » ce qui relevait traditionnellement de « l’histoire » sainte.
Réapprendre le sens du symbole
Borella distingue « deux méthodes principales de la critique textuelle » : d’une part, « la critique externe », qui « cherche à authentiquer un texte en le mettant en relation avec des critères extérieurs au texte, historiques ou géographiques ». Il s’agit d’ajouter, de confirmer ou encore d’infirmer des informations textuelles en mobilisant des preuves positives, c’est-à-dire des faits ou des documents extérieurs au texte lui-même. Ce n’est pas cette méthode que critique Borella, mais la seconde, qu’il nomme d’autre part la « critique interne », en raison de sa subjectivité problématique. Celle-ci cherche en effet à « éclairer le texte par lui-même », en établissant, classifiant et comparant divers genres littéraires, ainsi qu’en examinant « le style, le vocabulaire, la syntaxe, la répétition des mêmes formules, les (apparentes) contradictions du récit, etc. » Or le problème majeur d’une telle critique est qu’elle dépend assez fortement « d’une idée préconçue concernant la nature du texte », par conséquent des représentations propres au critique lui-même.
C’est pourquoi, indépendamment des questions de foi, le rationalisme d’un ensemble d’exégètes blesse aussi et surtout l’intelligence par son anachronisme et son infidélité méthodologique à la nature même du texte biblique. Par la critique interne, on a remplacé « la positivité d’un sens littéral parfaitement constatable » par un « sens intentionnel généralement hypothétique et toujours construit selon des présupposés modernes, même si on les attribue aux Anciens ». Ce que craint en effet l’exégète moderne dans l’affirmation de la réalité des faits surnaturels de l’Écriture, c’est le « scandale cosmologique » qui consisterait à cautionner la valeur historique et concrète d’événements qui transcendent les lois matérielles et nos représentations du monde issues de la physique galiléenne. Pour cette raison, le Moderne cherche à attribuer aux rédacteurs anciens ses propres intentions pour se rendre l’Écriture acceptable ! Or tous ces exégètes « devraient pourtant savoir que la question cosmologico-philosophique est absolument inéluctable » : en effet, c’est elle qui discrimine dans l’esprit des commentateurs ce qui est physiquement vraisemblable et ce qui ne l’est pas, ce qui est cosmologiquement possible ou impossible. Pourtant, cette question, « ils ne se la posent jamais. »
C’est pourquoi le P. Mora, dans La symbolique de la création dans l’Évangile de Matthieu, dont Borella détaille et salue le travail, finit par se heurter contre le mur d’une ignorance que partagent l’ensemble des exégètes rationalistes : l’ignorance de la nature du symbole sacré. Ils séparent en effet ce que la Tradition de l’Église (et les traditions sacrées en général) n’ont jamais disjoint : « la matérialité d’un fait » d’une part, qui constitue la matière du symbole ou son « signifiant » sensible, et « son sens spirituel » d’autre part, qui réside dans son « référent » métaphysique. La loi qui préside à la manifestation d’un événement de nature proprement symbolique, au sens religieux ou sacré du terme, n’est pas physique, mais sémantique : le symbole sacré a ceci en propre qu’il rend présent dans l’ordre sensible ce qui lui est apparemment absent, car transcendant. Le symbole « présentifie » le supérieur, d’ordre surnaturel ou métaphysique, dans l’inférieur, d’ordre naturel ou physique. Son mode d’apparition n’est donc pas incompatible avec les lois physiques : il en est simplement différent et indépendant, car supérieur sur le plan de l’être. C’est pourquoi « en dehors de son sens spirituel, le fait [symbolique] n’aurait même pas de réalité physique ou historique ».
La complicité du modernisme et du fondamentalisme
Borella donnerait-t-il raison au fondamentalisme des « fidéistes littéralistes » contre les « modernistes mythologisants » ? Nullement : apparemment opposées, ces deux attitudes se rejoignent dans un même hermétisme au mystère et au symbolisme des Écritures : pour elles, « l’historicité (= la réalité) de ce qui est raconté est assurée si et seulement si les événements tels que le texte les énonce ne peuvent se produire qu’en conformité aux lois de notre monde. » Lesdits littéralistes, comme les modernistes, feignent donc confortablement d’ignorer que la Bible se divise en trois phases temporelles, dont les deux premières sont étrangères à notre expérience ordinaire : « métahistorique » des origines à la chute d’Adam, « parahistorique » de la chute à la Tour de Babel, et enfin « historique » à partir d’Abraham. Il suffit de lire le plus simplement du monde les textes sacrés pour l’apercevoir, constater par exemple que l’ordre chronologique de la création n’est pas le même entre le premier et le deuxième chapitre de la Genèse !
Comprendre l’Écriture suppose donc d’accepter que nos catégories usuelles de temps et d’espace puissent être entièrement remaniées par l’appréhension des réalités sacrées que conte la Bible du premier au dernier de ses livres. Borella montre en somme, en suivant la tradition antique et médiévale de l’Église, que nul n’accède au sens véritable de l’Écriture s’il ne voit pas en elle un « mystère » à part entière dans lequel l’intelligence s’abîme en s’y trouvant, un « divin sacrement » (saint Augustin) qui nous dépossède vertigineusement de nos représentations, de nos exigences commodes et horizontales pour ouvrir en nous une brèche, le courant d’air de l’Infini.