En 2013, l’historien Jean-Marc Boudier a mis au jour une voie spirituelle oubliée : L’oraison cordiale : Une tradition catholique de l’hésychasme. On connaît en effet la belle dévotion religieuse au Sacré Coeur de Jésus qui s’est développée au XIXe siècle, mais on ignore sa source discrète, plus invocatoire que dévotionnelle : la contemplation méditative de Jésus-Christ dans le fond du coeur, qui apparaît publiquement XVIIe siècle dans le cadre de « l’école française de spiritualité ».
Lorsqu’il est question d’une tradition chrétienne fondée, non sur la prière dialogique mais sur la prière invocatoire, l’on pense généralement à l’hésychasme oriental. L’hésychasme désigne en effet cette école contemplative de l’Église orthodoxe chère aux moines du Mont Athos, qui consiste en l’invocation du Nom de Jésus accompagnée de techniques corporelles et respiratoires visant à mettre le corps et l’âme en complète union avec Dieu.
Or il exista pourtant, dans la tradition proprement occidentale et catholique, une « authentique initiation chrétienne » au mystère de la déification : il semblerait qu’elle fut rendue publique à partir du Traité de l’Oraison mentale de François Arias, en 1605, mais surtout diffusée par le prêtre breton et docteur de théologie à Rome, Maurice le Gall, avec la publication et l’enseignement de son Oratoire du Cœur en 1670. Elle constitue une « voie ascético-mystique, brève ou “sèche” si l’on peut dire – parfaitement orthodoxe et rattachée au corps de l’Église – [qui] passe d’abord par des exercices spirituels, méditations de l’esprit et affections du cœur : descente de l’esprit dans le cœur. Le cœur devient ainsi le lieu d’accueil du divin, le champ de la métanoïa [c’est-à-dire de la conversion à une réalité supérieure] et de la transformation intérieure. » De cette école française et catholique de l’oraison cordiale, surtout présente en Bretagne, à Paris et en Normandie, Jean-Marc Boudier retrace l’histoire, présente une série de gravures éducatives ou initiatiques ainsi qu’un florilège inédit de textes de ses principaux représentants connus.
Une école catholique
La transmission orale de cette voie spirituelle de maître à élève semble avoir été interrompue, et il est curieux de remarquer qu’une telle voie fut rendue publique alors que Louis XIV dissolvait, en 1666, la Compagnie du Saint-Sacrement, organisation catholique ésotérique fondée en 1629. Cependant, les maîtres de cette oraison cordiale, afin de sauver le contenu de leur enseignement, l’ont mise par écrit : de sorte que le lecteur contemporain peut toujours avoir accès aux enseignements théoriques et pratiques de cette école et leur redonner vie.
Quelle est l’origine de cette école catholique de l’oraison cordiale ? Ses maîtres publics revendiquent une filiation spirituelle qui remonte jusqu’à la source primitive du Christ lui-même : ainsi le P. Jean Aumont, dans son Abrégé de l’Agneau occis, ou Méthode d’Oraison écrit que ce qu’il enseigne n’est « point une nouveauté imaginaire du propre esprit, mais une pratique très solide, une méthode très chrétienne, pratiquée de tous les grands Saints et aussi ancienne dans l’Église que l’Église ; puisque c’est la méthode des premiers Chrétiens, enseignée des Apôtres et les Apôtres de Jésus-Christ même, et de laquelle Saint Paul a rendu témoignage, disant : “Je n’ai rien su entre vous, sinon Jésus, et celui-ci crucifié ; ce n’est plus moi qui vis, mais Jésus-Christ qui vit en moi” [Gal. 2, 20]. »
La transmission orale faisant nécessairement défaut aux capacités d’observations de l’historien, c’est surtout dans sa conformité explicite avec le Magistère et la Révélation continue du mystère chrétien gardée par la succession apostolique que se mesure l’enracinement traditionnel de cette école. Or, note Jean-Marc Boudier, « outre les références scripturaires importantes, le nombre de citations de Pères de l’Église, de grands saints et d’auteurs spirituels y est impressionnant. »
Il faut noter aussi qu’en son contexte, l’école de l’oraison cordiale se mettait explicitement au service de la « réforme tridentine de reconquête du Christ dans les cœurs chrétiens (notamment par la réforme du clergé) », en aménageant une place très réelle et profonde à l’intériorité qui ne donnât pas libre cours aux innovations fantaisistes issues de la Réforme. Surtout, loin de rentrer dans le cadre de la condamnation des quiétistes, espagnols et italiens en particulier, par l’Église Catholique en 1687, cette voie spirituelle, ne dénigre pas mais, au contraire, valorise la fréquentation des sacrements et le respect des obligations religieuses, entre autres choses. C’est pourquoi elle fut approuvée aussi bien par des évêques tels que Mgr Balthazar Grangier de Liverdis (1605-1679) ou Mgr Giovanni Bona, auteur d’une Voie abrégée pour aller à Dieu, que par des papes Alexandre VII et Clément IX, n’étant frappée d’aucune condamnation spécifique d’aucune sorte.
Une filiation mystique et hésychaste
Dans ce qui constitue la spécificité de cette voie spirituelle au sein du catholicisme, Jean-Marc Boudier identifie deux filiations : théoriquement parlant, celle de la théologie mystique occidentale voire aussi orientale ; pratiquement parlant, celle de l’hésychasme d’origine Orthodoxe. La première est particulièrement soulignée par le théologien Louis Bail (1610-1669), auteur de deux importantes sommes : la Théologie affective (1638) et la Philosophie affective (1647). Dans cette dernière, il dégage une voie d’accès à Dieu supérieure à la scolastique ou discursive en ceci qu’elle réside dans une expérience affective et surnaturelle de Dieu dans l’intériorité du mental, par-delà toute image et tout concept. Ce caractère inexprimable tient à la tradition mystique de la théologie, enseignée notamment par le cardinal Nicolas de Cues (1401-1464) dont nous remarquons qu’il plagie un extrait de son Icône ou la vision de Dieu. Selon cette théologie, la contemplation de l’essence divine est inexprimable parce que Dieu, étant la source inconditionnée de toute chose créée, donc de toute forme y compris conceptuelle, aucun discours ne saurait embrasser ou restituer adéquatement son infinie réalité. C’est pourquoi, le bienheureux homme qui arrive en cette vie à la contemplation (de foi, et non de gloire, réservée à l’état post-mortem) de Dieu ne peut y arriver que dans le plus pur silence et la plus pure ténèbre.
La seconde filiation, d’ordre essentiellement pratique, se vérifie du fait qu’ « on peut établir des rapprochements très précis – trop précis et récurrents pour que ce ne soit qu’une coïncidence – avec l’Hésychasme oriental », ce qui est d’autant moins improbable qu’avait eu lieu en 1604 et en 1654 la traduction occidentale deux grands noms de la spiritualité orthodoxe, respectivement la Vie dans le Christ de Nicolas Cabasilas et L’Échelle Sainte ou les degrés pour monter au Ciel de saint Jean Climaque. Ces rapprochements tiennent essentiellement à la méthode des « Aspirations », dans le sens corporel et sémantique du terme, qu’il nous faut maintenant présenter.
Une technique invocatoire
Le premier grand représentant public de cette école de l’oraison cordiale, l’espagnol François Arias (1533-1605), insiste dans son Traité de l’Oraison Mentale sur « la révérence extérieure avec laquelle il faut vaquer à l’oraison mentale ». Cette révérence extérieure est celle du corps, qui, en l’absence de handicap particulier, est « fort nécessaire et de très grande importance ». En effet, les « actes et exercices du corps » occupent une triple fonction : d’abord, les « prosternations » excitent la « vertu d’humilité » car « l’extérieure révérence du corps provoque et invite la révérence intérieure de l’âme ». Ensuite, « la révérence extérieure sert beaucoup pour l’édification du prochain » qui, ne voyant que les apparences, ne peut prendre pour modèle que ce qu’il voit. Enfin et surtout, « l’âme est beaucoup émue par la composition extérieure du corps, et c’est ordinairement du corps que procède la bonne ou mauvaise disposition de l’âme » : c’est pourquoi ce qui est signifié sensiblement par le corps exerce une réelle influence sur les motions intérieures de l’âme. L’école de l’oraison cordiale prend ainsi toute la mesure du caractère symbolique, iconique du corps et du monde sensible qui racontent la gloire de Dieu. C’est pourquoi, dans la perspective du P. Jean Aumont, le P. Jean-Pierre Camus et sainte Marie de l’Incarnation enseignent la méthode des « Aspirations » intérieures de l’âme vers Dieu que doit signifier le corps, par sa respiration.
Ainsi sainte Marie de l’Incarnation (1599-1672), dans sa Lettre CII à son Fils (29 juillet 1663), parle des « soupirs » et des « respirs » qui traduisent le langage amoureux qu’entretient l’Épouse (l’âme) avec son Époux (le Christ) dans leur « mariage spirituel et mystique ». Dans cet état spirituel, l’âme est en paix, dépouillée des « méditations et réflexions ordinaires, parce qu’elle voit les choses d’un simple regard ». Installée dans une « véritable pauvreté d’esprit », l’âme n’est plus alourdie par les discours : elle fait place au langage du corps qui signifie simplement et profondément « ce divin commerce en un moment sans forme ni figure », cette « pureté de production et de spiration » dans laquelle elle est « anéantie dans cet abîme de lumière, comme le néant dans le tout ».
Pour le P. Jean-Pierre Camus, dans sa Direction à l’oraison mentale (1623), cette technique respiratoire n’a d’autre fonction que d’assurer la « récollection » de l’âme, c’est-à-dire le ramassage de toutes ses facultés ordinairement dispersées dans un acte simple de pieuse concentration. C’est ainsi que la respiration physique traduit l’aspiration subtile de l’âme vers son divin Esprit (Pneuma en grec = « souffle »), sans les inconvénients inhérents à la prière discursive (doutes, distractions, impuissance des mots…). Dans la prière respiratoire, de même « qu’aspirer (expirer) est pousser l’air dehors et respirer (inspirer) l’attirer au-dedans », alors aussi « par l’aspiration nous poussons notre cœur à Dieu et par la respiration nous appelons Dieu en nous ; telles sont les heureuses halenées des personnes bien spirituelles et qui peuvent dire avec David, “j’ai ouvert ma bouche et attiré l’esprit” [Ps. 118]. »
À ce sujet, on retrouve chez le P. Camus un témoignage explicite de la transmission traditionnelle d’une voie spirituelle à ceux qui la rendirent publique sous sa forme occidentale, car, note-t-il, « cet exercice [de respiration] était très familier aux anciens Moines de l’Égypte, au rapport de S. Augustin et de Cassien ». Cet exercice est en effet indissolublement lié à la pratique des « oraisons jaculatoires », motif constant de l’école de l’oraison cordiale. Ces prières consistent, plutôt qu’en de longs discours, en de « brèves et courtes élévations d’esprit en Dieu », de « brusques saillies et boutées qui naissent de l’abondance et dilatation du cœur et de l’excès d’une ferveur sainte, figurée par le moût des pommes de grenades, au Cantique [des Cantiques]. » Ce sont donc des invocations de Dieu ou d’un saint réitérables à l’envi pour assurer la prière continuelle que recommande l’Apôtre (1 Thessaloniciens V, 17-18), afin que chacun persévère sans interruption dans la voie de la sanctification.
Une voie affective
L’inspiration orientale de la voie de l’oraison cordiale est patente, mais son langage reste intégralement occidental : sa spécificité tient au caractère « dramatique » de son symbolisme et à sa dimension affective, sans pour autant céder au sentimentalisme. Il s’agit toujours de contempler, les yeux baissés, les mystères surnaturels de « Jésus crucifié » et de ses « Cinq plaies », afin que, crucifiée, morte et ensevelie dans Son tombeau, l’âme ressuscite à la vie divine. A la mort à la vie profane et égotique doit succéder la vie déifiée dans laquelle ce n’est plus l’âme individuelle qui agit, mais Dieu qui agit par elle.
L’auteur présente ainsi la Méthode très facile pour faire oraison avec Jésus-Christ au fond du cœur du P. Maurice le Gall de Querdu (1870), basée sur la contemplation quotidienne de huit gravures réparties sur les sept jours de la semaine et représentant les étapes successives de la Passion du Christ. A la kénose du Fils qui se dépouille de la gloire de sa divinité en descendant au fond de la création sur la Croix rédemptrice, peut ainsi répondre la « kénose » inversée de l’homme qui, s’étant dépouillé de sa finitude humaine en s’unissant à l’humanité humiliée du Christ, peut remonter en son fond à la source divine. En l’Unité divine, où s’abolissent les contraires, la descente est ainsi une remontée : en s’humiliant jusqu’au fond de son cœur, l’âme humaine atteint son ciel intérieur en retrouvant Celui qui, depuis l’instant de son verbe créateur, l’appelle amoureusement de toute éternité.
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