Didier Travier, agrégé de philosophie, vient de publier un nouvel essai qui se présente comme une méditation sur la prière fondatrice du christianisme, le Notre-Père : L’homme précaire ou l’esprit de prière (éditions Ampelos). Prenant acte de l’athéisme contemporain, il cherche à retrouver le sens de la prière en prenant pour sujet l’homme plutôt que Dieu, au gré d’une réflexion sur la précarité de la condition humaine, condition de créature.
Peut-on se permettre de prier lorsqu’on croit que le Ciel est vide ? Cette interrogation est la source inspiratrice et directrice de cet essai que Didier Travier publie quatre ans après sa réflexion sur la foi, proposée en 2017 aux mêmes éditions sous le titre Une confiance sans nom. Peut-on en effet exprimer sa pieuse confiance dans ce dont on ne reconnaît ni l’existence ni, par conséquent, le nom ? La question, de fait, ne se pose pas seulement pour les personnes qui confessent leur athéisme, c’est-à-dire leur absence de foi en Dieu. Elle se pose plus généralement pour l’ensemble des chrétiens qui vivent dans la société occidentale moderne et sont imprégnés de ses représentations. En effet, celle-ci est caractérisée par un phénomène général de sécularisation, c’est-à-dire de séparation et d’autonomisation des pratiques et des représentations profanes vis-à-vis de l’autorité religieuse et de sa relation sacrée à l’éternité. Dans ce contexte, « la prière peut-elle conserver un sens pour l’homme qui a assumé l’héritage de la déchristianisation de la société et de la sécularisation de la pensée ? »
Théologie négative
Au lieu de s’opposer à ce contexte irréligieux en dénonçant les erreurs de l’athéisme, Travier confesse au contraire d’un même mouvement son christianisme et son athéisme : celui-ci est, sinon son point de départ, du moins le moule problématique dans laquelle sa foi se coule. Il ne s’agit donc pas de rejeter la situation dans laquelle la prière du Notre-Père prend place, mais de parler le langage même de l’athéisme pour examiner comment la disposition à la prière peut jaillir du cœur de l’homme que notre monde a conduit et contraint à ne plus vivre religieusement. Ce langage, l’auteur ne l’invente pas, il est donné dans la tradition : c’est celui de la « théologie négative » ou apophatique. À la différence de la théologie affirmative ou cataphatique, qui consiste à dire ce que Dieu est, à parvenir à sa connaissance par le biais d’une description de ses caractéristiques, au contraire, la théologie négative est une « ascèse rigoureuse » des représentations. C’est en effet « une théologie qui s’interdit d’affirmer positivement quoi que ce soit à propos de Dieu mais cherche seulement à indiquer […] ce que Dieu n’est pas ». Ainsi, dans la tradition, théisme et athéisme se rejoignent dans cette approche inattendue du divin qui, pour le théologien négatif comme pour l’athée, ne coïncide pas avec une « personne » déterminée, mais se situe dans « un emplacement vide ».
Certes, une divergence essentielle sépare les deux perspectives. Pour le théiste apophatique, l’emplacement de Dieu est vide parce que Dieu est Infini : ce mot négatif d’infini signifie littéralement non-fini, sans aucune limite ; l’infini est rigoureusement dépourvu de la moindre détermination. Pour le théologien apophatique, infini n’est donc pas synonyme d’irréel, car ce qui ne peut être limité par rien ne renferme logiquement en soi aucune négation, puisqu’il comprend tout, y compris, par conséquent, l’attribut d’existence. En revanche, l’emplacement de Dieu est vide pour une autre raison au regard de l’athée : il est vide parce qu’il n’existe pas, parce que Dieu ne correspond à aucune réalité. Mais en fait, la différence va traditionnellement plus loin, car la théologie négative ne s’oppose pas à la théologie affirmative : elle la prolonge, car il faut arriver à une connaissance positive de Dieu (en ses trois hypostases notamment) pour pouvoir reconnaître ensuite l’impuissance du langage à rendre compte de son infinité.
Cependant, Travier prend le risque de refuser ce lien avec la théologie affirmative. En effet, « doter Dieu d’une volonté et d’un entendement est assurément moins grossier que lui attribuer une barbe ou un casque, [mais] ce n’est pas moins de l’anthropomorphisme. Il nous faudra donc nous tenir sans cesse en éveil contre cet imaginaire de la personne. » Pour Travier, il s’agit là d’une exigence théologique quant à la nature de Dieu. Mais c’est aussi pour lui une nécessité inhérente au témoignage du chrétien : il est impossible de faire entendre spirituellement l’appel de Dieu si l’on ne parle pas un langage audible et même évident aux oreilles de l’athée et plus généralement du chrétien sécularisé, insensibles au langage symbolique. C’est donc bien, « de manière générale, aux possibilités et aux écueils du langage que la prière devra s’affronter ».
Une anthropologie des précarités
Si Dieu n’est rien (de déterminé), pour le théologien négatif ainsi conçu comme pour l’athée, comment la prière fondatrice du christianisme qui use de « la métaphore “humaine, trop humaine” du père » peut-elle être justifiée ? Au point de vue théologique où il se situe, Travier estime que cette prière « ne parle de Dieu qu’en parlant de l’homme ». C’est en indiquant la précarité de l’homme au moyen d’une anthropologie négative, en disant ce que l’homme n’est pas et ce qu’il ne peut pas faire, que le Notre-Père élève la conscience de l’homme au désir de l’altérité et à la filiale confiance dans cet inconnu transcendant. Ainsi l’auteur pose que « nous modernes, nous ne pouvons partir que de l’homme », et non point de Dieu dont notre monde ne reconnaît plus la priorité ou la principauté.
Comment le Notre-Père parle-t-il donc de l’homme pour souligner son besoin de Dieu ? En faisant état de sa précarité. En relisant les versets du Notre-Père, Travier expose les cinq précarités de l’homme : celle du « corps », celle de la « volonté », celle du « désir », celle de la « parole » et celle de la « confiance ». Chaque chapitre est alors respectivement dédié au commentaire de chacune de ces précarités, que la prière révèle en transférant l’origine et l’initiative des biens physiques et moraux de l’homme à ce qui n’est pas immanent au monde, à ce qui lui est irréductiblement transcendant et originel. Par la prière, il s’agit donc de confesser notre indéniable finitude, dont l’oubli a fait basculer l’homme de la moderne incroyance en Dieu à la postmoderne incroyance en l’humanité : « Après deux guerres mondiales, après la Shoah, la bombe atomique, la faillite du communisme, la crise écologique et bien d’autres catastrophes, nos rêves prométhéens se sont effondrés. […] Nous ne croyions plus en Dieu, mais nous avions encore la foi. Celle-ci avait simplement changé d’objet : de Dieu, elle était passée à l’homme. Aujourd’hui, nous sommes devenus athées de l’homme. » Or « c’est précisément parce que nous avons été au bout de l’athéisme, au bout du désespoir, que la prière redevient une option possible. » En effet, à moins de s’abandonner au désespoir, à l’égoïsme petit-bourgeois ou au consumérisme cynique, il faut bien toujours croire en l’humanité pour reconstruire ou continuer à construire son histoire. Or seule la prière nous permet de recouvrer la conscience de la finitude humaine, parce qu’elle dévoile notre dépendance à l’égard de ce qui est l’unique Infini, créateur de notre être limité.
Pour Travier, si le Notre-Père fait de Dieu l’origine de la volonté et s’il lui attribue le règne, la puissance et la gloire, cela doit être vu, dans une perspective apophatique, non pas comme des descriptions positives de ce qu’est Dieu, mais comme des manières de retirer à l’Homme de tels attributs afin de le placer dans la pure conscience de sa précarité, de sa dépendance à l’égard de l’altérité transcendante et irreprésentable de Dieu. « La prière est ainsi d’abord un acte de renoncement, de déprise. Renoncement à ce que notre volonté soit faite, renoncement à notre règne, notre puissance et notre gloire. […] La prière pour l’avènement du Royaume ne porte […] pas sur la satisfaction de nos désirs égoïstes, puisqu’elle est renoncement à notre propre règne. » La prière, et en particulier la prière du Notre-Père, permet ainsi à l’homme qui confessait ne pas croire en Dieu de prendre conscience de sa dépendance fondamentale à l’égard de l’être universel qui le précède et qui demeure. Elle lui fait reconnaître sa dette à l’égard de tout ce qu’il n’est pas et dont il est redevable de sa propre vie. Ce qui importe au regard de la prière, ce n’est donc pas la différence entre l’athée et le théiste, mais celle de l’homme précaire et de l’homme inconscient de sa précarité.
La loi fondamentale de la création
De fait, Travier actualise dans son essai ce que le philosophe protestant Schleiermacher nommait le « sentiment de dépendance absolue » dans ses conférences de 1879, sentiment que Rudolf Otto reprenait en l’appelant plus précisément le « sentiment de créature ». Dans un tel sentiment gît en effet l’expérience du sacré : percevoir la sacralité du monde, c’est se sentir créature, c’est-à-dire se sentir ne pas être à soi-même son propre fondement. Se sentir précaire. La bonne nouvelle est que, pour les raisons si consciencieusement présentées par l’auteur, ce sentiment n’est ni définitivement fermé à l’athée, ni non plus donné à celui qui prétend avoir la foi. Pour faire l’expérience de cette conscience précaire de soi, en effet, il faut commencer par reconnaître intellectuellement puis existentiellement la « loi fondamentale de la création » selon laquelle « l’être se retire de l’étant [en le faisant exister] ». Cette loi, que Heidegger nomme la « différence ontologique », est délivrée à l’origine « par la mystique juive du tsimtsoum » qui concerne le « retrait créateur de Dieu ».
Cette loi fut redécouverte par Simone Weil dans son Attente de Dieu (1950) où elle l’oppose à « la loi de la pesanteur », selon laquelle la créature cherche naturellement l’expansion de soi, l’affirmation concurrentielle de sa volonté de puissance. À l’inverse, la « loi de la création » nous enseigne que si l’étant (la créature déterminée) existe, c’est parce que l’être dont il est issu se renonce pour le faire exister. En ce sens, toute existence est pure donation, et de la conscience de cette donation naît le désir de prière, expression d’une gratitude fondamentale. L’être renonce en effet à l’universalité et à l’exclusivité de son essence pour communiquer à l’étant l’existence, sous le mode particulier qui lui est propre. Nombreux sont les exemples qui illustrent cette loi : dans l’amour, « c’est parce que les parents s’effacent que l’enfant peut grandir » ; dans la nature, pour reprendre une parabole évangélique, c’est parce que la minuscule graine de moutarde s’enfouit dans la terre pour y mourir que s’épanouit la grande plante dont elle est le germe ; dans l’art, « créer, pour l’artiste, c’est faire exister une œuvre qui prend son autonomie par rapport à lui et dont il ne maîtrise plus les interprétations et les réinterprétations successives ». Dans cette perspective, l’invisible fait advenir le visible ; le caché explique ce qui se manifeste ; l’indéterminé (et indéterminable) fait exister ce qui est déterminé. Dieu fait être la créature en s’en retirant. Nous autres dont l’existence dépend de l’être qui se retire pour nous laisser le don de la vie, nous avons besoin de retrouver le grand secret, le mystère de cette puissance qui fait être tout ce qui existe. Or c’est la prière qui nous fait reprendre conscience de cette raison d’être fondamentale que nous avons oublié et perdu, enfermés que nous sommes dans notre égoïsme existentiel : « prier, que ce soit pour la nourriture ou le pardon, c’est alors invoquer le même mystère du retrait créateur qui fait pousser le blé et inspire l’amour au cœur des hommes ».
Travier renvoie donc dos à dos le matérialisme moderne et les croyances supposément traditionnelles. Les deux sont solidaires d’une même cécité du regard, inattentif au retrait créateur de l’être dont la perception spirituelle suscite émerveillement et contemplation : « Là où la volonté de puissance technicienne transforme la nature en un gisement de matériaux à exploiter ou un réservoir d’énergie à capter, la prière authentique s’étonne et s’émerveille devant le miracle du monde ; là où l’homme est alternativement réduit au rang d’un objet qu’on manipule ou élevé à celui d’un sujet tout-puissant, créateur de soi-même, elle s’incline devant le secret de la vie et de la conscience. Là où les croyances apportent des réponses toutes faites et véhiculent des représentations puériles, elle invoque le sans-nom et sans-visage qui ne se donne qu’en se retirant et, par son effacement, appelle chacun à une existence libre et une pensée adulte ». En dévoilant le mystère de notre finitude, le Notre-Père est ainsi « la prière de ceux qui ne prient pas ». Il dispose simplement aussi bien ceux qui, croyants, prient déjà, que ceux, athées, dont la prière attend son destinataire. Il leur fait acquérir cette candeur du regard nécessaire à la formulation d’une prière sincèrement attentive à ce dont elle est la révélation. Le Notre-Père est l’école de toutes les piétés, car il est le ciel bleu de toutes nos précarités.
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