Jean de Saint-Cheron : « L’onanisme, c’est l’esprit bourgeois et c’est l’esprit du monde moderne »

Jean de Saint-Cheron est diplômé de Sciences Po Paris et de la Sorbonne. Il travaille à l’Institut catholique de Paris et collabore à la revue Magnificat. Les bons chrétiens (Salvator, 2021), son premier livre, est une charge virtuose et drôlatique contre l’esprit bourgeois. Rempli de références littéraires familières au lecteur antimoderne (Péguy, Bloy, Bernanos, Claudel etc.), l’ouvrage insiste sur la vocation universelle de l’homme selon l’esprit chrétien, à savoir la sainteté.

204 pages, 18 euros

PHILITT : Vous expliquez dans votre introduction que les chrétiens du monde moderne ne veulent plus être des saints. En cela ils s’opposent à l’exigence de Bernanos qui écrivait : « Notre Église est l’Église des saints. » Dans quelle mesure peut-on continuer à être chrétien en perdant de vue cet horizon de sainteté ?

Jean de Saint-Cheron : Merci de mettre l’accent sur ce passage décisif que la plupart des journalistes ont ignoré. Certains lecteurs ont pu trouver arrogant l’idée qu’un jeune auteur affirme que les chrétiens ne veulent plus être saints. Néanmoins, c’est une intuition forte que j’ai eue ces dernières années. Je ne crois pas me placer en juge de quiconque en affirmant cela, car je crois moi-même avoir été chrétien pendant des années sans avoir compris ce qu’était le christianisme. Par ailleurs si j’ai compris que telle était ma vocation, je ne parviens pas pour autant à être saint, nous pourrons y revenir. Mais ce qui est marquant c’est que beaucoup de chrétiens pratiquants ignorent cet horizon de sainteté. La plupart du temps, le combat de la sainteté est perçu comme quelque chose d’effroyable. « Ce n’est pas pour moi », entend-on. Beaucoup semblent estimer pouvoir être « bon chrétien » sans être saint. Ce que j’ai voulu montrer dans mon livre, c’est que les choses sont en fait très simples dans le christianisme : la sainteté est, de toute évidence, la vocation universelle de l’homme. C’est dans l’Ancien Testament, c’est dans la bouche du Christ en permanence. Il n’y a pas de débat. Si tu ne désires pas être saint comme Dieu est saint, demande-toi ce que tu fais dans l’Église.

Faut-il distinguer le saint accompli, exemplaire, et l’homme qui doit garder en vue un horizon de sainteté ?

On se fait de la sainteté terrestre une image d’Épinal qui ne correspond pas du tout à la réalité. Comment s’en aperçoit-on ? En se confrontant aux grands saints. En lisant saint Augustin, sainte Thérèse de Lisieux, saint François d’Assise, saint Thomas d’Aquin, jusqu’à mère Teresa, on comprend que les saints, que nous vénérons sur les autels ou sur les vitraux, sont des êtres de chair et de sang qui ont, chaque jour de leur vie, lutté pour devenir saint, car ils avaient perçu qu’ils n’étaient faits pour rien d’autre. Et pourtant ils n’y arrivaient pas. Ils tombaient et étaient repris dans les mêmes péchés. La sainteté terrestre n’est pas un état de perfection, c’est un combat de chaque instant. Le lexique martial revient souvent dans les écrits des grands saints. Saint Paul parle du « glaive de la foi », du « casque du salut »… Le « bon chrétien », c’est celui qui n’a pas honte de déclarer que son combat est celui de la sainteté. Il y aussi une confusion entre sainteté et canonisation. Dans le peuple des saints, l’Église en choisit certains dont elle fait des exemples pour aider les autres chrétiens à cheminer. Mais la plupart des saints n’ont pas été canonisés.

Votre livre constitue une charge contre le « bourgeois chrétien ». En quoi selon vous cette proposition est-elle antithétique ?

Dès lors qu’on admet qu’il est un appel au combat pour la sainteté, le christianisme est absolument incompatible avec l’esprit bourgeois. Pourquoi ? Parce que le bourgeois est  obsédé par son propre confort, par les calculs liés à la réussite sociale, par la protection de son salon face aux dangers extérieurs qui sont souvent liés à la misère ou à la pauvreté des autres. Or les Évangiles sont très clairs sur la folie aveugle de l’esprit bourgeois qui, paradoxalement, passe à côté du bonheur. Car le drame de l’esprit du bourgeois c’est que pour préserver sa propre jouissance, il s’enferme dans un monde imperméable au vrai bonheur. Le christianisme incite à l’inverse : tu dois te dépouiller et aller à la rencontre du pauvre et du miséreux, te confronter à la rudesse de l’existence pour essayer d’aimer. La joie que l’on perçoit dans les écrits des grands saints, c’est la joie du combat de l’amour. Et ce qui fait pâlir le « chrétien bourgeois », c’est la joie de la Croix. La théologie affirme que le moment où le Christ est le plus joyeux, c’est sur la Croix. Sur la Croix en effet, le Christ est au point suprême de l’accomplissement de la volonté de Dieu, c’est-à-dire de l’amour. Le Christ en Croix, c’est l’amour absolu, ce pour quoi l’homme est fait. Nous ne sommes faits pour rien d’autre qu’aimer (ceci nous n’avons pas à le décider, c’est un fait, car nous sommes faits à l’image de Dieu qui est amour). Sans l’amour, nous sommes à l’étroit dans notre costume d’homme.

Papacito et Baptiste Marchais, deux catholiques identitaires.

On constate depuis quelques années le retour en force, au moins sur la scène médiatique, d’un catholicisme bourgeois (Bolloré, CNews, VA, Figaro etc.). Cela a-t-il motivé la rédaction de votre livre ?

Ce qui a motivé un certain nombre de passages de ce livre, c’est mon effroi devant le catholicisme identitaire, c’est-à-dire devant la tentation maurrassienne, celle du « christianisme » qui ne croit pas à l’Esprit Saint. C’est le christianisme culturel, sans le Christ. Le christianisme vidé de l’exigence d’aimer. C’est un des plus grands péchés dans la Bible. Il y a une tentation dans le christianisme occidental vieillissant, pour ne pas dire mourant, qui consiste à vouloir sauver un monde matériel, qui en réalité n’est pas tant celui du christianisme que de la chrétienté, c’est-à-dire d’une civilisation certes forgée par des siècles de christianisme, mais très largement fantasmée par les passéistes d’aujourd’hui. Certains pensent que l’homme était plus heureux au XVe siècle qu’aujourd’hui… Je suis très antimoderne, mais je ne pense pas que l’on était plus heureux avant. Qu’est-ce que ça veut dire ? Le monde moderne et le malheur commencent au Jardin d’Éden, lorsque l’homme et la femme refusent Dieu. La modernité, c’est le péché originel. Le plus grand drame de notre époque, néanmoins, c’est de ne plus croire au péché. Et de croire au progrès comme lieu du bonheur. Deux erreurs donc : le passéisme ; le progressisme. Le christianisme authentique nous en préserve.

D’un côté, vous dénoncez l’attitude du bourgeois installé, mais, de l’autre, vous considérez la consommation de vin et de chair, sur un mode presque rabelaisien, comme un trait très chrétien. Comment peut-on se repaître ainsi sans pour autant devenir un bourgeois « qui confit dans sa propre graisse » ?

L’arme ultime contre l’embourgeoisement de celui capable de rendre grâce au Créateur pour les beautés de sa création, c’est le partage. Terme qui sonne peut-être très JMJ (Journées mondiales de la jeunesse) ou petite paroisse, mais il n’y a rien de plus beau que le partage. Accueillir l’autre à sa table, faire ripaille avec celui qui n’a pas de quoi ouvrir une bouteille, voilà une chose extraordinaire. Dans la parabole de l’homme riche et du pauvre Lazare, ce qui est reproché au riche, ce n’est pas de manger, ce n’est pas d’avoir du bon vin à sa table, c’est de n’avoir pas vu le pauvre qui crevait devant sa porte. Ce que le Christ nous demande, c’est de faire venir le pauvre à notre table.

Qu’est-ce qui différencie la jouissance du bourgeois de celle du chrétien ?

La jouissance du bourgeois est stérile, éphémère. C’est une jouissance qu’il faut recommencer toutes les dix minutes. C’est une jouissance masturbatoire. L’onanisme, c’est l’esprit bourgeois et c’est l’esprit du monde moderne : je fais fortune vite et je jouis vite tant qu’il est encore temps : j’ai peur d’avoir un cancer, j’ai peur que mon avion s’écrase, je me branle un bon coup… L’esprit du christianisme, c’est celui de la largesse, c’est l’esprit de celui qui ne calcule pas. Il ne veut pas jouir vite, il veut jouir avec tout le monde.

Georges Bernanos écrivait : « Notre Église est l’Église des saints. »

Selon vous, le bourgeois ne comprend pas le sens du sacrifice, les paradoxes des Évangiles et la beauté véritable. Pour quelle raisons ?

Le sacrifice est incompréhensible pour le bourgeois car son but est d’éviter toute souffrance. Le christianisme ne dit pas que la souffrance est bonne, il dit que la souffrance est inévitable si l’on veut aimer. (Car notre monde est blessé par le péché, qui est un refus de l’amour.) Or comme le bourgeois refuse la souffrance, il ne peut pas aimer. L’Évangile est donc insupportable pour le bourgeois, puisqu’il affirme que le vrai bonheur est au-delà de la souffrance. La beauté quant à elle est un mystère… Ce que je peux dire, c’est que le bourgeois passe à côté de la grandeur du ciel car il est trop occupé à regarder ses pieds. Il ne veut pas trébucher comme il ne veut pas avoir mal. Alors il regarde ses pompes. Et il fait ses calculs, ses bonnes affaires. Péguy se demande comment on a pu rater le fait évident que la colère qui sourd par dessous tous les Évangiles est une colère contre l’argent.

Votre livre rend hommage, entre autres, aux grands écrivains chrétiens (Pascal, Péguy, Bernanos, Claudel etc.). Étaient-ils des saints à leur manière ?

Dieu est seul juge. Mais ces géants s’étaient lancés dans l’aventure de la sainteté, dans le combat. Ce sont des combattants, inlassables. Ils avaient bien reconnu le combat à mener : l’amour contre l’esprit bourgeois. La vie de Pascal écrite par sa sœur est très impressionnante s’agissant de l’amour des pauvres.

Vous semblez porter Michel Houellebecq en grande estime malgré son nihilisme assumé. Est-il, paradoxalement, le grand écrivain chrétien d’aujourd’hui ?

Nous avons besoin du réalisme des romans de Houellebecq aujourd’hui pour admettre la vanité absolue et l’impasse tant du monde de la matière pure que du monde l’idée pure. La fin de Sérotonine dit ce qu’on pourrait résumer ainsi : « J’ai creusé la matière jusqu’à l’extrême, il n’y a rien à en tirer. Mieux vaut se tourner vers l’Évangile. Tout était clair depuis le début. » Par ailleurs j’ai l’impression que Houellebecq croit à la résurrection des morts, qui est la pointe ultime de la foi chrétienne. Ce sera vraiment bien, ce jour-là.

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