Tōzan : « La vitalité d’une religion se perçoit par son rapport à la banalité »

Après avoir été ordonné moine zen dans la tradition Sōtō en 2021, Clément Sans a pris le nom de Tōzan (la montagne des pêchers). Entre nuage et eau (Équateurs), son premier livre, raconte son quotidien dans le petit temple auto-suffisant d’Antai-ji situé près de Kyoto. Dans un style aussi concis qu’incarné, Tōzan y retrace le parcours émouvant d’un français expatrié dans un pays dont la culture est pétrie de religion, et la religion pétrie par la culture.

PHILITT : En découvrant le bouddhisme zen dans un dojo parisien, vous écrivez avoir « très vite compris qu’une religion […] serait plus facilement compréhensible dans son milieu naturel ». Qu’est-ce qui vous a découragé d’approfondir la pratique zen dans un pays occidental comme la France ?

Tōzan : J’insiste dans mon livre sur les nombreux mésusages consuméristes et égocentriques qui sont faits aujourd’hui du bouddhisme dans les pays occidentaux. Il faut dire que la diffusion du bouddhisme en France dans les années 1960 obéit à des motivations diverses : crise du sens pour toute une jeune génération, réaction contre le cléricalisme et le catholicisme, exotisme envers un Orient encore méconnu pour le grand public… À ce titre, les premiers dojos français furent fondés dans le courant de mai 68, époque où le zen avait déjà pénétré le sol américain dans un tout autre contexte. Or cet anticléricalisme français est précisément le symptôme d’une société qui, précisément, ne réunit plus les conditions propices à un cheminement spirituel incarné et authentique, soutenu par des rituels sociaux enracinés dans la vie collective. D’une certaine manière, le bouddhisme est venu combler un manque. Aujourd’hui encore, le zen en France est un évènement nouveau. Je suis tout à fait convaincu de la pertinence du bouddhisme sur le sol occidental, mais de mon point de vue de jeune pratiquant, j’ai trouvé plus de sens d’aller au Japon, où les choses sont vécues plus naturellement, où le bouddhisme se situe dans sa longue histoire. La manière de transmettre le message d’une religion est forcément conditionnée par la culture, et avoir un contact avec l’aspect social d’une spiritualité permet de ne pas faire de votre expérience quelque chose d’original. Il n’y a rien d’exceptionnel, et c’est bien mieux comme cela. Pas plus qu’il n’y aurait de sens pour un zoologiste de se contenter de l’observation des animaux au zoo de Vincennes, de même il me fallait découvrir le bouddhisme dans l’un de ses milieux naturels, où il s’est développé, enseigné, éprouvé et nuancé au fil des siècles. J’avais du temps et n’était pas contraint par des obligations sociales, et peut être aussi n’avais-je pas rencontré les bonnes personnes en France pour enraciner ma pratique dans l’Hexagone. C’est dans ce contexte assez hasardeux que j’ai entrepris mon départ pour le Japon au sortir de l’hiver 2018, où je devins unsui, « nuage et eau », manière usuelle de désigner un moine zen itinérant, qui chemine de temple en temple.

Le Japon est la seule nation extrême-orientale à avoir volontairement entrepris une grande politique de modernisation sous l’ère Meiji, au XIXe siècle. Comment expliquez-vous que la modernité japonaise n’ait pas pris le tournant irréligieux et matérialiste de la modernité française ?

Il ne faut pas non plus idéaliser la situation, mais il est vrai que définir la religion au Japon demande de revoir les définitions verticales et définitives des traditions monothéistes. Ce qui caractérise avant tout le bouddhisme est son aspect très décentralisé. Contrairement à la religion catholique centralisée autour du siège pontifical au Vatican, le bouddhisme est très régional. On ne pratique pas du tout le bouddhisme de la même façon selon que l’on se trouve dans l’aire sino-japonaise, où je me suis installé, ou que l’on se trouve au Tibet ou Asie du sud-est. Si la foi n’était pas le point commun à ces bouddhismes régionaux, on pourrait presque se permettre de parler de trois religions différentes tant les bouddhismes sino-japonais, tibétain ou thaïlandais sont distincts. Au Japon, avant même de parler d’ascèse ou d’éveil, le bouddhisme est une religion sociale. Venus de Chine, les moines bouddhistes ont pénétré l’ensemble des secteurs stratégiques la société, il y avait un bouddhisme à la fois politique, aristocratique, dont la vocation était de protéger le pays, mais également un bouddhisme populaire proche des laïcs dont les croyances étaient encore pénétrées de chamanisme. Le parcours d’un moine comme Gyoki est à ce titre intéressant. Disons pour simplifier qu’à la différence de l’implantation souvent exclusiviste des religions telles que le christianisme et l’islam qui ont engendré des persécutions religieuses, les bouddhistes au Japon n’ont en général pas cherché à exclure les rituels païens ou à soumettre par la force les populations autochtones à une foi exclusivement bouddhiste. Il y a des exceptions et il faudrait nuancer, mais la tendance générale était vers l’intégration, à travers un processus d’influences mutuelles. C’est ce qui explique que le shintoïsme, le bouddhisme et, dans une moindre mesure, le taoïsme ou le confucianisme sont inextricablement liés au Japon. L’architecture des temples renseigne beaucoup à ce propos. Pour cette raison, au point de vue de la pratique ordinaire, le bouddhisme japonais est moins une voie proprement mystique qu’une religion du rite répondant à un besoin social et politique, même si tout s’enracine dans l’expérience primordiale du Bouddha. Pour le fidèle moyen, la question de la foi ne se pose que secondairement : il s’agit simplement d’accomplir les rites au moment où il faut les faire, afin d’accumuler ou de transférer des mérites. Peut-être est-ce d’ailleurs une définition possible de la foi. Ces rites sont donc mêlés et fondus dans la vie ordinaire, ils rythment la vie sociale au point où les Japonais n’en sont pas toujours bien conscients. Si la modernité détruit les traditions, toujours est-il que la religion ne peut pas facilement être extirpée de la vie sociale, puisqu’elle n’y fait qu’un avec elle. La modernité ne peut détricoter la religion qu’à condition de détricoter avec elle tous les repères culturels du Japon, ce qui rend la tâche bien plus difficile. Je tiens cependant à dire que la tâche n’est malheureusement pas impossible, d’autant qu’il existe de grandes différences géographiques, la population du Kansai étant bien plus connectée à la culture traditionnelle que celle du Kanto.

Offrandes au Bouddha (photo Tōzan)

Comment se fait-il que vous ne soyez pas demeuré au temple Antai-ji après votre ordination monastique ?

C’est essentiellement un choix personnel qui n’engage que moi, mais votre question permet de clarifier quelque chose : en effet, les moines au Japon ne sont pas clôturés. À la différence de certains courants bouddhiques où les moines sont séparés des laïcs et isolés dans un endroit fixe, les moines japonais sont relativement mobiles. Lors de ma formation ascétique au temple, au lieu de rester clôturés, nous nous rendions épisodiquement en ville pour pratiquer la mendicité parmi les habitants. De plus, contrairement au monachisme chrétien, le monachisme japonais obéit aujourd’hui à un modèle très familial : en dehors des quelques temples où la formation ascétique est possible, les temples bouddhistes sont des temples privés, dont la gestion est transmise de père en fils ; à ces temples sont rattachés un plus ou moins grand nombre de familles qui requièrent leur art liturgique pour l’accomplissement des cérémonies funéraires, qui représentent, avec les offrandes populaires, l’essentiel de leurs revenus. Ce fonctionnement monastique par l’héritage signifie par conséquent que les bonzes peuvent se marier, ce qui avait déjà été permis dans certaines branches du bouddhisme depuis le XIIIe siècle : tel est mon cas désormais, comme celui de la quasi-totalité des autres moines japonais. On en revient toujours à la spécificité du bouddhisme japonais, qui fait partie de la vie sociale. Cet état de fait a donné lieu à de nombreux débats au Japon, car finalement, qu’est-ce que le bouddhisme ? Que veut dire devenir moine ? Qu’est-ce que la pratique ? Ce sont des questions simples, mais il est très difficile d’y répondre en dehors d’un cheminement intérieur.

La représentation courante du moine bouddhiste comme figure d’ascèse méditant en solitaire serait-elle alors caricaturale ?

Cette représentation très française du moine bouddhiste comme figure de sagesse parfaite, isolée des affaires sociales ou bien encore étrangère aux pratiques dévotionnelles populaires est tout à fait fausse en ce qui concerne le bouddhisme japonais. Cette représentation « romantique » du bouddhisme ne correspond pas à sa réalité japonaise où il fait partie de la société, mais cela renseigne bien sur la manière dont le bouddhisme est reçu par le grand public. C’est presque un sujet de sociologie en soi. Cela dit, l’iconographie japonaise aime aussi à se représenter des moines méditant au milieu des arbres ou sur les routes de montagne, et l’ascèse est un pan idéal de la vie religieuse. Il faut donc nuancer tout cela. Les moines les plus connus du grand public nippon sont souvent des ermites ou des vagabonds. Mais pour parler de la majorité, et non des parcours exceptionnels, le bouddhisme est un peu comme l’air que l’on respire. Or on ne s’extasie pas de l’air que l’on respire ! Dans la France contemporaine, l’adoption d’un comportement religieux représente un événement incroyable et extraordinaire, presque suspect, dont tout le monde s’émeut, soit pour le louer, soit pour le blâmer ou s’en moquer. C’est oublier pourtant ce qui fut la réalité de la religion chrétienne pendant des siècles en France : la religion, loin d’être un surplus ou une excroissance de la vie sociale venant, parfois, s’ajouter aux activités quotidiennes, structurait au contraire de l’intérieur les rapports sociaux. Cela n’est pas si lointain, les familles invitaient Monsieur le curé à leur table, les paroissiens riaient avec lui, et tout le monde prenait le café sans parfois avoir une seule parole touchant la doctrine catholique… Cela n’existe plus dans la majorité des familles françaises aujourd’hui, par où l’on voit que ce qui montre la vitalité d’une religion est son rapport à la banalité. Au Japon, parler de la religion c’est parler de la vie. Cela fait l’objet, non de débats enflammés et énervés, comme sur les terrasses de café parisiennes, mais de discussions calmes, aussi apaisées que l’on parlerait d’une sortie à la mer ou d’un mijoté de radis. Le bouddhologue français Jean-Noël Robert illustrait cette réalité par une comparaison des plus judicieuses : le bouddhisme au Japon, c’est comme l’eau dans laquelle se meuvent les poissons. Elle ne se distingue pas dans la mesure même où elle est partout.

Tōzan

Qu’est-ce qui distingue le bouddhisme zen de la religion populaire ?

Lorsqu’une personne souhaite véritablement connaître et approfondir le bouddhisme, elle doit s’orienter vers l’une de ses branches. Le zen est l’un des courants du bouddhisme japonais traditionnel, bien qu’il soit minoritaire quant au nombre de ses fidèles. Le bouddhisme zen comporte à son tour plusieurs branches. Aujourd’hui, on en dénombre trois au Japon : les deux plus anciennes sont la branche Sōtō, dont je fais partie, et la branche Rinzai, qui existent sur l’île nippone depuis le XIIIe siècle. À ces deux branches s’est ajoutée celle de l’école Obaku, qui est aujourd’hui institutionnellement rattachée à la branche Rinzai. Elle mêle ainsi les pratiques ascétiques propres au bouddhisme zen et des pratiques parfois associée au bouddhisme de la Terre Pure, insistant sur le salut par la foi et sur l’importance des pratiques jaculatoires. En tout cas, les moines pratiquants ne forment bien sûr qu’une frange très minoritaire de la population japonaise, et ne sont pas représentatifs du bouddhisme entendu comme fait social.

En quoi consiste la foi dans le bouddhisme zen ?

La foi, dans le bouddhisme zen, n’est pas un acte de la volonté qui serait dissocié ou dissociable des pratiques rituelles. Au lieu d’être un absolu préalable à la pratique religieuse, la foi se construit ou plutôt s’affine dans la pratique. C’est en tout cas mon expérience personnelle. Le bouddhisme zen lui-même, en ce sens, n’est nullement une « spiritualité laïque » comme on voudrait un peu trop souvent le penser en France : c’est une religion, et une religion littéraire, les textes sacrés des Sūtras étant au centre de la pratique, symbolisant le corps même du novice. Dans le carnet d’instruction que chaque moine reçoit à la suite de son ordination, il est dit que la vie même du pratiquant doit devenir un sūtra. Il faut entendre cela sur le plan spirituel, non « intellectuel », mais durant sa formation, la vie d’un novice est entièrement ritualisée au point de devenir à elle-même une grande liturgie. Cela est assurément bien difficile, puisque cela revient à faire du moindre geste quotidien, comme couper un oignon en faisant de la cuisine, un acte rituel devant lequel l’individu doit s’effacer afin de pouvoir accéder à l’Éveil, c’est-à-dire au désintéressement à l’égard des fruits de l’action, au détachement intérieur à l’égard des passions, des désirs et des affairements quotidiens, et de se libérer ainsi de la roue des transmigrassions. Cette ritualisation de la vie s’organise autour du zazen, la méditation sur le zafū. Mais je ne suis pas certain qu’un entretien théorique comme celui-ci puisse vraiment rendre compte de la vie intérieure d’un pratiquant.

Cette ritualisation de la vie est comparable à l’interprétation de la figure évangélique de Marthe, par Maître Eckhart (sermons 2 et 86). Pour ce maître et philosophe du Moyen Âge, Marthe est la plus détachée en vivant auprès des choses, parce qu’elle n’a plus besoin de s’isoler de celles-ci pour contempler leur essence divine : elle voit les choses dans la pureté de leur être, qui les rend identiques à Dieu, qui est l’Être même (selon Exode III, 14). Dans quelle mesure le détachement ou le « lâcher-prise » zen s’expérimente-t-il lui aussi dans les œuvres ?

Des similarités sont souvent trouvées entre Maître Eckhart et des maîtres zen, tel que Dōgen, le référent principal de l’école Sōtō au Japon. Le philosophe Keiji Nishitani a beaucoup étudié tout cela. Ces similarités sont légitimes lorsqu’elles sont observées au niveau des méthodes et des dispositifs précis, techniques, que les grands spirituels ont éprouvé et enseigné chacun au sein de leur religion, au demeurant très différentes – et je vous ai tout à l’heure évoqué les différences qui existent déjà au sein même d’une religion comme le bouddhisme. En l’occurrence, ce détachement des choses au sein de la vie que vous évoquez, dans le christianisme, à propos de la doctrine eckhartienne, m’évoque immédiatement un enseignement central du zen Sōtō : la pratique ne vous concerne pas. En effet, la vie religieuse la plus stricte ne sépare pas, en réalité, le pratiquant de la vie, mais conduit à un retour de la vie au centre de tout : le pratiquant y entre au contraire par un relatif égoïsme, il se cherche lui-même inévitablement au début de son cheminement spirituel. Il faut donc une telle maxime de « décentrement » du moi pour approfondir l’ascèse et pénétrer dans un cheminement spirituel authentique, et d’obtenir le lâcher-prise vis-à-vis de ce moi que nous cherchions à sécuriser en embrassant la vie religieuse. Il s’agit en somme de réaliser que la vérité est indépendante de soi, bien que la religion demeure une pratique de l’intimité et de la vie intérieure. Précisément, le paradoxe de l’Éveil est qu’il faut parvenir à ne plus faire de ce lâcher-prise l’objet d’un désir. C’est peut-être pourquoi dans un temple zen les discussions sur la nature de l’Éveil sont assez rares. Tant que l’on désire son propre détachement, ou sa propre réalisation, on n’est évidemment pas détaché. Le recueillement sur le zafū opère dans ce sens : il met le pratiquant face à lui-même, face à ses fantasmagories, à ses illusions qui vivent avec lui, à son aspect superficiel sur le plan spirituel, il oblige à voir le grand jeu des désirs. Nous sommes ignorants à un niveau bien plus profond que nous le pensions. Cela n’est pas plaisant à voir, mais cette répétition de la pratique amène inévitablement une forme de repentance, de modestie, et donc de gratitude envers les patriarches, qui n’est évidemment pas une contrition. C’est donc ici que joue le rôle fondamental des pratiques les plus banales de la vie quotidienne, car la méditation infuse profondément, généralement et durablement dans ces pratiques. En théorie, il ne doit pas y avoir de discontinuité entre le temps de la méditation proprement dit, et celui de la vie ordinaire : le recueillement doit devenir une disposition commune. J’ai personnellement mis beaucoup de temps à comprendre cela, et mes premiers mois, voire ma première année au temple, furent assez pénibles à cet égard. On apprend ceci, par exemple, lorsque, quittant le zafu, nous pratiquons kin-hin, une marche lente et ritualisée qui découpe les heures de méditation. Il faut aussi rester concentré jusque dans la cuisine, où, loin de chercher à apporter sa propre signature dans la préparation des plats comme le font toujours les chefs cuisiniers, le moine zen concocte au contraire la nourriture en se mettant exclusivement au service des autres moines. Le moine se tourne alors vers la meilleure chose à préparer ici, maintenant, avec ce qu’il y a sous la main.

Dōgen Zenji (XIIIe siècle)

Ce détachement ou « lâcher-prise » à l’égard de l’ego est-il obtenu définitivement ?

Il peut l’être, mais disons que le modèle de tout moine est celui du bosatsu (boddhistava), qui est « l’Éveil impliqué » de l’être qui, assuré de sa réalisation future, reviens vers le monde afin d’assister les êtres sur un chemin de libération. Il existe même des grades de réalisation : dans le Rinzai les moines parlent beaucoup du kensho, la « réalisation préalable » de l’Éveil, et du satori, l’Éveil définitif, celui dont on ne revient pas. Cela dit, Dōgen disait que l’Éveil était la posture même du zazen, évitant ainsi de voir la pratique comme un route allant d’un point A à un point B. En Japonais, la pratique religieuse se dit shugyo ; or le dernier idéogramme de ce mot est celui du verbe « aller ». En effet, de manière générale, la vie religieuse représente un cheminement interminable, un aller-retour entre le recueillement détaché que l’on a obtenu, et les rechutes dans les attachements de l’ego. Ces chutes et rechutes sont d’un grand prix, car lorsque le pratiquant découvre la médiocrité de ses capacités spirituelles, il se retrouve face à plusieurs attitudes possibles : il peut renoncer à poursuivre l’ascèse par découragement, s’acharner à la poursuivre en désirant absolument l’objectif qu’il s’est fixé, soit, enfin, poursuivre la pratique sans plus rien en attendre : c’est cette troisième attitude que promeut la voie bouddhique. Sans rien chercher, juste s’asseoir. Ce « juste » est en un sens révolutionnaire, l’esprit voulant toujours s’échapper ou plonger le corps dans un divertissement. C’est pourquoi la pratique elle-même peut vite devenir un jeu. L’Éveil commence quand on n’est plus dans une disposition d’attente, mais d’accueil pur et simple de la vie présente, de gratitude sans expectative à l’égard de l’être tel qu’il se présente ici et maintenant, dans sa simplicité.

L’accueil pur et simple de l’être présent des choses semble particulièrement difficile à nos contemporains affairés et préoccupés par les innombrables activités de la vie moderne…

Cet accueil est tout aussi difficile pour les pratiquants, qui d’ailleurs sont eux-aussi des enfants conditionnés par la modernité. Disons qu’un moine est simplement quelqu’un qui a pris au sérieux cette question de la vie intérieure, mais cela ne veut pas dire qu’il est extérieur à des difficultés émotionnelles, bien au contraire. Je ne suis qu’au début de mon parcours religieux, mais je ne crois pas avoir rencontré un maître japonais intégralement extérieur aux mouvements du cœur. C’est d’ailleurs plutôt rassurant. Mais c’est vrai que la conception zen assez loin des attentes fréquentes d’un « sens de la vie » ou de « réponses », puisqu’elle est au contraire une fissure, une ouverture permanente, un délaissement de toutes les attentes égotiques y compris de ce genre. La pratique maintient vivante la question de la vie, et elle l’entretient comme une question. C’est l’une des raisons expliquant pourquoi bien des textes zen se terminent sur des blagues ou des remarques aussi obscures que paradoxales, délibérément dépourvues de sens afin de saper toute tentative de manipulation intellectuelle. Le zen joue sur les paradoxes, c’est à la fois un courant ultra scolastique et détaché des textes, qui loue les heures de méditation tout en expliquant par exemple que l’éveil apparaît en lavant les toilettes ! Il y a différents accès à la pratique en fonction de sa situation. C’est pourquoi, aussi, l’orthodoxie doit être toujours relativisée. Malgré tout, nous revenons toujours au coussin et à la simplicité même, telle que l’enseigne Dōgen : s’asseoir, et puis c’est tout. C’est dans le recueillement sans attente que s’expérimente la parfaite gratuité, qui est si simple, mais paradoxalement si peu banale.

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Crédits photo : Tōzan, temple Antai-ji sous la neige hivernale.