La figure du prêtre et celle de la femme jouent un rôle central dans l’art romanesque de Georges Bernanos. Le prêtre tente, au prix de grands sacrifices, de maintenir un semblant de grâce dans un monde qui s’amenuise spirituellement. La femme est celle par qui le scandale arrive : elle nous révèle nos failles les plus profondes et donc le tragique de notre condition.
Y a-t-il encore quelque chose à dire de la figure du prêtre dans l’œuvre romanesque de Bernanos ? La réponse semble à première vue négative, tant ce personnage paraît résumer à lui seul l’ensemble des récits. Il convient en effet de rappeler qu’à l’exception de quatre nouvelles et du roman inachevé Un mauvais rêve, tous les récits de Bernanos mettent en scène un prêtre qui en est le personnage principal, de l’abbé Donissan dans Sous le Soleil de Satan (1926), aux abbés Cénabre et Chevance dans L’Imposture (1927) et La Joie (1929), en passant par les curés de Mégère, d’Ambricourt et de Fenouille dans respectivement Un Crime (1935), Journal d’un curé de campagne (1936) et Monsieur Ouine (1943 au Brésil, 1946 en France). On le voit, le personnage du curé constitue un élément essentiel du romanesque. Ministre de Dieu, il administre les sacrements, s’occupe comme il peut de paroisses désertées des fidèles et de la grâce, entre dans le secret des âmes, affronte Satan et la tentation du désespoir. Pourtant, si le monde que peint Bernanos a bel et bien disparu (est-il encore des prêtres pour arpenter en soutane des chemins perdus du pays d’Artois jusqu’à des fermes isolées, et croiser sur leur route le diable ou une pauvre petite paysanne en sabots ?), le personnel romanesque et la poétique de Bernanos demeurent extrêmement actuels. En effet, le prêtre est intrinsèquement lié à des figures féminines, et lui-même présente une part de féminité. Les récits de Bernanos présentent ainsi une véritable originalité du rapport entre la femme et le prêtre. L’œuvre romanesque demeure, on le voit, extrêmement actuelle et se situe bien loin des clichés qui voudraient la cantonner à la peinture d’une France rurale qui n’existe plus. Dans la littérature, le rapport entre la femme et le prêtre se présente généralement soit comme celui qui lie le confesseur à sa pénitente, soit relève de la transgression amoureuse, que l’on songe à La faute de l’abbé Mouret (1875) d’Émile Zola ou à Léon Morin, prêtre (1952) de Béatrix Becq. Chez Bernanos, au contraire, la femme et le prêtre constituent une véritable dynamique romanesque, par laquelle la grâce se fait jour. Le duo formé par le prêtre et la femme crée dans le roman catholique l’espace d’une Révélation et d’une sanctification.
Si le prêtre est prépondérant dans les romans de Bernanos, la femme se rencontre elle aussi partout. Elle est d’abord une figure maternelle, la mère du prêtre, image douloureuse de la pauvreté et du sacrifice. C’est ce que rappelle le curé d’Ambricourt dans le Journal d’un curé de campagne : « Mes condisciples du petit séminaire ne s’y trompaient pas : maman avait beau mettre son meilleur jupon, sa plus belle coiffe, elle avait cet air humble, furtif, ce pauvre sourire des misérables qui élèvent les enfants des autres » (Pléiade II, 215). La mère constitue, pour le prêtre, le premier visage qui subit l’injustice. La pauvreté constitue chez Bernanos une expérience mystique en ce qu’elle a été rachetée et transfigurée par le sacrifice du Christ, pauvre parmi les plus pauvres. Aux yeux de Bernanos, les pauvres et les « misérables » constituent le « sel de la terre » (Mathieu 5, 13) mystérieusement destinés par le Christ lui-même à demeurer dans le monde et à le sanctifier. La mère incarne bien cette pauvreté qui fait don d’elle-même dans les tâches harassantes du quotidien.
Le prêtre révèle aux femmes leurs péchés
Le prêtre est un ministre. C’est aussi l’administrateur d’une paroisse. Ses fonctions et sa charge l’amènent donc à côtoyer ses paroissiens qui, dans les romans de Bernanos, sont essentiellement des femmes. Tandis qu’il célèbre sa messe un matin, le curé d’Ambricourt avoue à son journal que, sans l’institutrice, il se serait retrouvé seul dans son église. La jeune femme, préceptrice de Chantal mais également maîtresse du comte, sera ensuite congédiée sans ménagements par son ancien amant et la fille de celui-ci. Le prêtre se trouve ainsi étroitement associé aux secrets des héroïnes bernanosiennes. Des jeunes femmes ne cessent d’accompagner ses pas et le confrontent au mystère du Mal, de la révolte et du désespoir. C’est le cas de Mouchette de Sous le Soleil de Satan, qui étouffe dans l’univers petit-bourgeois d’où Dieu a été banni, et qui, dans sa recherche éperdue de trouver un exutoire à son désir et à sa violence, multiplie les amants médiocres. C’est également le cas de Chantal, dans le Journal d’un curé de campagne, tentée par le déshonneur et la perdition face à un père adoré, coureur invétéré, vil châtelain qui n’a plus d’aristocratique que son titre de comte, et à une mère qui la méprise. Le prêtre, dans Sous le Soleil de Satan et Journal d’un curé de campagne, révèle aux jeunes filles et aux femmes leurs péchés. Cette révélation s’accompagne d’une rédemption, qu’il s’agisse du suicide de Mouchette ou de l’oubli de soi-même dont fait preuve Séraphita, qui décide de se punir pour avoir médit du jeune prêtre d’Ambricourt. La sainteté paradoxale du prêtre (« Vous êtes donc le diable ! » s’écrie Chantal au curé d’Ambricourt) révèle les âmes à elles-mêmes. Elles accèdent enfin à l’absolu.
La Chantal de L’Imposture doit également affronter le désespoir : alors qu’elle assiste son directeur de conscience, l’abbé Chevance, dans ses derniers instants, elle se trouve confrontée au caractère incompréhensible d’une mort misérable, qui ne révèle rien et semble déboucher sur le néant : « Depuis l’aube, elle veillait amoureusement cette agonie, attendant d’elle on ne sait quoi de plus céleste, un signe divin, pour lequel elle avait tenu ouverte son âme claire, et une déception inattendue, imprévisible, faisait pénétrer son amertume, irréparablement, à la source ignorée de sa joie » (Pléiade I, 588). La jeune femme éprouve des difficultés à réprimer son incompréhension face à la mort pitoyable de son ami, saint homme abandonné de tous et fustigé par sa hiérarchie. Chevance laisse Chantal affronter seule le monde et semble l’abandonner, démunie, face au désespoir. Ce personnage pourrait figurer parmi les saintes femmes qui, seules au pied de la Croix, font face au douloureux mystère d’une mort apparemment incompréhensible, mais qui se tiennent dans l’espérance alors même que tout signe semble vain : « Qu’importe ! Le doute perfide avait passé sur elle, mais il l’eût tuée sans la ternir. Elle se tenait devant Dieu, aussi dépouillée qu’aucune créature, mais inébranlable dans sa volonté d’accepter sans réserves, de subir sans se plaindre » (Pléiade I, 589). Dans La Joie, Chantal devient une figure de sainteté, qui révèle peu à peu son péché à l’abbé Cénabre, prêtre mondain qui a perdu la foi, et à Fiodor sa faute. La martyre (Chantal meurt assassinée), comme le prêtre, expose aux âmes perdues le mal qui les rongent.
Confession et scandale
Le prêtre bernanosien est donc inséparable de figures féminines, et lui-même porte cette part de féminité. Le curé de Mégère dans Un Crime est ainsi une femme qui a pris l’apparence du véritable curé après l’avoir assassiné. Son déguisement n’est nullement soupçonné ; l’inspecteur qui enquête sur le meurtre d’une vieille extravagante, et de l’homme retrouvé non loin du château de celle-ci — il s’agit du véritable prêtre — est bien le seul à éprouver de la gêne face à cet étrange officiant. Le reste de la communauté est subjugué par son attitude distinguée, à l’image de Madame Pouce, la logeuse : « Ne me parle pas des curés d’ici, de vrais diables, poilus comme des bêtes, avec des yeux qui font peur. Et pas commodes, non ! […] — Probable qu’il y a du roman dans la vie de cet homme-là, pas vrai ? Un si joli garçon ! Je connais plus d’une femme qui se contenterait de sa figure. Et des mains ! Sûr qu’elles n’ont pas remué beaucoup la terre » (Pléiade I, 966). Le faux curé de Mégère ne ressemble pas aux paysans, il présente des traits qui diffèrent du reste des hommes. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le commentaire de Madame Pouce ne porte pas sur le genre « trouble » du curé, mais sur sa beauté, qui le distingue de la communauté. Son élégance fait de lui un être à part, séparé du reste de l’humanité dont il se distingue par les sentiments qu’il manifeste à son endroit. Le curé de Fenouille, dans Monsieur Ouine, entend ainsi aimer sa paroisse d’une affection pure et vraie. Il donne les caractéristiques de cet amour au cours de son sermon : « […] Et pourquoi n’emploierais-je pas le mot qu’il faut, un mot qui n’a plus beaucoup de sens pour vous — de l’amour, mes amis, un amour dont je crains que vous n’ayez perdu jusqu’à l’idée — un amour qui veille jour et nuit, qui fait mal. Et il y a dans cet amour, comme de juste, la part de Dieu et aussi la part de l’homme — de l’homme qui va et vient parmi vous, toujours seul. » (Pléiade II, 689) Cet homme solitaire est le prêtre, rejeté par la paroisse avec laquelle il tente de maintenir une relation d’ordre affective, mais où il est le seul sujet amoureux. La confession du prêtre de Fenouille est d’ailleurs reçue par les paroissiens comme un scandale. Ils l’attaquent physiquement en le poussant dans la fosse destinée à recevoir le cercueil de l’enfant assassiné.
L’affection dont fait preuve le prêtre à l’égard de ses paroissiens peut être rapprochée de la figure de la « délicatesse » traitée par Roland Barthes dans son cours au Collège de France sur le Neutre. Au cœur de la délicatesse se trouvent l’affection et l’amour. Il s’agit d’une pensée de l’autre orientée du côté de la bienveillance et de la douceur désintéressée. Cette figure se trouve conspuée, selon Roland Barthes, au nom de « la protestation de virilité : Delicatus = efféminé : condamnation virile du délicat, du précieux, du “déliquescent”, du “décadent” ; ceci croisé avec une image virile de l’empirique : ce qui est inutile, futile, est féminin […]. » Le prêtre se trouve résolument du côté de l’innocence du cœur, associée au pôle féminin, et de ce fait dévalorisée face à la violence. De même, le jeune curé d’Ambricourt se trouve rejeté par tous en raison de cette innocence même qui devient intolérable à une société corrompue par le péché. Le prêtre, en effet, ne s’inscrit dans aucune catégorie : il n’a ni foyer, ni famille. Il va à rebours de toutes les valeurs du monde : comme le Christ, il prêche l’espérance et la charité dans une société qui consacre la force et la domination des plus forts sur les humbles. La mission dont sont chargés les prêtres de Bernanos leur parait insensée car ils ne sont pas préparés à la réalité du monde. Ils se situent, à cause de cela, en marge du corps social et se trouvent en butte à la médiocrité de leurs paroissiens et à l’hostilité du monde moderne. Pourtant, c’est de ce qui paraît un échec que surgit l’espérance. Cela est visible notamment dans la conversion de toutes ces femmes méprisées, comme celle de la jeune femme que Louis Dufréty, ancien condisciple défroqué du curé d’Ambricourt, refuse d’épouser, et qui se tient auprès du jeune prêtre lors de son agonie. Dans les romans de Bernanos, la femme et le prêtre sont des figures évangéliques.
Même si les récits de Bernanos se trouvent aujourd’hui marqués par la disparition du cadre sociologique qui a présidé à leur création, la poétique bernanosienne continue à nous entretenir. Bernanos propose dans ses romans une vision éminemment contemporaine des figures féminines et du prêtre, en accordant une place essentielle aux femmes dans l’action dramatique et en valorisant des traits généralement associés au pôle féminin. Le roman catholique permet ainsi de développer une sensibilité à autrui qui, dans son altérité irréductible, révèle le Christ.
Bérengère Loiseau
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