Yves Lepesqueur, écrivain et critique littéraire, publie L’islam et l’ordre du monde aux éditions Arcades Ambo. Lourd de 740 pages, avec un appareil de notes conséquent, Yves Lepesqueur réussit un double tour de force : il produit à la fois un livre-somme qui couvre tout ensemble les aspects les plus intellectuels et les plus concrets du monde musulman et parvient également à délivrer un propos original, à contre-courant des productions actuelles, touchant à l’esprit profond de la civilisation musulmane à travers le prisme de la vision islamique du monde.
Comme le souligne Ghaleb Bencheikh dans sa préface, « L’islam et l’ordre du monde » tranche avec la médiocrité générale de l’islamologie actuelle. En ce sens, l’ouvrage porte bien son nom ; il remet de l’ordre dans ce vaste champ d’étude, ce qui n’est pas son moindre mérite. En effet, alors même qu’une place disproportionnée a été allouée dans le monde académique à l’étude du « fait religieux », au détriment des aspects proprement métaphysiques, l’auteur réaffirme dès les premières pages la primauté des dernières sur les premières : « le centre, qui est aussi le sommet, en toute religion, c’est la mystique ». Celle-ci constitue donc le « cœur et sommet », mais surtout « la clef », au sens de clef de compréhension. Car aucune compréhension réelle d’une religion n’est possible sans appréhender les principes métaphysiques qu’elle exprime selon son génie propre, ce que l’auteur appelle « mystique ». Mieux encore, l’auteur se propose d’aller plus loin en « reliant les plans » à partir de ce centre : « tant que la vie circule le long de cet axe vertical, la civilisation tout entière est vivante » ; elle meurt « lorsque cesse cette irrigation ». En cernant le cœur de l’islam, Yves Lepesqueur en prend aussi le pouls, car « l’on n’explique pas le fonctionnement d’un organisme à partir de ses états pathologiques […] mais au contraire, […] on déduit ses états pathologiques de son fonctionnement normal ». Ainsi, loin des approches vétilleuses, sociales, sensationnalistes ou polémiques et carrément hostiles, l’auteur, à travers un angle « organique » et « centrifuge », embrasse l’essence métaphysique et le sens historique de l’islam. Ce mouvement l’amène à défendre une thèse originale qui, en plus de contraster avec les lieux-communs lénifiants de l’islamologie institutionnelle, permet d’inscrire l’islam dans l’histoire générale des doctrines religieuses. La spécificité de l’islam résiderait non pas dans son monothéisme radical mais, au contraire, dans la synthèse entre monothéisme et polythéisme antique. L’islam, tout en insistant sur la dimension du salut, serait profondément, à l’image des religions païennes antiques, et contrairement au christianisme, une religion de l’ordre du monde.
L’harmonie entre pensée européenne et islamique via le néoplatonisme
La thèse fondamentale du livre porte donc sur la représentation du monde sous-jacente à l’islam. Yves Lepesqueur soutient en effet que la conception islamique du monde et du cosmos est, dans une large mesure, opposée à sa représentation chrétienne mais surtout, et c’est là toute l’originalité de la démonstration, en continuité avec une représentation païenne du monde : « l’islam est un monothéisme qui conserve une paradoxale affinité avec le polythéisme, […] un monothéisme cosmique ». Certes, cette thèse audacieuse semble de prime abord en totale contradiction avec le crédo islamique tel qu’il est généralement présenté. En effet, le polythéisme, ou, pour être plus exact, l’associationisme, shirk, est le plus grave et le plus absolu des péchés. Mais une telle présentation reste superficielle. Pour mener à bien sa démonstration, après un chapitre d’une grande profondeur comparant islam et christianisme, dans lequel il souligne la normalité de la civilisation islamique et incidemment l’originalité de la civilisation chrétienne du fait qu’elle « pousse jusqu’à ses extrêmes conséquences le souci prioritaire de la sotériologie », Yves Lepesqueur fait donc le départ entre ce qui lie l’islam au christianisme comme monothéisme et ce qui l’inscrit dans la continuité des religions antiques. Or, au centre de ces dernières gît le néoplatonisme : « l’interprétation platonicienne de l’héritage religieux antique était déjà un monothéisme ou […] un mono-polythéisme ».
Le platonisme ou néo-platonisme, défini comme « cette représentation d’un monde organisé selon des plans superposés, distincts mais communicants entre eux » permet donc d’estomper la dichotomie conventionnelle entre polythéisme et monothéisme. Ici, la continuité doctrinale fait écho à la continuité ontologique « depuis Dieu jusqu’à la plus humble des créatures », continuité de l’ordre divin que seule l’Incarnation chrétienne est venue bouleverser. Ainsi, argumente l’auteur, cette « idée de la continuité (le multiple est la théophanie de l’Un) et de la discontinuité (l’Un n’est pas le multiple) me paraît l’idée essentielle, centrale, du platonisme, tel qu’il s’est développé dans l’histoire de la pensée occidentale (polythéiste, juive, chrétienne, musulmane). » Et cette idée est partagée, dans ses moindres aspects, par la « mystique » islamique. Sans entrer dans une démonstration détaillée, Yves Lepesqueur met en lumière cette convergence en prenant appui sur quelques grands noms, toujours bien choisis, de la pensée antique et islamique. De Maxime de Tyr : « Il n’y a qu’un dieu, roi et père de tous et il y a beaucoup de dieux, enfants de Dieu, et participant à son pouvoir ». On peut relever la finesse d’une citation énonçant un credo traduisant la logique islamique, puisque l’attestation de foi, premier pilier de l’islam, pourrait se traduire littéralement ainsi : il n’y a pas de dieux qui ne soient Dieu. Le commentaire de l’auteur développe en ce sens : « C’est précisément l’unicité absolue de Dieu, du Premier Principe, inconnaissable, incommunicable, qui rend indispensable la multiplicité des dieux par lesquels il se manifeste au monde ». Or, de cette continuité cosmologique découle une sotériologie qui reste « sous la dépendance d’une métaphysique préservant l’ordre cosmique », par opposition à la rupture chrétienne.
Cette convergence n’est pas forgée a posteriori ; il existe au contraire un « profond accord entre islam et platonisme […] dès le premier moment, dès la Révélation ». En effet, si la « métaphysique musulmane est « foncièrement platonicienne », c’est parce qu’elle est « le naturel et nécessaire développement du Coran ». Ainsi, cette « convenance essentielle et globale entre le Coran et le platonisme » provient de certains versets « qui ne peuvent être médités sans qu’on approche une perspective platonicienne ou néo-platonicienne » que ce soit la doctrine des archétypes, le plérôme des intelligibles, l’étagement du monde et bien autres choses, car « ou bien on ne prête aucun intérêt aux versets qui font du Coran un des grands textes de l’histoire humaine […] ou bien on doit en arriver inévitablement à la considération de plusieurs niveaux ontologiques ». Il n’est pas jusqu’à la doctrine de la Sainteté qui ne trouve son pareil dans la sagesse antique : « il faut admettre que l’homme traverse tous les degrés ontologiques, ce qui, si on lit bien le Coran, en fait une philosophie mystique d’allure néoplatonicienne ». Cela explique qu’en islam, « la sainteté n’est pas une exception à l’ordre du monde, elle en est le fondement ». Ainsi « l’islam ne pense jamais la divinité en l’homme comme un coup de foudre rompant l’ordre ontologique mais comme la révélation de cet ordre, qui ne saurait être purement discontinu. » De cette absence de rupture historico-ontologique, que l’islam partagerait avec les religions antiques ou non monothéistes, sortiraient certaines de ses orientations fondamentales. « Pour l’islam en effet, rien ne saurait altérer réellement l’ordre de la création », ce qui implique que « la nature originelle de l’homme (fitra) reste inaltérée », une des affirmations les plus décisives du Coran selon l’auteur.
Ce postulat a pour corollaire l’absence de péché originel, la nature humaine restant « telle qu’elle était avant le premier péché ; cependant l’homme peut oublier son Seigneur », ce qui implique une doctrine de la connaissance par réminiscence ou anamnésis, en arabe tadakkur. Il aurait été possible de développer davantage cet aspect ; ainsi le terme insân, qui désigne l’homme en arabe, a pour racine l’oubli (nisîan) de même que le dhikr, désigne dans le Coran et l’islam traditionnel à la fois l’acte de remémoration et la pratique qui y conduit. En outre, l’auteur relève que « de cette incorruptibilité de la nature humaine, il résulte […] l’absence de sacrements en islam et aussi, l’absence de hiérarchie religieuse » ou encore d’histoire du salut, en l’absence de « progrès métaphysique », à laquelle se substitue une histoire cyclique ; de ce dernier aspect découle également un traitement plus favorable des autres religions qui bénéficient naturellement d’un droit de cité. Il est alors aisé de comprendre que « l’accueil par l’islam de l’héritage hellénistique n’a pas été le fruit de circonstances historiques, mais la conséquence d’une affinité de nature ». À la lecture de cette partie de l’ouvrage, on ne peut s’empêcher de songer au ridicule de ceux qui invoquent une culture gréco-latine contrefaite pour se prémunir d’un islam présentant une parenté réelle et profonde avec la pensée grecque ; de même que les néopaïens d’aujourd’hui trouveraient sans doute la plus vivante expression de leur paganisme affecté dans les fêtes des moussem qui rythment aujourd’hui encore la vie des villages magrébins dans une paisible harmonie. Autrement dit, « Amour de ce monde, de la beauté de ce monde, conviction qu’il ne saurait être meilleur qu’il ne l’est en fait ; aspiration cependant au dépassement de ses misères, dans un retour ontologique, non dans une réparation historique : en tout cela, nous reconnaissons à la fois l’islam et le ton de la philosophie antique ».
L’islam, religion de la paix cosmique et civile
Tous ces caractères et bien d’autres fondent donc l’islam comme une religion de l’ordre ou mieux, de la paix, car « la vision de l’islam est foncièrement apaisée », ce qui est en lien avec la racine du terme islam. À ce propos, l’auteur relève également que « si la traduction de soumission n’est pas absolument fausse […] elle n’en rend pas la tonalité, qui n’est pas d’humiliation mais de sérénité. Consentement serait peut-être le meilleur équivalent » non pas « pour se résigner à une humiliante soumission mais se mettre dessous, consentir à l’ordre divin » car « il s’agit toujours de préserver ou de restaurer un ordre, une harmonie, une légitimité. » Il est remarquable que l’auteur parvienne à des considérations qui rejoignent les plus hautes doctrines d’initiés ; ainsi de l’Emir Abdelkader qui enseigne que tous les hommes participent à l’ordre divin, soit en y consentant expressément, de manière apaisée, soit inconsciemment, contre leur gré, car, dit l’Emir, « celui qui est guidé obéit à un ordre apparent (zâhir), et l’égaré se soumet à un ordre sous-jacent (bâtin) ; quant au prophète, il est bel et bien envoyé pour mettre ces deux orientations en évidence, car sa mission consiste à distinguer la bonne direction de l’égarement ». Les développements riches et denses de l’ouvrage suffisent à confirmer l’intuition fondamentale de son auteur, qui fait de l’islam à la fois une doctrine du salut et de l’ordre cosmique : « cette religion du salut n’attend pas le salut d’un Sauveur mais d’une compréhension de l’ordre divin dans le monde et au-delà du monde ».
La description que fait l’auteur de l’islam et du monde antique pourrait toutefois porter à y voir des religions naturelles ou rationnelles, effaçant l’intervention surnaturelle, d’où une réserve sur l’emploi du terme mystique. Ainsi lorsqu’il est dit que « la contemplation de la réalité est-elle le fruit de toutes les mystiques », la Réalisation intérieure étant plus que contemplation, on distingue encore le sujet et l’objet. Utiliser le terme mystique pour parler d’ésotérisme et de ce qu’on a pu appeler la Réalisation, la Délivrance ou la Sainteté, c’est donc y mêler tous les phénomènes de contemplations d’un ordre supérieur qui n’opèrent pas de transformation intérieure du sujet. Surtout, et à l’opposé, ne pas parler d’ésotérisme, c’est ne pas parler du support extérieur de cette réalisation, qui est l’exotérisme. Et c’est justement dans cet aspect que l’islam se rapproche le plus des « monothéismes ». Si les sacrements, en tant que sanctifications administrées, n’existent pas per se en islam, les cinq piliers en sont l’équivalent. Dans l’islam, le Verbe ne s’est pas fait chair mais Son par le Coran, de sorte que l’action de grâce permettant l’actualisation de la présence spirituelle en l’homme se fait par l’identification à la Parole divine, ou mieux, à l’Orant divin à travers l’oraison coranique, qui est donc toujours littéralement oraculaire. Cette absence de distinction ici entre ésotérisme et exotérisme finit par déconsidérer le second aspect, qui est le support du premier ; même les juristes-canonistes sont qualifiés de « profanateurs », « gens du dehors » qui auraient « prospéré sur les débris de la civilisation islamique », conclusion quelque peu rapide et définitive.
C’est justement dans la seconde partie de l’ouvrage, consacrée aux développements de la civilisation islamique à travers l’art, la science, et le droit musulman, non moins intéressants, que l’on retrouve les considérations les plus discutables. Les passages sur l’art islamique insistent sur « la paix sans trouble » qui s’en dégage. Loin d’être anecdotique, cela permet de différencier « un islam traditionnel à tendance rigoriste » comme celui des belles et « sévères mosquées almohades » du « pseudo-islam qui ne connaît pas la présence de Dieu […] ou les mosquées ressemblant à des aéroports ». Mais là encore, l’auteur refuse la dimension symbolique, et donc ésotérique, inhérente à cet art, et n’y voit donc qu’une esthétique de l’ordre et de l’harmonie… À propos de la science islamique, il constate fort justement que « ce n’est pas le dépassement de la science musulmane qui l’a fait oublier, c’est l’idée même de la science qui a changé », désormais tournée vers la réalisation technique, ce qui range là encore l’islam classique avec les grecs, quoique le terme de sciences occultes utilisé ici soit mal choisi. Mais c’est surtout la partie sur le droit musulman, trois chapitres, qui appelle à la fois les plus vifs éloges comme la plus grande réserve. Vifs éloges pour avoir remis le droit musulman à sa place, n’étant « pas le cœur de l’islam » et « rarement en conflit avec la mystique ». Éloges aussi pour avoir rappelé la normalité de l’existence et de la substance de ce droit avec l’exemple grec ; ainsi « les athéniennes étaient, plus encore que les musulmanes, exclues de la vie politique et publiques » ; pour avoir vu d’une part, l’ambiguïté fondamentale des textes et d’autre part, l’écart entre les affirmations des juristes et la vraie vie sociale ; enfin pour avoir montré le caractère foncièrement moderne et moderniste du retour superficiel à ce droit avec des visées politiques, techniques et matérialistes.
La grande réserve concerne la légèreté avec laquelle est traitée l’essence du droit musulman ; en particulier les hadiths, deuxième source de l’islam, décrédibilisés, alors même que l’auteur adresse des critiques acerbes et bien senties contre les quasi-faussaires qui « cherchent à prouver que les musulmans n’ont jamais rien compris à leur religion », visant ici les auteurs du Coran des historiens. Il nous semble tomber dans le même travers quand il estime que tous les grands lettrés de l’islam ont toujours pris très au sérieux, au fil des siècles, l’étude de propos que le premier quidam venu pourrait spontanément identifier comme des falsifications, absurdités ou supercheries manifestement orientées. Malgré ces réserves, il faut saluer une vraie connaissance de la civilisation islamique, qui, contrairement aux pontes de l’islamologie institutionnelle, s’appuie sur une expérience vécue en plus d’une érudition profonde. De ce point de vue, l’ouvrage, d’une densité remarquable, constitue sans nul doute l’une des meilleures introductions à l’islam de ces dernières décennies.
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