Le soleil de Satan est un crépuscule. Aucun rayon n’en émane. Sa lueur est une ombre. Sa chaleur, une tromperie. Pialat a parfaitement saisi la froideur du monde bernanosien. Si bien que Depardieu (Donissan) l’a choisi pour jouer à ses côtés Menou-Segrais. Gérard l’explique dans la conférence de presse au festival de Cannes en 1987. C’est Pialat qui a initié Depardieu à Bernanos, c’est donc lui qui l’accompagnera dans cette balade nocturne où jamais le Bien ne semble prêt à émerger. La relation Pialat-Depardieu est intéressante, paradoxale, pour plusieurs raisons.
Menou-Segrais est le maître de conscience de Donissan. Il cherche à orienter ce jeune abbé qu’il sent perdu. Il incarne un sacerdoce bien campé, sûr de sa force et de son influence. Donissan, en revanche, n’est que doute et excès. Pourtant, c’est lui que Bernanos a choisi pour figurer l’exemplarité de la foi. Menou-Segrais sait que Donissan voit d’un mauvais œil le confort bourgeois qui est le sien, loin de l’ascèse et des mortifications de son disciple. Au fur et à mesure, la hiérarchie s’inverse. Menou-Segrais comprend que l’âme de Donissan recèle des dons surnaturels. Cette inversion se retrouve également sur le tournage. Pialat, le metteur en scène, doit assurer la direction de ses acteurs (qu’il dirige très peu il est vrai). Sur le plateau, il se doit d’être un genre de Menou-Segrais. Mais Pialat admire tellement Depardieu qu’il est terrifié à l’idée de jouer face à lui. Et son jeu s’en ressent. La spontanéité et la générosité du comédien sauveront un Pialat en perdition. Depardieu-Donissan conférera un peu de sa confiance à Pialat-Menou-Segrais.
Aux yeux de Pialat, une œuvre doit émerger de la souffrance et du chaos. La fulgurance l’agace. La facilité le répugne. Pialat est un maître pour saborder ses propres films, pour déployer une puissance négative contre son propre travail. Il renvoie systématiquement ses chefs opérateurs, développe des relations exécrables avec ses acteurs et terrorisent ses monteurs. Pialat est un passionné, un grand sensible. Selon Serge Toubiana, ami et biographe du réalisateur, l’angoisse de Pialat provient de son obsession pour l’idée d’abandon, un thème essentiel de sa filmographie. Car quel est ce monde que Bernanos et Pialat à sa suite nous dépeignent si ce n’est un monde abandonné par Dieu ? Un monde glacé qui supplicie un homme, seul vestige d’amour dans un désert sinistre où les âmes se débattent pour rester des âmes. Donissan, être chatoyant parmi les fantômes, y consume sa propre vie. « Satan est le prince de ce monde. Il l’a dans les mains », affirme-t-il. Dieu est le grand absent des sentiers bernanosiens. Il n’apparaît qu’en creux. Alors que la terre semble céder à la désolation et au pire des drames – la mort d’un enfant – il se manifeste à nouveau par l’intermédiaire de Donissan.
Le seul guide du jeune abbé est sa lumière interne. Lui qui est tout cerné de ténèbres. Sauver, faire montre de courage et de foi sur ces terres délaissées par le Seigneur relève du miracle. Bernanos veut nous rappeler qu’en dernière instance Dieu est en nous. C’est dans l’intimité la plus profonde, dans l’en-soi que l’on peut trouver le salut. Un salut dont Mouchette (Sandrine Bonnaire) aurait bien besoin. Elle, la toute jeune pécheresse. Cette enfant qui a compris trop tôt le pouvoir qu’elle pouvait exercer sur les hommes. Avec Bernanos, le péché originel est sans cesse rejoué. Mouchette, la tentatrice, l’impie, est celle avec qui tout commence. Celle qui nous fait chuter dans la temporalité, qui fait commencer le temps. Celle qui fait naître autant qu’elle fait mourir, que ce soit le désir ou les hommes. « Dieu quelle rigolade ! Dieu ça veut rien dire ! », lâche-t-elle à Donissan.
Donissan, tout imprégné de lumière, n’éprouve que pitié pour Mouchette, cette âme submergée, boursouflée par la chair. Il veut la sculpter, faire tomber de son buste cet excédant de passion, dévoiler sous le succube l’enfant qu’elle est encore et l’innocence qu’elle abrite. Car elle n’est qu’un « jouet dans les mains de Satan », affirme Donissan qui a le don de « voir l’âme à travers l’obstacle du corps ».
Donissan est un saint. Le miracle qu’il accomplit à la fin du film procède d’un autre miracle, réel celui-ci : soulever 70 fois de suite un enfant de 40 kilos au dessus de sa tête pour les besoins du tournage. Depardieu est un homme dévoué. L’amour que lui porte Pialat est mérité. Dans un entretien, le réalisateur raconte la souffrance du colosse. Il explique même que Depardieu, voyant des regards sceptiques se porter sur lui, demanda à un des costauds de l’équipe technique de soulever à son tour le moutard. Le bodybuilder, en nage après seulement deux épaulé-jetés, convint alors, et l’assemblée avec lui, de la difficulté de l’exercice.
Ceux qui s’indignent du traitement qu’a reçu le film au festival de Cannes 1987 se fourvoient. Rien n’est plus sain que les huées de cette foule méprisable. C’est leur absence qui aurait été scandaleuse. Car Bernanos est aussi éloigné de ce monde de paillettes que Mouchette l’est de Donissan. Pialat à Cannes. Pialat contre les robots. Pialat contre les imbéciles. Pialat sous le soleil de Satan.