L’exil de Dostoïevski en Europe occidentale (Genève, Florence, Dresde) lui a permis de développer son sentiment patriotique. Malgré la charge de travail monstrueuse qu’il abat chaque jour, le génial écrivain prend le temps de lire trois quotidiens russes. Au début du mois de décembre 1869, Dostoïevski découvre ce qui s’appellera bientôt « l’affaire Netchaiev ». Serguei Netchaiev est un jeune révolutionnaire, ami de Bakounine et fondateur de la société de la Hache (aussi appelée la Vindicte du peuple). Netchaiev se sert de l’autorité que lui confère le père de l’anarcho-libertarianisme pour recruter des membres à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Après une brouille avec le militant Ivanov qui menace de créer sa propre organisation, Netchaiev prend les devants et fomente l’assassinat du séparatiste. Le meurtre d’Ivanov ferra la une des journaux russes.
« Ce que j’imagine peut différer totalement du réel et mon Pierre Verkhovenski peut ne ressembler en rien à Netchaiev. » Dostoïevski
Dostoïevski sera profondément marqué par ce fait divers. Son jeune beau-frère, Ivan Snitkine, camarade d’Ivanov à l’académie agricole, lui dressera un portrait élogieux de la victime. De plus, Dostoïevski considère Netchaiev comme un symptôme, symptôme de la décadence nihiliste et athée qui menace la Sainte Russie. Le 19 décembre 1869, Dostoïevski écrit une lettre enthousiaste au poète Maïkov : « Je commencerai un roman dans trois jours. Peut-être l’exécution en sera-t-elle exécrable ; mais l’idée m’en tient à cœur plus que tout au monde. » (cité par Cannac René, Netchaiev : du nihilisme au terrorisme, Payot, Paris, p. 173) Netchaiev doit être le personnage central de ce roman. Mais la haine que Dostoïevski porte pour les mouvements révolutionnaires le fait dériver vers la forme pamphlétaire. L’écrivain exprime alors un sentiment de « dégoût » vis à vis du roman qu’il a commencé. « Mon travail ne progressait qu’avec peine (…) En le reprenant il y a quinze jours, j’ai compris tout à coup où était l’erreur (…) et j’ai vu se dessiner devant moi un tout autre plan (…) J’ai rayé d’un trait tout ce que j’avais écrit – quinze feuilles d’imprimerie – et j’ai tout recommencé depuis la première ligne. » (Ibid.)
Netchaiev ne sera donc pas l’anti-héros d’un roman dostoïevskien. L’auteur va alors repenser la forme et la structure de son œuvre. Netchaiev transformé en Piotr Stepanovicth Verkhovenski sera le personnage le plus diabolique des Démons. Dostoïevski, s’il a renoncé à son projet initial, tient à insérer dans son roman le fait divers de décembre 1869. « L’un des principaux événements de mon roman sera le fameux assassinat d’Ivanov, perpétré à Moscou par Netchaiev. Je m’empresse de préciser que je ne connais et n’ai jamais connu que par les journaux, aussi bien Netchaiev et Ivanov que les circonstances de l’assassinat. Mais même si je les avais connus autrement, je n’aurai pas cherché à copier la réalité. Ce que j’imagine peut différer totalement du réel et mon Pierre Verkhovenski peut ne ressembler en rien à Netchaiev. Et pourtant il me semble, tant les faits ont frappé mon esprit, que j’ai imaginé exactement le type d’homme capable de commettre un crime de ce genre. » (Ibid., p 175) Si d’après Dostoïevski, Piotr Verkhovenski peut être très éloigné de Netchaiev, dans ses Carnets des Démons, c’est bien le nom du célèbre nihiliste qui apparaît sur les pages innombrables, telle une obsession.
« Je ne suis pas un socialiste : je suis un coquin ! » Piotr Verkhovenski
Pourtant, Piotr Verkhoveski est loin de correspondre au Netchaiev réel. C’est une figure diabolique, un homme sans « décalogue » capable de formuler des phrases telles que : « Je ne suis pas un socialiste : je suis un coquin ! » Netchaiev, malgré les dérives qui ont été les siennes, était un homme de conviction, un révolutionnaire authentique. L’influence qu’il exerça sur les jeunes générations aboutira à l’assassinat d’Alexandre II. En revanche, Piotr Verkhovenski est un personnage médiocre et narcissique qui ne défend qu’une seule cause, la sienne. Nihiliste absolu, Verkhovenski ne connaît aucun idéal. Il est l’homme du renversement de toutes les valeurs. Sa sournoiserie est infinie.
Si donc la distance psychologique entre Netchaïev et Piotr Verkhovenski est considérable, Dostoïevski a tenu à retranscrire presque exactement le déroulement du fait divers. En effet, le chapitre des Démons intitulé « Nuit de peines et d’angoisses » (partie III, chapitre VI, NRF Pléiade, p. 626) met en scène le meurtre de Chatov, personnage des Démons qui peut le plus être rapproché de la mentalité de Dostoïevski. En voici l’extrait : « […] Au même instant Tolkatchenko bondit sur Chatov par derrière, ainsi que Erkel qui lui saisit les coudes, tandis que Lipoutine se précipitait sur lui par devant. A eux trois, ils le renversèrent immédiatement et l’écrasèrent contre le sol. C’est alors qu’intervint Piotr Stepanovicth armé de son revolver. On dit que Chatov tournant la tête de son côté eut encore le temps de le reconnaître. Trois lanternes éclairaient la scène. Chatov poussa un cri bref, désespéré, mais d’une main ferme et sure Piotr Stepanovicth appuya sur son revolver sur le front de Chatov et pressa la détente. » (Dostoïevski, Les Démons, NRF Pléiade, p. 632)
La scène réelle rapportée par Renné Cannac dans son livre sur Netchaiev est encore plus romanesque que celle des Démons. « Mais à peine eut-il fait quelques pas à l’intérieur de la grotte que Nicolaiev passant derrière lui, lui empoigna les deux coudes. […] A ce moment son agresseur lâcha prise : deux mains vigoureuses s’étaient abattues sur lui et le serraient à la gorge. […] Netchaiev qui, dans l’obscurité, avait confondu son complice avec sa victime, lâcha immédiatement le jeune artisan et se précipita sur Ivanov. L’étudiant, sortant de sa torpeur, le repoussa et s’enfuit. Mais Netchaiev le rattrapa à quelques pas de la grotte […] Netchaiev était le plus fort des deux, mais la victime se débattait désespérément et mordait jusqu’au sang les doigts de son bourreau. Netchaiev se sentit faiblir. […] Enfin, Nicolaiev apporta le revolver. Netchaiev s’en empara et appuya immédiatement le canon contre la tempe du malheureux qui commençait à râler. Une faible détonation retentit. La mort fut instantanée. » (Cannac, op. cit., p. 74)
Le Piotr Verkhovenski de Dostoïevski n’est donc pas le Netchaiev historique. Cette étude prouve cependant l’importance qu’attachait l’auteur des Démons aux événements de son temps. Un grand écrivain ne trouve pas la matière de son récit dans la pure imagination mais dans la réalité qu’il sublime. Le grand écrivain est parfaitement contemporain de son époque. C’est pourquoi il la comprend, l’englobe et la dépasse. Des agissements de Netchaiev nous retiendrons une chose : ils sont la condition de possibilité du roman. Pas de Netchaiev, pas de Démons. Pas de Démons, pas de Démons.
M.