Lorsqu’Albert Speer sortit de la prison de Spandau, le 1er octobre 1966, des centaines de journalistes se bousculèrent pour obtenir un cliché de l’homme qui, au procès de Nuremberg, se présenta comme « l’un des amis les plus proches d’Hitler, à compter qu’il en ait jamais eu ». Dès la fin de son procès, des voix s’élevèrent pour s’indigner de la trop grande clémence qui lui aurait été accordée par ses juges – 20 ans d’emprisonnement. Elles se firent à nouveau entendre le jour de sa sortie de prison, pour accuser de complaisance les nombreux soutiens politiques de l’architecte. En effet, le futur chancelier Willy Brandt avait tenté, en vain, d’obtenir sa libération anticipée dès la fin des années 1950, et Charles de Gaulle lui-même avait soutenu cette initiative. Mais la frénésie médiatique de l’événement noya ces protestations trop attachées au passé sous le déferlement des curiosités dont elle se fit le relais: si la République allemande était trop fragile pour se replonger dans les plaies encore béantes de son passé récent, les journaux français, britanniques et surtout américains se disputèrent l’exclusivité des premières déclarations. Une véritable bataille s’engagea alors dans les rédactions pour obtenir la première larme de repentance, la confidence inédite sur la vie d’Adolf Hitler, le détail jusque là ignoré… Il choisira finalement un hebdomadaire allemand, der Spiegel.
Albert Speer, contrairement à beaucoup de dignitaires du Troisième Reich, reçut une formation purement artistique et apolitique. Ses biographes se sont efforcés de démontrer l’existence de détails annonciateurs de ses futures convictions politiques à travers une analyse minutieuse de l’enseignement architectural qu’il reçut du maître Heinrich Tessenow. Père de la Reformarchitektur, qui synthétisa le néo-classicisme et l’esprit allemand dans le concept de « noble simplicité », ce-dernier aurait prétendument insufflé la nostalgie revancharde des anciens Empires au jeune étudiant prometteur qui l’assistait à la Technische Universität de Berlin. En réalité, et comme partout en Europe, le romantisme fut porteur de la même nostalgie dans tous les courants artistiques de l’époque, avec le soutien en première ligne des universitaires. L’influence exercée par les conceptions esthétiques dominantes sur Speer, comme sur tous ses pairs, constitue donc une explication stérile de son engagement à venir aux côtés du NSDAP.
Speer était considéré comme honnête et intelligent par tous, y compris par l’auditoire du Tribunal de Nuremberg, où il n’était pourtant pas venu recevoir les compliments de l’assistance. Contrairement aux autres responsables nazis, il ne nia pas sa responsabilité dans les crimes de guerre qui lui étaient reprochés, même s’il se défendit jusqu’à sa mort d’avoir jamais entendu parler d’extermination planifiée des populations juives d’Europe. Il parla sans détours, n’afficha pas plus d’arrogance désespérée que d’humilité cynique, et tenta d’être aussi constructif que possible, en répondant avec précision, comme un bon perdant qui explique la stratégie infructueuse qu’il a tenté de mettre en œuvre jusqu’à la fin de la partie. Dans l’opinion des vainqueurs de la guerre, Speer jouissait d’une estime maigre mais décisive : il était détesté des ennemis des Alliés. Göring le voyait comme un adversaire dans la conquête du pouvoir, et ne supportait pas qu’Hitler le considérât comme son protégé ; son nom figurait même sur la liste des éventuels ministres d’un gouvernement de remplacement qu’avait élaborée les conjurés en préparation de l’attentat manqué contre Hitler. Par conséquent, une présomption de sympathie fit pencher la balance en sa faveur à de nombreuses reprises. Il fut par ailleurs le seul à tenter de convaincre Hitler de préserver l’Allemagne, en capitulant, lorsque la débâcle militaire se présenta comme inévitable ; son comportement rationnel dans un régime qui le fut jusqu’à l’aveuglement ne l’empêcha pas de demeurer humain et sensé face à l’évidente défaite.
Cela suffit-il pour autant à expliquer le sort sensiblement différent qui lui fut réservé après 1945, quand tant d’autres firent l’objet d’une détestation absolue, comme l’opinion public en produit souvent dans les après-guerres ? Face aux affres d’un régime dont il s’était lui-même reconnu responsable, les subtilités du caractère de Speer ne peuvent pas, seules, avoir suffi à racheter son image dans un imaginaire collectif d’ordinaire si peu enclin au discernement et à la demi-mesure. Le succès conséquent que rencontrèrent les écrits qu’il publia après sa libération, à commencer par sa biographie, Au cœur du troisième Reich, n’est ni le signe d’une curiosité malsaine pour une époque sanglante, ni le fruit d’un engouement soudain pour l’Histoire dans un pays où la Seconde Guerre Mondiale demeure encore aujourd’hui un terrain miné de l’enseignement universitaire.
Il semble que la vocation d’architecte de Speer, devenu Ministre de l’Armement presque par hasard, ait considérablement contribué à conserver sa stature de « moindre des maux », voire de nazi humaniste. Devant la prison de Spandau, de jeunes femmes l’acclamèrent lorsqu’il fit ses premiers pas d’homme libre, et Willy Brandt se fendit d’un hommage à sa fille, à qui il fit livrer des fleurs dès le soir même. Il ne fut en aucun cas un paria, parce qu’il était un architecte – et donc pas un idéologue. Une fois sa peine purgée, il reprit une vie certes discrète, mais échappa par exemple à la confiscation de ses biens, et continua de fréquenter certains salons, et de donner de nombreux entretiens à différents magazines.
En France, il ne fut jamais pardonné à Brasillach d’avoir publié des écrits antisémites et collaboré d’une plume zélée avec l’occupant. Si le génie de Céline, et l’amour dévolu que lui portaient certains écrivains, journalistes ou éditeurs lui permirent de ne pas tomber dans l’oubli après la guerre, il ne peut pas pour autant prétendre jouir, aujourd’hui encore, d’une réputation aussi sauve que Speer. Ce dernier, contrairement aux autres, fut pourtant davantage qu’un collaborateur d’opinion : il dirigea d’une main de fer l’administration la plus puissante du Reich, déporta des travailleurs pour soutenir la production d’armes à flux intense, et fut le témoin direct des décisions les plus importantes dans la conduite de la guerre. A Nuremberg, Speer ne comparaissait pas pour avoir élaboré les plans de la Welthauptstadt Germania, capitale du monde supposée remplacer Berlin, mais bel et bien pour ses activités politiques en tant que Ministre du Reich – ce fut pourtant son génie d’architecte qui laissa l’empreinte la plus durable. A l’inverse, Céline fut jugé pour ses écrits et les soutiens qu’il afficha pendant l’Occupation – ce qui ne lui fut jamais pardonné. Le génie du second le condamna à l’indignité nationale ; le talent du premier le sauva de l’ignominie totale.
Est-il pourtant moins pardonnable d’avoir exalté son ardeur à l’égard de l’armée allemande que d’avoir été l’un des dirigeants les plus influents du régime qui la commandait ? L’antisémitisme que l’on condamna dans certaines pages de Céline au point de vouloir les brûler toutes fut-il plus destructeur que le monumentalisme sidéral qui guida Speer dans sa création du Reichsparteitagsgelände de Nuremberg ? Un mot est-il plus dangereux qu’une pierre ? En bloc, l’Histoire répondit affirmativement à ces questions, non pas tant par dédain pour l’excentricité des auteurs qui mirent leur talent au service du fascisme ou de la collaboration, mais par simple réflexe. Dans l’imaginaire collectif, l’écrivain pense quand l’architecte dessine. L’un raisonne là où l’autre mesure. Si l’on peut accuser le poète d’avoir mis son imagination, son style et son souffle dans les mauvaises causes, on ne peut reprocher au bâtisseur que l’inexactitude de ses plans, l’irrégularité objective d’une structure ou la fragilité d’un édifice.
Le fonctionnalisme demeure l’objectif premier de tout architecte, l’esthétique devenant alors un supplétif destiné à personnaliser la réalisation. L’exigence utilitaire qui le contraint apparaît dès lors comme l’ultime horizon promis au déploiement de son talent. L’écrivain ne cesse en revanche d’abolir les murailles qui contiendraient son élan, et l’on attend de lui qu’il surprenne dans un éclat d’originalité tout à fait nouveau. Cette séparation à travers laquelle transparaît un soupçon de mépris du spirituel sur le matériel n’a cessé de s’accroître au cours du siècle précédent, poussant la littérature dans sa logique d’innovation et de « dépassement » jusqu’à l’absurde, et parvenant à faire de mieux en mieux admettre à l’architecture sa nature intrinsèquement fonctionnelle, jusqu’au triomphe du design. La conception injuste d’une séparation brutale entre la littérature et l’architecture n’est que difficilement atténuée par l’apparente absence de familiarité entre ces deux domaines que l’on ne songe que rarement à comparer, ce privilège étant plus communément réservé à la musique ou la peinture.
Pourtant, ce sont précisément les auteurs collaborationnistes ou fascistes qui remirent en usage le recours à l’univers architectural dans leurs œuvres, refusant de ne reconnaître à la pierre que le rôle du simple matériau dans lequel on voulait qu’elle se tînt tranquillement figée. L’obsession pour les empires millénaires engloutis, effondrés ou balayés dont les marbres seuls tiennent encore debout, le goût des décombres et des ruines, la fascination de Céline pour les bâtisseurs et son dédain des destructeurs, la table rase nécessaire à toute nouvelle civilisation… traversent avec régularité les œuvres de ces écrivains, conscients du pouvoir que doit posséder l’homme qui sait ériger de nouvelles cathédrales sur le monde qu’il entend refonder. De la même manière, Albert Speer fantasmait de manière complexe mais toujours cohérente l’articulation de son talent et des réalisations qu’il entreprenait d’accomplir avec le projet politique et idéologique mené par Hitler. Les deux hommes discutaient longuement de l’opportunité de recourir à l’acier ou au verre, de la résistance du granit, ou de la forme des chapiteaux qui devaient orner les colonnes de la Volkshalle -détails qui peuvent sembler déterminants pour un architecte, mais dont on s’étonne qu’un dirigeant politique et militaire puisse traiter avec autant d’attention.
C’est dans cette réconciliation entre l’esprit, jusque là demeuré prisonnier des arts discursifs, et de la matière, pour laquelle il nourrissait un amour véritable, que réside le principal apport de Speer ; il n’était pas philosophe, et n’eut jamais véritablement de reconnaissance pour son apport à la théorie architecturale. Il n’est d’ailleurs étudié que dans une perspective historiographique, pour laquelle seuls comptent les procédés auxquels il recourrait pour célébrer le passé germanique du Reich, la puissance de l’Allemagne ou la domination aryenne. Par peur de devoir être attentif et sensible aux éclats de génie dans l’obscurité de ses considérations politiques, et parce qu’il est plus commode de s’en tenir au style brut, Céline est naïvement admiré malgré ses idées, alors que son style ne prend de sens que grâce à elles. Tout au contraire, Albert Speer n’est plus respecté que pour ce qu’il symbolise, et il est désormais immobilisé pour toujours dans son rôle d’architecte nazi, ses conceptions esthétiques et ses aspirations n’étant plus considérées qu’à travers leur apport à l’Histoire, et ce qu’elles révèlent de son engagement. Alors que Céline refusa toute concession, même une fois à terre, assumant l’ostracisme et ses causes dans un dédain plein de superbe, et ne reniant ni son passé ni ses écrits, Albert Speer n’eut de cesse de chercher à s’amender auprès de ses connaissances, effectuant de très généreuses et régulières donations à différentes associations juives, exposant ses remords jusque dans les journaux à sensation de Londres, où il mourut en déplacement pour une interview le 1er septembre 1981.
Céline mourut entouré de ses proches et méprisé par son pays ; Albert Speer fut presque pardonné par les Allemands mais n’eut plus jamais de nouvelles de ses enfants.