« Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières » martelait frénétiquement Kant à l’aube de la Révolution française. Le rationalisme des Lumières s’oppose au traditionalisme comme il s’éloigne des philosophies du soupçon et du relativisme en tout genre. Chez Burke, par exemple, les traditions d’un peuple reposent sur un ordre providentiel gouverné par la force du préjugé ou sagesse sans réflexion.
Si la rationalité des Lumières se coupe de la pensée classique par une nouvelle conception de l’homme en tant qu’individu-sujet, la réaction contre-révolutionnaire rompt peut-être trop radicalement avec toute forme de rationalité. Pour Leo Strauss, il ne fait aucun doute que l’auteur des Réflexions sur la révolution de France, en contestant la possibilité pour l’homme d’entamer une réflexion sur le meilleur régime possible, nie le fondement même de la philosophie classique qui présuppose « une recherche des « principes » de toutes choses. » Burke sacrifie cette recherche des choses premières sur l’autel de l’évolution historique et, en cela, annonce Hegel ou Hayek : en effet, dans ce cas, « On peut se passer d’étalon transcendants si l’étalon est inhérent à l’évolution : « l’actuel, le présent est le rationnel » (Droit naturel et Histoire). »
Le conservatisme burkéen, par son exaltation de la pratique au détriment de la seule théorie et son rejet vitupérant de l’esprit géométrique, retrouve un semblant de fibre aristotélicienne bien qu’il s’en éloigne lorsque, par excès de zèle (il fallait lutter contre l’idéologie révolutionnaire), une interprétation trop figée de la tradition est mise en avant. Précisément, tout le propos de MacIntyre réside dans un effort pour rattacher l’éthique aristotélicienne des vertus à une certaine tradition – c’est-à-dire découvrir la nature de la tradition propre à la théorie et à la pratique des vertus – et, par ailleurs, à réfléchir sur la notion même de tradition en lui conférant une rationalité évolutive. Tâche impossible sans s’écarter du traditionalisme burkéen et, biens entendu, sans rupture avec, à la fois, le rationalisme des Lumières et la tradition relativiste et/ou déconstructiviste. Qu’est-ce qu’une tradition des vertus ? Et d’abord, qu’est-ce qu’une tradition au sens macintyrien ?
Chez MacIntyre la tradition doit se comprendre comme une lignée conceptuelle fédérée par une logique ou rationalité propre mais évolutive, alors que le traditionalisme de type burkéen évoque d’avantage une réduction des différentes traditions à un concept historique unique servant, en quelque sorte, de mètre-étalon non réflexif, purement organique à l’ordre social providentiel. « Nous ne devons pas nous laisser égarer par les usages idéologiques auxquels le concept de tradition a été soumis par les théoriciens politiques conservateurs. Ces théoriciens suivent Burke en opposant la tradition à la raison et la stabilité de la tradition au conflit (…) les traditions, quand elles sont vivantes, incarnent des continuités de conflit. Quand une tradition devient burkéenne, elle est toujours moribonde ou morte. »
Le philosophe écossais rejette également les positions rationalistes ou positivistes prétendant recourir à la neutralité, soit par l’évidence logique, soit par un apurement méthodologique ou épistémologique : « il est illusoire de penser qu’il puisse exister un point de vue neutre, un lieu de rationalité en tant que telle, disposant de ressources rationnelles suffisantes pour mener une investigation indépendante de toute tradition. Le refus d’une neutralité axiomatique comme critère ultime de vérité commande donc de retoquer les doctrines affirmant échapper au poids de la tradition. » Pour commencer, la théorie libérale n’incarne nullement la fonction d’une « rationalité indépendante de toute tradition mais bien d’avantage l’expression d’un ensemble d’institutions et de formes d’activités sociales qui suit un développement historique, c’est-à-dire comme la voix d’une tradition. Par ailleurs, comme les autres traditions, le libéralisme à son corpus de textes qui font autorité et ses discussions sur l’interprétation qu’il convient d’en donner. » Autre écueil : les philosophies du système incapables d’envisager « une investigation constituée par une tradition » – non pas simplement par la systématisation de vérités inaugurales puisque « les tenants d’une tradition peuvent très bien, dans les structures de leur théorisation, assigner une place de choix à certaines vérités et les traiter comme des premiers principes pratiques ou métaphysiques » – , mais par le fait que ces vérités premières échappent à une justification à la fois dialectique et historique.
Clairement, « les traditions échouent au test cartésien, qui exige que l’on parte de vérités évidentes et inattaquables ; non seulement elles (les traditions) prennent pour point de départ une réalité contingente, mais chacune prend un point de départ différent. » Même résultat au test hégélien « qui exige une orientation vers un état final rationnel commun à tous les mouvements de la pensée. » Ce bref éclairage sur le sens que MacIntyre donne à la tradition peut s’entendre comme une propédeutique au point culminant de sa réflexion ; point consistant principalement à identifier une tradition relative aux vertus (l’auteur montrera qu’une telle tradition existe) pour ensuite préciser de quelle manière elle semble aujourd’hui incomprise.