L’historien Jean-Pierre Rioux publie en ce début d’année La mort du Lieutenant Péguy, un livre qui retrace l’expérience de guerre du grand écrivain jusqu’à sa mort le 5 septembre 1914. Occasion de revenir sur la conception de la guerre du directeur des Cahiers de la Quinzaine.
Charles Péguy est mort debout. En soldat honorable, en soldat vertical. Arrivée au croisement de la route d’Yverny-la Bascule et de Chauconin, la 19e compagnie de Péguy reçoit l’ordre d’attaquer les Allemands embusqués à quelques centaines de mètres de là. Fièrement dressé, Péguy commande le feu : « Tirez, tirez, nom de Dieu ! » Quelques instants plus tard, il est frappé d’une balle en plein front et s’écroule dans une plainte : « Ah ! mon Dieu… Mes enfants ! »
Parmi les nombreux hommages consécutifs à la mort de Péguy, celui de son ami Daniel Halévy se distingue par sa lucidité : « Je ne pleurerai pas son héroïque fin. Il l’a cherchée, il l’a trouvée, il était digne d’elle […] Ne le plaignons pas. Cette mort, qui donne à son œuvre le témoignage, la signature du sang, il l’a voulue. » En effet, Péguy a toujours eu une haute conscience de l’honneur et une admiration pour la figure du soldat. Cette mort est celle qui lui ressemble le plus. Sa vie aura été celle d’un soldat de plume, sa mort, celle d’un soldat tout court.
Soldat, Péguy l’était indiscutablement. Soldat français, Péguy l’était d’autant plus. Dans sa Note conjointe sur M. Descartes, il s’applique à distinguer deux conceptions radicalement opposées de la guerre. D’un côté, la conception française héritée de la chevalerie et dont la finalité est l’honneur, de l’autre, la conception allemande héritée de l’Empire romain et dont la finalité est la victoire. Le soldat français se bat pour des valeurs, le soldat allemand se bat pour gagner. Aux yeux de Péguy, la logique de guerre allemande trouve son origine dans l’épisode du cheval de Troie. Ce n’est donc pas un Romain, mais le Grec Ulysse qui a le premier privilégié l’issue de la bataille à la bataille en tant que telle. Plus question pour le fis d’Ithaque de respecter un code, mais bien plutôt d’utiliser la ruse et d’être fidèle à sa réputation « d’homme au mille tours ».
Pour Péguy, le système de guerre français est basé sur le duel tandis que le système de guerre allemand est basé sur la domination. Il prévient : la guerre entre la France et l’Allemagne ne peut pas être envisagée comme un duel à grande échelle puisque seule une des parties engagées respecte les règles chevaleresques du duel. Français et Allemands font la guerre, ils se font la guerre, mais ils ne font pas la même guerre. « Je dirai : Il y a deux races de la guerre qui n’ont peut-être rien de commun ensemble et qui se sont constamment mêlées et démêlées dans l’histoire […] Il y a une race de la guerre qui est une lutte pour l’honneur et il y a une tout autre race de la guerre qui est une lutte pour la domination. La première procède du duel. Elle est le duel. La deuxième ne l’est pas et n’en procède pas », explique Péguy.
Péguy estime que, lorsqu’on fait la guerre, la fin ne justifie jamais les moyens. Pour le soldat français, c’est plutôt les moyens qui justifient la fin. Vaincre ne compte pas pour le chevalier, ce qui compte c’est de combattre, de bien combattre. En revanche, pour le soldat allemand, la manière importe peu, seule la victoire compte, qu’elle se fasse dans l’honneur ou le déshonneur (concepts étrangers à cette « race de la guerre »). « Il y a une race de la guerre où une victoire déshonorante, (par exemple une victoire par trahison), est infiniment pire, (et l’idée même en est insupportable), qu’une défaite honorable, (c’est-à-dire une défaite subie, et je dirai obtenue en un combat loyal) », affirme Péguy.
Chevalier et samouraï
Ces deux systèmes de guerre s’inscrivent dans une tradition à la fois temporelle et spirituelle. « Pour nous modernes, chez nous l’un est celtique et l’autre est romain. L’un est féodal et l’autre est d’empire. L’un est chrétien et l’autre est romain. Les Français ont excellé dans l’un et les Allemands ont quelquefois réussi dans l’autre et les Japonais paraissent avoir excellé dans l’un et réussi dans l’autre », note-t-il. Le chevalier, comme le samouraï, est une incarnation temporelle du spirituel. Leur sacrifice éventuel est une preuve du primat en eux du spirituel sur le temporel. Le soldat allemand en revanche, parce qu’il recherche la domination, est prêt à sacrifier du spirituel pour du temporel, des valeurs, pour la victoire.
Cette référence au soldat japonais nous ramène à un autre texte de Péguy, Par ce demi-clair matin, publié après la crise de Tanger en 1905. Péguy revient sur le sentiment d’assurance qui caractérise la nation française avant la défaite de 1870, un sentiment qui peut se résumer ainsi : « […] la France est naturellement et historiquement invincible ; le Français est imbattable ; le Français est le premier soldat du monde : tout le monde le sait. » Dans Leur Patrie, Gustave Hervé, dont l’antimilitarisme insupporte Péguy, se moque de cette assurance : « […] il suffit de connaître l’histoire militaire du peuple français pour constater qu’il n’en est peut-être pas un seul en Europe qui compte à son actif tant de défaites mémorables, anciennes ou récentes », écrit-il. Ce à quoi Péguy répond : « […] et il est sans doute encore plus vrai que le Français dans les temps modernes est le premier soldat du monde ; car on peut très bien être le premier peuple militaire du monde, et être battu, comme on peut très bien être le premier soldat du monde et être battu. »
Le seul soldat comparable au soldat français est le soldat japonais. L’équivalent japonais du chevalier courtois est le samouraï. Le même sens de l’honneur anime ces deux figures du combattant. Le chevalier est un samouraï d’occident, comme le samouraï est un chevalier d’orient. Ces deux soldats ont le duel comme modèle, ce qui n’est pas le cas du soldat allemand. Le soldat allemand est puissant dans le mesure où il est une des parties de l’armée. En tant qu’individu, il n’a pas la même valeur que le soldat français ou japonais.
L’Allemagne a une grande armée, mais n’a pas de grands soldats. La France et le Japon ont une grande armée et de grands soldats. « […] quand nous nous demandons si la France a encore la première armée du monde, à quel terme de comparaison pensons-nous ? nous pensons immédiatement à une autre puissance, à une autre armée, à l’armée allemande […] de savoir si la France est ou n’est pas encore le premier peuple militaire du monde, si le Français, particulièrement, est ou n’est pas encore le premier soldat du monde, à quel terme de comparaison pensons-nous ? pensons-nous encore au peuple allemand, au soldat allemand ? non ; nous pensons immédiatement au peuple japonais, au soldat japonais […] »
Le sacrifice du lieutenant Péguy le consacre définitivement chevalier, le consacre définitivement samouraï. Par sa conduite exemplaire sur le champ de bataille, il a prouvé qu’il n’était pas un patriote livresque, mais un patriote authentique. Le 17 septembre 1914, dans L’Écho de Paris, Maurice Barrès lui consacre un article visionnaire : « Nous sommes fiers de notre ami. Il est tombé les armes à la main, face à l’ennemi, le lieutenant de ligne Charles Péguy. Le voilà entré parmi les héros de la pensée française. Son sacrifice multiplie la valeur de son œuvre. Il célébrait la grandeur morale, l’abnégation, l’exaltation de l’âme. Il lui a été donné de prouver en une minute la vérité de son œuvre. Le voilà sacré. Ce mort est un guide, ce mort continuera plus que jamais d’agir, ce mort plus qu’aucun est aujourd’hui vivant. »