Mourir pour mieux renaître. Ainsi pourrait-on résumer l’expérience de jeunesse de Dostoïevski. En effet, son engagement dans un groupuscule révolutionnaire lui a valu de vivre le supplice psychologique ultime : un simulacre d’exécution organisé par le Tsar Nicolas Ier. Dans L’Idiot, Dostoïevski, par la voix du Prince Mychkine, revient sur cet évènement crucial.
La jeunesse de Dostoïevski est pour le moins agitée. Il fréquente les milieux révolutionnaires et notamment le cercle fouriériste de Pétrachevski, un groupe hétéroclite au sein duquel on trouve des libéraux, des anarchistes et des socialistes. L’année 1848 voit l’Europe entière ébranlée par le Printemps des peuples (Italie, France, Autriche…). Ce contexte de forte instabilité provoque l’inquiétude du Tsar Nicolas Ier qui décide de réprimer les agitateurs en organisant leur arrestation.
À cette époque, Dostoïevski s’est lié d’amitié avec Nicolas Spechnev qu’il a rencontré au cercle Pétrachevski. Avec quelques autres, ils vont fonder une organisation secrète qui fomente une révolution paysanne. Dans ce climat tendu, Dostoïevski est arrêté avec les autres membres du groupe Spechnev en avril 1849. Il va passer plusieurs mois emprisonné dans la forteresse Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg.
Dostoïevski ne le sait pas encore mais il est à un tournant majeur de son existence. Le 22 décembre 1849, dans le froid de l’hiver russe, les membres du groupe Spechnev sont amenés sur la place Semenov pour un simulacre d’exécution. Les conspirateurs montent à l’échafaud, un officier lit leur condamnation à mort, on recouvre leur tête d’un sac de tissu. Ils attendent. Après plusieurs minutes d’un supplice psychologique sans pareil, les « condamnés » apprennent par une missive officielle que le Tsar « miséricordieux » a décidé de commuer la peine de mort en peine d’emprisonnement au bagne. Mise en scène sordide : aucune condamnation à mort n’avait été signée de la main de l’Empereur.
Un des prisonniers rapportera plus tard les paroles de Dostoïevski à Spechnev, quelques instants avant l’annonce de la commutation : « Nous serons avec le Christ. » Paroles inattendues mais annonciatrices du destin de l’écrivain. Par ailleurs, Dostoïevski qualifiera cette période – celle qui va de son arrestation à la fin du bagne sibérien – de phase de « régénération de [ses] convictions ».
Dans une lettre adressée à son frère, Dostoïevski écrit : « La vie c’est un cadeau, la vie c’est le bonheur, chaque minute peut-être une éternité de bonheur… Maintenant, en changeant de vie, je renais sous une forme nouvelle. » C’est au Prince Mychkine que Dostoïevski transmettra ce sentiment exalté envers la vie, ce vitalisme, cette passion pour la « vie vivante ». Pour Dostoïevski, la vie est à présent un miracle, un don de Dieu, la preuve de son existence en nous.
Le Prince Mychkine raconte
Pour Joseph Frank, biographe de Dostoïevski, « il immortalisera ce qu’il a éprouvé en ce moment tragique dans L’Idiot, le plus autobiographique de ses grands romans. » En effet, alors qu’il est l’invité de la générale Epanchkine, le Prince Mychkine rapporte aux trois filles Alexandra, Adélaïda et Aglaia le témoignage d’un homme condamné à mort. « Mais je préfère vous raconter l’histoire d’un cas fort curieux par sa rareté. L’homme dont je vous parle fut un jour conduit à l’échafaud avec d’autres condamnés et on lui lut la sentence qui le condamnait à être fusillé pour un crime politique. Vingt minutes plus tard, on lui notifia sa grâce et la commutation de sa peine. Pendant les quinze ou vingt minutes qui s’écoulèrent entre les deux lectures, cet homme vécut dans la conviction absolue qu’il allait mourir dans quelques instants. » Et le Prince de continuer : « Cet homme me déclara que ces cinq minutes lui avaient paru sans fin et d’un prix inestimable. Il lui sembla que, dans ces cinq minutes, il allait vivre un si grand nombre de vies qu’il n’y avait pas lieu pour lui de penser au dernier moment. »
L’homme en question est évidemment Dostoïevski lui-même. La beauté de ce passage tient dans le fait qu’il est un témoignage direct de l’auteur sur cette expérience qui a bouleversé sa vie. La confrontation radicale avec l’idée de mort met en lumière la positivité de la vie. Face au néant, chaque instant de vie révèle son infinie richesse. « Mais il déclarait que rien ne lui avait été alors plus pénible que cette pensée : « Si je pouvais ne pas mourir ! Si la vie m’était rendue ! Quelle éternité s’ouvrirait devant moi ! Je transformerais chaque minute en un siècle de vie […] » Après cette terrible épreuve, Dostoïevski éprouve une sorte de réenchantement. À nouveau, il contemple (au sens du thomasein grec) le monde. À nouveau, il s’étonne. L’angoisse de l’idée de fin le renvoie à la simplicité des débuts. Dostoïevski épargné porte un regard régénéré, un regard d’enfant sur les choses. Seul celui qui a regardé la mort en face peut revenir à l’innocence perdue.
Ce retour à l’idiotie (au sens dostoïevskien) du regard implique également une distorsion du temps. Chaque « minute » devient « un siècle de vie ». Le caractère infiniment précieux, divin de l’instant oblige Dostoïevski à une extase perpétuelle dans l’immanence. Dès lors, chaque seconde de vie foudroie par l’évidence de sa beauté. Un témoin raconte également que, peu avant le simulacre d’exécution, Dostoïevski avait déjà montré les symptômes d’une spontanéité aimante que l’on retrouvera plus tard chez le Prince Mychkine. Il avait éprouvé le besoin d’étreindre les autres condamnés, de pardonner et d’être pardonné. « Ce sentiment aigu d’une existence humaine fragile et éphémère permettra bientôt à Dostoïevski d’exprimer, avec une puissance inégalée, le commandement chrétien inconditionnel et absolu de l’amour mutuel, universel et de la miséricorde infinie », estime Joseph Frank. Ce sentiment, c’est le Prince Mychkine qui l’incarne.
Dans ce même passage, au témoignage quasi-autobiographique de Dostoïevski succèdent des considérations intéressantes sur la guillotine : « Soudain il entend au-dessus de lui glisser le fer. Car il est certain qu’on l’entend. Moi, si j’étais couché sur la bascule, j’écouterais exprès ce glissement et je le percevrais ! Peut-être ne dure-t-il qu’un dixième de seconde, mais il n’en est pas moins perceptible. Et imaginez qu’on discute encore jusqu’à présent la question de savoir si la tête, séparée du tronc, a ou n’a pas conscience qu’elle est décapitée pendant une seconde encore. Quelle idée ! Et qui sait si cela ne dure pas cinq secondes ? » Cette dénonciation peut-être considérée comme une métaphore de l’expérience qu’a vécue Dostoïevski. Contempler son corps séparé de sa tête, est-ce autre chose que de voir sa propre mort ? Ce 22 décembre 1849, Dostoïevski s’est vu mourir, il a appréhendé la séparation de l’âme avec son corps. Il s’est vu quitter la terre dans un envol avant de brutalement retomber sur ses pieds.
Dostoïevski aurait-il été Dostoïevski s’il n’avait vécu ce simulacre d’exécution ? Dans un sens, on peut dire que Dostoïevski est bien mort ce jour là. Le jeune Dostoïevski, socialiste et révolutionnaire, a disparu pour laisser place au Dostoïevski mystique et conservateur.