À les entendre, la laïcité serait l’alpha et l’oméga de la République. La laïcité serait la condition de possibilité de la République. La République serait laïque ou ne serait pas. En cela, ils commettent une erreur logique : ils prennent la partie pour le tout. Au triptyque républicain « liberté, égalité, fraternité », les mêmes voudraient ajouter le mot de laïcité. Ils commettent une deuxième erreur : ils confondent le mode d’organisation des institutions avec l’idéologie.
Rappelons d’abord que la République précède la laïcité, que la laïcité n’épuise pas le républicanisme. Disons-le clairement, la laïcité n’a pas le monopole de la République. La laïcité doit demeurer ce qu’elle est : un mode d’organisation des institutions. Sinon, elle se fait laïcisme. Elle se fait idéologie et la neutralité qu’elle revendique n’est plus alors qu’une illusion. La laïcité devenue idéologie (ou laïcisme) veut substituer le rationalisme à la foi. Elle trouve son origine dans la philosophie des Lumières et dans le positivisme d’Auguste Comte. La laïcité ainsi comprise est une « contre-église », une contre-église moderne. Et dans la modernité, la République se défait car elle n’a plus de mystique.
Péguy a voulu montrer, contre les tenants de la réaction, que la République n’était pas un produit de la modernité, qu’elle n’était pas cette « gueuse » que les nationalistes de l’Action française abhorraient. Selon lui, la République est fille de l’ancienne France car elle a été faite par les hommes de l’Ancien Régime. La République, si elle possède sa mystique propre, est imprégnée de mystique chrétienne. Et Péguy de prévenir : « Qu’on ne s’y trompe pas, et que personne par conséquent ne se réjouisse, ni d’un côté ni de l’autre. Le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de sa déchristianisation. C’est ensemble un même, un seul mouvement profond de démystification », écrit-il dans Notre Jeunesse. En coupant la République de ses sources chrétiennes, le combisme (idéologie violemment anticatholique défendue par le Président du Conseil Émile Combes) a compromis la mystique. Et la République sans mystique n’est plus la République, elle n’est plus que la domination du parti intellectuel, c’est-à-dire la domination de « ceux qui n’ont plus rien à apprendre », de « ceux qui ne sont pas dupes », de « ceux qui ne croient à rien, pas même à l’athéisme, qui ne se dévouent, qui ne se sacrifient à rien », de « ceux qui n’ont pas de mystique et qui s’en vantent ».
Pourtant, ne nous méprenons pas, Péguy soutient la loi de séparation de l’Église et de l’État. Il pointe seulement du doigt les excès du combisme qui transforment l’anticléricalisme auquel Péguy adhère en un anticatholicisme qui le scandalise. « […] j’aurais comme tout le monde fait ma séparation des Églises et de l’État ; j’aurais comme tout le monde constaté que cette séparation s’était faite, au moins à la Chambre, à peu près honnêtement ; c’est-à-dire qu’elle ne s’était nullement faite comme l’avait imaginée M. Combes, et comme il avait pris soin de l’annoncer lui-même, qu’elle n’avait point été un exercice de persécution, un essai de persécution, de suppression de l’Église par l’État, un essai d’oppression de domination anticatholique, prétendue anticléricale […] en un mot qu’elle n’avait point été combiste, mais beaucoup plus républicaine », écrit Péguy dans Notre Patrie.
La destruction de l’Église par l’État
Péguy dénonce un mouvement de radicalisation du projet amorcé en 1881 par les lois scolaires de Jules Ferry qui rendent l’enseignement primaire obligatoire, gratuit et laïque. S’ensuit la loi Waldeck-Rousseau de 1901 sur les associations qui confère aux congrégations religieuses un statut d’exception qui relève de l’autorisation par la loi. « Une telle clause dépendait donc de l’esprit dans lequel elle serait appliquée : de manière libérale ou sectaire », écrit Jacques Julliard dans son Histoire des gauches françaises. Le projet laïque se transforme alors en un véritable fléau avec l’arrivée d’Émile Combes au pouvoir. « D’emblée, l’ancien pensionnaire du petit séminaire de Castres, devenu adepte de la forme la plus virulente de l’anticléricalisme, à savoir le spiritualisme anticlérical, véritable moine ligueur retourné, s’identifia à une tâche et à une seule, la poursuite et l’accentuation de la politique laïque et anticatholique », raconte Jacques Julliard. Très vite, les autorisations pour les congrégations se voient systématiquement refusées et le 7 juillet 1904 les établissements confessionnels sont fermés. Dès lors, pour Péguy, il ne s’agit plus de séparation de l’Église et de l’État mais de suppression de l’Église par l’État. Le waldeckisme devenu combisme n’est plus anticlérical mais anticatholique.
Cette vision laïciste de la République est, aux yeux de Péguy, une imposture. « La domination combiste fut très réellement un césarisme, le plus dangereux de tous, parce que c’était celui qui se présentait le plus comme républicain », écrit-il dans Notre Jeunesse. Sous couvert de liberté de conscience, de neutralité, de « progrès », le combisme cache une volonté de contrôle total, une volonté d’arracher la jeunesse à l’enseignement religieux pour mieux le convertir à la religion laïque. Or, pour Péguy, le lien entre la République et le catholicisme compris comme religion civile est la condition de possibilité de la continuité républicaine et chrétienne. La modernité que consacre le combisme fait que le « peuple ne croit plus à la République et qu’il ne croit plus à Dieu, qu’il ne veut plus mener la vie républicaine, et qu’il ne veut plus mener la vie chrétienne ». Et d’ajouter : « Une même stérilité dessèche la cité et la chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des hommes et la cité de Dieu. C’est proprement la stérilité moderne. »
Contre Jaurès
La prise de position de Péguy vis-à-vis des dérives combistes l’amène à affirmer son désaccord avec Jaurès qui, de son côté, soutient la politique du Président du Conseil. « Il dépend de nous, dans la période vraiment grande où nous allons entrer, d’achever dans l’ordre intellectuel l’œuvre de la Révolution française, en fondant définitivement l’enseignement de la raison et de la liberté. Il n’y a aucune violence contre aucune croyance : c’est au contraire la libération de toutes les consciences et de tous les esprits appelés à se diriger eux-mêmes », argumente Jaurès dans La Petite République du 3 août 1902.
Péguy attaque alors violemment le député du Tarn qui, pour lui, ne parle plus « le langage de la raison » ni même « le langage de la justice » et encore moins « le langage du droit ». Le gérant des Cahiers de la Quinzaine ne comprend pas non plus pourquoi Jaurès valorise « la période racornie où sommes entrés ». Surtout, il ne peut s’expliquer l’estime que porte Jaurès à Combes. « À qui ferez-vous croire que M. Combes est un grand homme d’État ? », écrit Péguy dans La Loi et Les Congrégations. Péguy tourne également en dérision l’argument qui consiste à affirmer que le combisme remplace « la liberté de l’enseignement » par « l’enseignement de la liberté ». « Qu’est-ce que fonder définitivement l’enseignement de la raison et de la liberté ? Quand Téry commit ce délicieux calembour de remplacer la liberté de l’enseignement par l’enseignement de la liberté, il n’y donna pas lui-même une importance excessive… », écrit Péguy, avant d’ajouter : « Il est pénible qu’un homme de votre âge, de votre culture, de votre autorité, de votre passé, un père de famille ramasse un calembour d’un jeune amuseur et nous le présente comme un principe d’action. »
Mais Péguy ne sera pas le seul à vilipender les excès du combisme. Waldeck-Rousseau lui-même, initiateur de la loi sur la séparation de l’Église et de l’État ne se reconnaîtra pas dans l’œuvre de son héritier. Clemenceau également, peut-être à cause de son tempérament anarchiste, s’emportera contre le combisme au Sénat : « Nous avons fait la République française. Nos pères ont cru que c’était pour s’affranchir ; pas du tout, c’était pour changer de maître. Oui, nous avons guillotiné le roi, vive l’État-roi ! Nous avons détrôné le pape, vive l’État-pape ! Nous chassons Dieu, comme disent ces messieurs de la droite, vive l’État-Dieu ! »
Pour Péguy néanmoins, le combisme n’est pas une fatalité. La modernité n’a pas tué pour toujours la mystique. L’espérance de Péguy, comme son désespoir, ne manque pas de souligner l’interdépendance des deux esprits, la communion des saints avec les héros : « Tout fait croire que les deux mystiques vont refleurir à la fois, la républicaine et la chrétienne. Du même mouvement. D’un seul mouvement profond, comme elles disparaissaient ensemble… »