Issu de la métaphysique biblique et de son Dieu transcendant le monde, le christianisme rompt avec les religions païennes lors de son triomphe au sein de l’Empire romain. Cependant, se distinguant du judaïsme notamment sur la question de l’incarnation divine, la religion du Christ a accepté une certaine immanence du divin lors de son développement sur le sol européen.
Fidèle à l’enseignement de l’Ancien Testament, le christianisme prône l’adoration d’un Dieu unique qui s’est retiré du monde après l’avoir créé. Comme le judaïsme, le christianisme n’accepte donc pas la présence du divin sur Terre. Cette doctrine s’est opposée radicalement aux spiritualités païennes pour lesquelles le divin était immanent. Il se manifestait ici-bas, dans la nature et les animaux, dans la vie sociale, les passions et les sentiments des hommes. En désacralisant le monde, la transcendance judéo-chrétienne a donc pu apparaître aux yeux des païens comme une religion déicide.
Toutefois, avec le concept de l’incarnation érigé en pilier de sa doctrine, le christianisme rompt également avec le Dieu purement transcendant de l’Ancien Testament. Certes Dieu s’est retiré du monde après la création, mais il s’est aussi fait homme par l’intermédiaire de son fils. On comprend alors que la nature de Jésus Christ constitue pour le christianisme primitif un enjeu doctrinal majeur dans l’élaboration de son rapport au divin. Le Concile de Nicée tranche cette question en 325 en affirmant la consubstantialité du Fils au Père : Jésus le Fils est de même nature que Dieu le Père dont il est l’Incarnation sur Terre. Cette reconnaissance d’une certaine immanence de Dieu va de pair avec la relative acceptation d’une pluralité des formes du divin. Illustrée par la doctrine de la Trinité, l’Esprit Saint rejoignant le Père et le Fils, mais également par le culte de la Vierge Marie, des saints et de leurs reliques, cette pluralité ne remet pas en cause l’unicité de Dieu mais témoigne de la présence du divin dans le monde sensible.
Cette immixtion d’une certaine immanence du divin au sein du christianisme est parfois vécue comme une trahison voire une paganisation du message biblique. En s’opposant à l’Église, plusieurs hérésies chrétiennes ont tenté de renouer avec la transcendance pure du christianisme originel. L’hérésie albigeoise, plus tard qualifiée de « cathare », enseignait ainsi un strict dualisme entre le monde divin et le monde terrestre, chacun représentant respectivement le Bien et le Mal. Pour les cathares, les âmes sont prisonnières du corps et ne seront libérées qu’à la mort de celui-ci. Le catharisme juge donc négativement tous les liens qui peuvent unir charnellement l’Homme au monde terrestre : relations sexuelles encadrées par le mariage, consommation de viande, sacrements religieux…
Le protestantisme : retour de la transcendance
Mais c’est surtout avec la réforme protestante que la remise en cause de l’immanence du divin a connu un relatif succès en Europe. L’incarnation christique n’est bien sûr pas remise en question par les protestants, mais les racines hébraïques du christianisme sont remises en avant. Nietzsche remarque ainsi que « le catholicisme semble appartenir d’une façon beaucoup plus intime aux races latines que tout notre christianisme à nous autres hommes du Nord. Par conséquent, l’incrédulité signifierait tout autre chose dans les pays catholiques que dans les pays protestants, ce serait une sorte de révolte contre l’esprit de la race, tandis que chez nous ce serait plutôt un retour à l’esprit de la race (ou au manque d’esprit) ». Or, en renouant avec les origines bibliques du christianisme, le protestantisme réhabilite également la transcendance pure du divin.
Ce retour d’une transcendance sans compromis se caractérise d’abord par le rejet du culte de la Vierge, des saints et de tout ce qui peut s’ériger comme intermédiaire entre Dieu et les Hommes. « À Dieu seul la gloire » devient le mot d’ordre des réformés. L’organisation même du culte protestant s’oppose au catholicisme en rejetant toute immanence du divin. Ainsi, les temples protestants doivent rester dépouillés et sobres pour décourager toute tentation d’idolâtrie. Le sacrement de la communion illustre parfaitement cette opposition entre catholicisme et protestantisme. Dans le culte catholique, l’eucharistie incarne réellement le corps du Christ. Au contraire, dans le culte protestant la communion n’a qu’une valeur symbolique et l’eucharistie ne saurait être idolâtrée. Certains courants protestants sont allés jusqu’à refuser l’usage d’une table de communion fixe, celle-ci étant alors dressée chaque semaine avant l’office. Cette pratique parfois encore utilisée aujourd’hui témoigne de la méfiance protestante envers toute fixité du culte dans les choses, l’espace et le temps.
Pour qualifier cette opposition entre catholicisme et protestantisme, le théologien Paul Tillich a introduit les notions de « substance catholique » et d’« esprit protestant », avec cependant la volonté de les réconcilier. Pour le théologien américain, la substance catholique reconnaîtrait légitimement la présence du divin dans le monde mais se rapprocherait dangereusement de l’idolâtrie. L’esprit protestant pourrait être un remède à ce danger catholique mais il serait menacé par l’excès inverse : devenir une religion abstraite et évanescente, uniquement cérébrale, malgré l’incarnation christique. Paul Tillich prône donc un juste équilibre entre l’immanence de la substance et la transcendance de l’esprit. On peut toutefois se demander si une telle transcendance dans l’immanence n’est pas déjà la voie vers laquelle mène le catholicisme, entre l’immanence pure du paganisme et la transcendance pure du judaïsme et du protestantisme.
Une tension entre immanence et transcendance encore d’actualité
Cette tension entre transcendance et immanence se retrouve d’ailleurs aujourd’hui pleinement au sein même du catholicisme. Le monde catholique contemporain s’oppose en effet sur la place à accorder à l’identité, l’enracinement, la nation. Certains catholiques, allant jusqu’au bout de la logique de la transcendance absolue du divin et de l’universalisme que celle-ci induit, adhèrent aux rêves de disparition des frontières, des nations et des particularismes qu’elles génèrent et protègent. Des catholiques revendiqués comme Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne, ou Pascal Lamy, membre du Parti socialiste et ancien directeur de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), incarnent cette attitude. Au contraire, d’autres catholiques se montent plus sensibles à l’immanence de leur religion malgré sa vocation universelle. C’est cette seconde conception du catholicisme qui permet à Philippe de Villiers d’affirmer qu’il « préfère de loin un souverainiste athée comme Michel Onfray qu’un catholique mondialiste ».
Cette dernière attitude catholique valorise la substance dans laquelle l’esprit est possible plutôt que l’esprit seul qui exclut la substance. Elle s’inscrit dans la tradition de l’Église d’une tension féconde entre immanence et transcendance du divin. Au contraire, la première attitude catholique rejoint l’esprit judéo-protestant dans sa méfiance de l’enracinement, trop pesant et propice à la sacralisation idolâtre du monde. La mobilité, certes géographique mais également intellectuelle et spirituelle doit alors être valorisée. Dans son dernier ouvrage, L’esprit du judaïsme, Bernard-Henri Levy illustre cet idéal en qualifiant le peuple juif de « peuple sable », c’est-à-dire mouvant et souple et dont les grains sont opposés au « compact de la substance qui sert de sol aux nations ».