Un trésor allait tomber dans l’oubli : L’inconnu me dévore du poète chrétien et breton Xavier Grall. Pierre Adrian l’a exhumé, en cette année 2018, pour rappeler à la mémoire des chrétiens ce magnifique cahier de bord qui retrace une quête amoureuse du Dieu Inconnu de l’antique Aréopage.
L’inconnu me dévore n’est pas un livre. C’est une rencontre. C’est un testament spirituel, que l’auteur dit avoir songé à l’intituler Lettre à mes filles sur l’amour de Dieu. C’est sans aucun doute le plus bel héritage qu’a pu laisser Xavier Grall à ses cinq « Divines », appellation qu’il emprunte à Saint-Pol-Roux. À l’heure où l’opinion publique se préoccupe des querelles dérisoires d’héritage financier dans la famille Hallyday, cet ultime livre de Xavier Grall nous élève loin de l’empire des illusions pour concentrer notre regard sur la vie, sur le seul authentique héritage que nous puissions donner à ceux que nous avons aimés. Xavier Grall ne lègue pas des objets morts, terrestres, à ses Divines et à ses lecteurs. Il leur lègue les quelques trésors qu’il a amassé dans les Cieux.
La Croix et le sens païen de l’Ouvert
Xavier Grall était breton. À son retour de ses longues années à Paris, il a appris à voir sa terre maternelle. La voir, c’est-à-dire l’aimer, au point d’en éprouver un certain sentiment nationaliste. Son amour pour la Bretagne justifie chez lui son amour des mers et de la navigation. Pour le poète, l’amour de la terre coïncide avec l’amour de la mer : le sol dans lequel il puise sa liberté n’a pas la froide rigidité du rocher, ou l’épaisse surdité de la glaise. Son sol d’eau, lui, se meut, il tangue, il brusque. Il se dérobe sous la saisie de l’homme et le conduit entre Héraclite et Platon pour s’émouvoir à la façon d’un Charles Péguy disant: « Meuse, toi qui passes toujours et qui ne part jamais. » Cet amour de la terre qui est ici un amour de la mer, dresse le sublime paradoxe qui illumine au fil des pages son expérience de l’amour de Dieu : il faut chercher le lointain dans le prochain, et le prochain dans le lointain. « Je crois que ceux-là qui ont prié devant la mer seront bénis par Celui qui a créé la Mer. » Prier devant la mer, c’est prier l’Ouvert : c’est être ici dans l’ailleurs en unissant son âme à la mélodie des deux cieux qui se regardent face à face. Le paysage maritime est pour le poète breton un aperçu de la béatitude, le seul qui ne soit pas indigne de sa « nostalgie de l’Immense ».
Au fil des quatre chapitres principaux, Xavier Grall établit donc un véritable carnet de bord de sa quête amoureuse de Dieu. Il le cherche dans tous les recoins de sa vie, dont il nous propose plusieurs tableaux. Du souvenir douloureux de son enfance à la solitude des chapelles abandonnées, du murmure angélique des retables au « son des jazz déchirants », des délices de l’Orient au Maghreb de feu dont la légèreté rajeunit la foi dans le Nazaréen, jusqu’au souvenir tragique et heureux de son frère défunt. « Tout est dans Tout », peut-il alors écrire avec la ferme certitude de celui qui a aimé. « Tout est Bible, Testament, Signe ». Au cœur de ce spectacle, bien sûr le dogme a son autorité. Il guide les brebis vers le Seigneur dans les sûrs chemins de la raison, loin des forêts ténébreuses de l’égarement. Pour autant, le poète nous met en garde, à la suite du Fils de l’homme: « Il faut avoir des yeux pour voir et des oreilles pour entendre », car « tout est fabuleux pour qui sait regarder ». Xavier Grall, qui est un amant éloigné de l’Orient dont il chérit la légèreté, nous dit qu’elle est essentielle pour ne pas perdre « le secret du salut » : « étrange sensualité du christianisme » en effet, qui annonce la résurrection des corps. Étrange sensualité de la femme qui se repent en mouillant et en parfumant les pieds du Roi de Miséricorde. Sensibilité étrange du culte marial qui a épousé la poésie des peuples s’étendant de la Samarie jusque sur la baie de Lindisfarne… C’est cette poésie mystique que Xavier Grall nous exhorte à raviver et à chérir. A la fois chrétien et païen, le poète est en fait la reprise catholique et mystique du tonnerre nietzschéen. « Nous avons, dit-il, perdu le gai savoir en perdant le sens de l’Air, de l’Eau, du Feu. L’État, l’Usine, le Président, la nouvelle trilogie de la dépendance. Je voudrais être le dernier Indien de l’Amazonie échappé à la déchéance et rendre hommage au Soleil. Pour être libre. »
Xavier Grall, père aimant et témoin du Lointain
Charles Péguy disait du père de famille qu’il est le dernier héros du monde moderne. Le livre de Xavier Grall est d’abord le livre d’un père de famille. Il est la trace écrite d’un homme qui a trouvé la foi là où elle s’éprouve : dans l’amour et la souffrance. Critique implacable, parce qu’aimant, d’un certain catholicisme, des bigots jusqu’aux ecclésiastiques profanateurs tout droit issus de la blessure de l’aggiornamento, Xavier Grall leur oppose une conception profonde et authentique de la foi, celle de la vie mystique et du sens du sacré. Cette vie devient chez ce père de famille un legs : un soleil à distribuer, écrit-il dans son incipit. Elle est l’œuvre légère d’un chrétien léger, comme l’est la grâce face à la pesanteur de l’existence. Cette œuvre, en tant qu’elle est celle d’un père, est une leçon de vie en même temps qu’un témoignage. Elle est le témoignage du saint paradoxe d’un père à ses filles sur « la souffrance humaine et la dignité du chrétien qui s’en va, lucide et déchiré ». Elle est leçon de vie, car elle nous apprend à voir Dieu à partir de notre œil à travers lequel le Père a un jour décidé de se chercher.
La foi, sous la plume de Xavier Grall, est ainsi une occasion d’émerveillement. L’émerveillement est sa sève de vie, qui s’ouvre et se découvre dans la saisie tragique de l’éternel dans le fugace. Elle est aussi apprentissage et rencontre, car « il faut beaucoup vivre pour donner du sens à la Parole apprise ». Si la foi est mouvement, « la religion est voyage ». Combien superstitieux et prétentieux serait le chrétien qui croirait un jour posséder Dieu ! La foi, rappelle Xavier Grall, est un éternel dépassement, persévérance infinie dans l’infinie vision de la Face des faces. Le soleil se lève à l’Est : il nous faut redécouvrir la poésie et l’intensité du christianisme oriental, réinsuffler la vie mystique dans nos vieux grimoires de théologie. « Risque spirituel : les âmes stagnantes sont des âmes mortes. » Il n’y aura d’amour du prochain que dans l’amour du Lointain qui est Dieu, toujours irréductible à notre prise et à nos assurances. « Aller loin, loin, loin: telle est la vocation de l’homme. » Contre les « sédentaires de l’Esprit », « âmes stagnantes » donc « âmes mortes », Xavier Grall en père de famille dresse un ode au dessaisissement de soi dans l’amour de l’Inconnaissable, condition de possibilité d’une authentique charité fondée sur le don perpétuel et total : « Donner, se donner, nous sommes tous dans les mains du grand Amant. »
Cet « inconnu » qui dévore Xavier Grall est ainsi ce Dieu Inconnu du Panthéon grec que saint Paul disait être le Christ. Cet inconnu dévore, tant le désir qu’il suscite est grand et sans fin. Il dévore délicieusement celui qui se prend à le goûter dans les œuvres rédemptrices de la tribulation, à s’y désaltérer auprès de son Sang débordant du calice eucharistique. Avec la Révélation chrétienne, l’Inconnu du panthéon hellénistique ne perd pas son nom. Il le révèle, il l’habite, pour que la fête universelle continue, et pour que commence le Grand Voyage. Dans son dernier souffle, Xavier Grall nous livre ainsi l’ultime souhait d’un homme de foi qui, comme saint Paul dans son exil hors des terres de Judée, a trouvé Dieu dans le voyage risqué de la vie divine. Ce souhait, ce don ultime et récapitulatif, c’est l’abandon de soi dans le mystère de la mort. Trente-sept printemps sont nés depuis. Dans les orgues du firmament, ils continuent de chanter les louanges de la Création. Et le Dieu caché joue en lui-même avec ses morceaux d’infini, comme au commencement du monde.