Avant dernier roman de Fiodor Dostoïevski, L’Adolescent reste une œuvre largement méconnue. Ces Souvenirs d’un jeune homme, pour employer le sous-titre de l’édition originale, n’en réunissent pas moins nombre de thèmes chers à l’écrivain russe. La culpabilité, la rédemption, les rivalités amoureuses, la mort, le suicide, le jeu, les mouvements révolutionnaires ou la figure du Christ y font l’objet de passages aussi bouleversants que les pages les plus mémorables de Crime et Châtiment ou des Frères Karamazov. Comme dans chacune de ses grandes œuvres, Dostoïevski délaisse ici les concepts froids et abstraits pour faire vivre sa matière d’un souffle organique, et déploie les multiples intrigues du récit à travers le regard d’un adolescent passionné.
Arkadi Makarovitch Dolgorouki, narrateur du roman, est né d’une union illégitime. Sa mère Sofia, alors jeune domestique à peine mariée, « écrasée sous toutes les idées sur la sainteté du mariage », s’éprend du seigneur Versilov et accomplit l’irréparable. Négligé autant par son père légitime que par son père naturel, moqué par ses camarades et brutalisé par le directeur de la pension où sa mère l’a placé, Arkadi souffre – sans comprendre pourquoi – de sa condition de bâtard. Il tire de son humiliation un mépris débordant à l’égard de ses contemporains, et se lance à vingt ans, plume à la main, dans le récit de ses « premiers pas dans la carrière de la vie ». Convaincu de « posséder un trésor de force qui les obligerait tous un jour à changer d’opinion » sur son compte, il se retranche du monde, se perd dans ses rêves de grandeur et s’exalte jusqu’à la folie. Au fil de la narration s’égrène le portrait d’un jeune homme désorienté, en quête d’un modèle qui puisse lui indiquer le chemin du salut.
Arkadi emplit ses longues heures de solitude en méditant les moindres aspects de son idée. Avant de nous dévoiler – tardivement – la véritable nature de ce fantasme, Dostoïevski nous embarque dans les circonvolutions d’un esprit aussi possédé que le sont les personnages des Démons. Dévoré par son idée, l’adolescent l’est à tel point qu’il se refuse à toute immersion parmi ses semblables, de peur de rencontrer un dialecticien susceptible de le contredire. La crainte de perdre son joyau, pour lequel il sacrifierait sans aucune hésitation le bonheur et les délices de l’existence, ne l’empêche pas d’être « mathématiquement convaincu » de tous ses raisonnements. Seulement, rien dans ses agissements, ni même dans ses ruminations intérieures, ne témoigne d’un esprit rationnel et réfléchi. Au contraire, tout prend, en traversant le filtre de son esprit tourmenté, des couleurs d’une vivacité prodigieuse. Une vétille passe pour un signe, une parole anodine se mue en vérité éternelle, un événement insignifiant devient à ses yeux la « première poutre du vaisseau sur lequel Christophe Colomb est parti découvrir l’Amérique ». Le romancier n’a sans doute pas eu à chercher longtemps avant de déterrer l’argile propre à modeler les ramifications psychologiques et spirituelles de son personnage. Il était lui-même, comme souvent, son propre matériau. Aussi écrivait-il, dans une lettre d’octobre 1867 à son grand ami Maïkov : « Ce qui est pire que tout, c’est que ma nature est vile et trop passionnée. En tout, je vais aux extrêmes : toute ma vie, j’ai dépassé la mesure. »
L’adolescent se révèle parfaitement incapable d’obéir aux exigences de son idée. D’abord attentif à épargner ne serait-ce qu’un seul rouble, il sombre brusquement dans un irrésistible besoin de jouer à la roulette, collectionne les tailleurs onéreux, ne peut plus se passer de ses « sept plats au restaurant » ni de ses emplettes au « Magasin anglais », encore moins de l’opinion de son parfumeur. Du solitaire économe qu’il était, il devient en à peine deux mois le parfait dandy. « Et je sentis tout à coup que je n’avais pas la force de m’arracher à ce tourbillon […]. Une soif démesurée de cette vie, de leur vie, s’empara de moi », nous révèle-t-il. Une envie de « sauter au cou des gens » le saisit, jusqu’à l’idolâtrie, sans pour autant le décharger de la haine impuissante qui l’habite. Chez lui, aucun équilibre n’est envisageable entre l’isolement maladif et la mondanité forcenée. S’il oscille de l’un à l’autre sans contradiction, c’est que ces traits de caractère révèlent tous deux la même perversion de ses rapports aux autres. Avant de les mépriser ou de se jeter à leurs pieds, c’est toujours obnubilé par le regard d’autrui que se juge l’adolescent.
« L’ancre à laquelle je m’accrocherais »
Ne voyant d’abord dans ses nouvelles entreprises rien d’autre que des écarts passagers, Arkadi finit par admettre l’étendue de sa déchéance : « Il faut que le lecteur voie comment, avec tous mes enthousiasmes, tous mes serments et mes engagements de revenir au bien et de chercher la beauté, j’ai pu alors si facilement tomber dans une pareille boue ! » Et pourtant, sa chute s’accompagne d’actes d’une grandeur d’âme indéniable. Dans son cœur, l’abaissement et l’élévation se répondent, comme si l’un ne pouvait exister que par l’autre. Avec la même fougue que lorsqu’il se rue vers la roulette, Arkadi s’inquiète du sort d’un nourrisson abandonné, en prend la charge alors qu’autour on l’en dissuade, et lui consacre tout le temps et l’argent qu’il s’interdisait d’abord de dépenser pour autre chose que son idée. Ce dédoublement, le jeune homme en a pleinement conscience lorsqu’il s’étonne de « cette faculté qu’a l’homme de bercer dans son cœur le plus haut à côté de la pire bassesse, et toujours avec une absolue sincérité. » Cette étrange familiarité entre le Bien et le Mal, un poète français né la même année que Dostoïevski s’employait à l’examiner sous toutes ses coutures : « L’esprit humain regorge de passions ; il en a à revendre, pour me servir d’une autre locution triviale ; mais ce malheureux esprit, dont la dépravation naturelle est aussi grande que son aptitude soudaine, quasi paradoxale, à la charité et aux vertus les plus ardues, est fécond en paradoxes qui lui permettent d’employer pour le mal le trop-plein de cette passion débordante. » Ainsi parlait Charles Baudelaire, lui qui discernait l’existence en l’homme d’une double postulation fondamentale, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan.
Si l’adolescent s’égare, c’est que les principes censés informer sa conduite lui font défaut. Personne – ni son père naturel, ni son père légitime – ne lui a balisé le chemin qu’il devait suivre. « Je suis un misérable adolescent et j’ignore parfois ce qui est bien et ce qui est mal. Si vous m’aviez montré la route un tant soit peu, j’aurais compris, et je me serais engagé aussitôt dans le droit chemin », reproche-t-il à son père naturel, qui ne s’est pas acquitté de sa tâche paternelle. Au début du roman, Arkadi n’a gardé de Versilov que quelques souvenirs d’enfance – souvenirs d’autant plus enivrants que leur rareté les a magnifiés. En se rapprochant d’un homme qu’il se représente « dans une espèce d’auréole », il s’attendait à trouver enfin un modèle à la hauteur de son orgueil. À la place, il découvre un être soumis à un dédoublement plus intense encore que le sien, incapable de l’orienter au milieu du grand marché idéologique qui se propage à mesure que les institutions traditionnelles et les cadres sociaux s’effritent. En se comportant tantôt comme ami, tantôt comme un rival, Versilov entretient avec son fils un rapport ambivalent fait de considération et d’admiration autant que de haine et de jalousie. La proximité grandissante entre les deux personnages est pour eux synonyme d’une contagion que René Girard, dans son livre Critique dans un souterrain – largement consacré à Dostoïevski –, qualifie de métaphysique : Arkadi admire son père et espère saisir un peu de son être, mais à mesure qu’il se rapproche de lui, il ne peut qu’être saisi par un mal identique à celui qui consume son modèle. Dès lors, « L’ADOLESCENT DEVIENT DE PLUS EN PLUS SOMBRE ET SAUVAGE », écrit Dostoïevski dans le manuscrit du roman, en lettres capitales.
Qu’attendait le jeune homme de Versilov ? Quelle est la nature du « droit chemin » vers lequel son père devait le guider ? En dépit de ses aspirations illusoires et des chimères qui l’obsèdent, sa quête doit le conduire vers le « salut » et la « clarté d’âme », lit-on à plusieurs reprises dans ses confidences. Sans jamais formuler précisément ce qu’il entend par là, Arkadi ne cesse d’envisager la possibilité d’une délivrance, d’une issue hors de la bassesse dans laquelle il s’enlise. Il se laisse même surprendre par une « espérance lumineuse » qu’il ne voudrait oublier pour rien au monde. Mais, en l’absence de modèle à suivre autre que son père, l’adolescent croit voir le salut partout où il n’est pas. « Je volai vers la roulette comme si là étaient concentrés le salut, l’issue », déclare-t-il avant de se précipiter vers la salle de jeu. C’est toujours rongé par le plus grand tourment qu’il s’élance corps et âme dans une nouvelle voie censée l’extirper de son marasme. Lorsque, animé d’une « haine sourde contre tout », il aperçoit par le plus grand des hasards un camarade d’enfance, celui-ci lui apparaît comme un homme venu lui apporter la rédemption d’un autre monde. Plus tard, habité par des « pensées incohérentes » et réduit au désespoir, il se reprend subitement et s’exclame dans la foulée : « Je sautai du lit, enfilai mes pantoufles, ma robe de chambre et me rendis tout droit chez Makar Ivanovitch, comme si là était le remède aux obsessions, le salut, l’ancre à laquelle je m’accrocherais. »
« L’époque du juste milieu » ?
Sa passion, Arkadi l’alimente de son arrogance et de son orgueil, jusqu’à vouloir « tout faire sauter, tout anéantir, tout le monde, les coupables et les innocents ». Ce qu’il redoute plus que tout, c’est de devenir semblable à tous les autres. Comme le narrateur des Carnets du sous-sol, il pourrait facilement faire sienne cette parole qu’il reçoit d’un révolutionnaire : « L’époque présente est l’époque du juste milieu et de l’insensibilité : passion de l’ignorance, paresse, incapacité d’agir, besoin du tout fait. Personne ne réfléchit plus ; bien peu pourraient se forger une idée. » Aussi séduisante qu’elle soit, cette affirmation ne découle pas chez les personnages dostoïevskiens d’une observation attentive de la réalité, mais bien davantage d’une prétention à l’originalité au regard de la foule qu’ils méprisent. Le père légitime d’Arkadi – homme simple du petit peuple – prend le contre-pied de cette opinion. Le juste milieu n’est qu’une illusion ; « l’homme ne peut vivre sans s’agenouiller ; il ne se supporterait pas, aucun homme n’en est capable. S’il rejette Dieu, il s’agenouille devant une idole, de bois, ou d’or, ou imaginaire. Ce sont tous des idolâtres, et non des athées, voilà comment il faut les appeler ». Le vieillard – qui laisse dans le cœur de l’adolescent une « aspiration nouvelle » – fait l’inventaire de toutes les distractions, de toutes les tentations qui conduisent l’homme à « oublier la grande affaire » pour se divertir avec les petites, mais ne voit jamais dans l’homme l’insensibilité que croit déceler le révolutionnaire.
Cette insensibilité n’existe d’ailleurs chez aucun des personnages phares des grands romans de l’écrivain russe. Tous sont animés d’une agitation folle, parfois jusqu’à voir le salut dans « des choses si sottes et si ridicules qu’on ne comprend même pas comment ils ont pu y croire ! », comme le déplore un ancien professeur d’Arkadi. Cet élan qui les anime n’est ni bon ni mauvais en lui-même ; c’est l’orientation de ce désir qui les égare les uns après les autres. Makar Ivanovitch propose à l’adolescent, pour mettre fin à ses désordres intérieurs, de convertir sa passion en lui désignant un nouvel objet : « Sois zélé pour la sainte Église, et, si l’heure t’appelle, meurs pour elle […]. Si tu projettes de faire quelque bien, fais-le pour Dieu, et non par envie. » René Girard, comme le vieil homme, voyait dans l’orgueil et l’idolâtrie une déviation d’une force que le christianisme s’était efforcé jusqu’alors de diriger vers Dieu. « La négation de Dieu ne supprime pas la transcendance mais elle fait dévier celle-ci de l’au-delà vers l’en deçà », précisait-il dans Mensonge romantique et vérité romanesque. Aussi avait-il mis, en exergue de son essai, une citation de Max Scheler qui résume à elle seule le destin d’Arkadi : « L’homme possède ou un Dieu, ou une idole. »