La modernisation des sociétés occidentales et indiennes nous ont conduits à ne plus concevoir les castes que sous un aspect exclusivement holiste, comme des groupes sociaux héréditaires voire comme des races. René Guénon s’opposa à ces conceptions : retournant aux fondements métaphysiques de cette institution, il soutint que l’appartenance à une caste se fonde essentiellement sur la nature de chaque être, et non sur l’hérédité sociale, qui n’en est selon lui qu’une conséquence accidentelle.
Dans Orient et Occident, René Guénon dénonce les errances du colonialisme ignare de l’Occident moderne en Asie et en Afrique, en l’accusant de bouleverser dangereusement l’ordre traditionnel des sociétés colonisées. En raison de ce contexte, on remarque parfois que le métaphysicien, en critiquant vigoureusement le « monde moderne », se laisse aller à quelque idéalisation naïve des sociétés orientales et extrême-orientales, en raison de leur caractère traditionnel. Néanmoins, de même qu’« une science ne se définit pas uniquement par son objet, mais aussi par le point de vue sous lequel elle le considère », ainsi qu’il l’écrit dans son article sur « La science profane devant les doctrines traditionnelles », le caractère moderne ou traditionnel d’une société ne se définit pas tant selon Guénon par son état de fait que par l’esprit qui l’anime : le premier est subordonné au second.
Or, pour Guénon, cet esprit fut successivement amoindri et subverti au fil des quatre âges de l’humanité – suivant la Théogonie d’Hésiode et la cosmogonie hindoue –, ce que signale l’inversion progressive de la hiérarchie des castes ou des ordres communs aussi bien à l’Europe pré-chrétienne qu’à la Chrétienté médiévale et à l’Inde traditionnelle. Dans l’harmonieux Âge d’or régnait donc la caste des prêtres ; inversement, dans l’Âge de fer, après que les guerriers (pouvoir temporel) ont renversé les prêtres (autorité spirituelle) puis les bourgeois les guerriers, ce sont les forces matérielles qui dominent sur toutes les autres. Aussi Guénon s’interroge-t-il en 1927, dans La Crise du monde moderne : « Ne sommes-nous pas arrivés à cette époque redoutable annoncée par les Livres sacrés de l’Inde, “où les castes seront mêlées, où la famille même n’existera plus” ? Il suffit de regarder autour de soi pour se convaincre que cet état est bien réellement celui du monde actuel, et pour constater partout cette déchéance profonde que l’Évangile appelle “l’abomination de la désolation”. »
La couleur de chaque être
Les faits obéissent ainsi à des lois diverses : c’est donc du côté des principes fondamentaux qui les ordonnent qu’il faut chercher la vérité. Or Guénon relève, dans sa conférence en Sorbonne du 17 décembre 1925, que « la connaissance des principes universels » est l’objet propre de la métaphysique, à laquelle l’ensemble des sciences particulières, y compris la science politique, est donc subordonné. Il s’ensuit que toute « négation [du principe] implique, théoriquement tout au moins, sinon toujours pratiquement, la destruction de toute hiérarchie légitime » : c’est pourquoi l’institution des castes ne peut être véritablement comprise pour Guénon que si l’on revient à sa source spirituelle, non en la soutenant comme un « fait sociologique » à restaurer ou conserver parodiquement par la seule volonté politique.
Dans son essai de thèse en philosophie sur l’Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues (1921), Guénon montre que le mot « caste » que nous employons à propos de l’Inde réfère en fait à une réalité double, qui est d’une part le varna, qui, « dans son sens primitif, signifie “couleur” [et] par extension, [a] le sens de “qualité” », et d’autre part jâti, qui signifie « naissance ». On pourrait conclure du second terme au caractère strictement héréditaire du système des castes. Or Guénon relève qu’il n’en est rien, car varna désigne par « couleur » les mille nuances constitutives de la société, qui sont celles des qualités individuelles propres à chacun. C’est pourquoi la fonction sociale dans laquelle chaque être est appelé à s’épanouir toute sa vie correspond rigoureusement à « l’essence individuelle », à « la nature particulière de chaque être ». La caste n’est donc pas autre chose que la « fonction sociale déterminée par la nature propre de chaque être humain ». Ce principe individualisé des castes en Inde s’enracine pour Guénon dans une double doctrine sur le sens de la loi (dharma), d’une part, et sur l’ontologie des individus, d’autre part.
Guénon insiste sur l’étroite liaison qu’il y a dans le mot dharma entre « l’ordre universel » et « l’ordre social et rituel », qui sont les deux sens principaux de ce mot, afin d’évacuer toute idée de tension dramatique qui pourrait exister entre l’un et l’autre. Cette tension caractérise selon Guénon le point de vue moral, cher à l’Occident, qui mobilise constamment, faute de mieux, les notions de « devoir » et d’« obligation ». Aussi justifiées soient-elles pour les Occidentaux, ces notions sont inadéquates à la pensée indienne de la loi, qui raisonne plutôt en termes d’« harmonie », d’« équilibre » et de « conformité » des individus avec leur nature constitutive. De sorte qu’en vertu de sa « racine verbale dhri dont il est dérivé, ce mot [dharma] ne désigne rien d’autre qu’une “manière d’être” ; c’est, si l’on veut, la nature essentielle d’un être, comprenant tout l’ensemble de ses qualités ou propriétés caractéristiques, et déterminant, par les tendances ou les dispositions qu’elle implique, la façon dont cet être se comporte ».
La loi (dharma) en Inde doit donc être rapportée à Manu, équivalent indien de l’Adam biblique, « prototype de l’homme comme “être pensant”, caractérisé par la possession de manas, élément mental ou rationnel ». Il représente l’« “intelligence cosmique” ou “pensée réfléchie de l’ordre universel” », comme l’indique la racine verbale man. Ainsi, du fait de l’application de ces données métaphysiques à l’ordre social, le code (shâstra) juridique n’a pour fonction que d’exprimer « le vouloir cosmique » qui, dans son universalité, constitue la nature propre de chaque être humain.
Propriété et hérédité : la nature double de l’individu
Dans la tradition brahmanique et hindoue, il y a donc une continuité naturelle entre la façon dont la loi sociale est rapportée au macrocosme de la loi ou de l’ordre universels (dharma) et au microcosme de l’individualité. En effet, Guénon relève que « l’être individuel est regardé, dans son ensemble, comme un composé de deux éléments » : nâma et rûpa. Le premier désigne « l’âme » ou la nature nécessaire et constitutive de l’individu, son « essence » ; le second désigne le « corps » ou la matière contingente et accidentelle de l’individu, qui est mise en forme et actualisée par son essence. Or nâma, l’essence individuelle, se divise à son tour en deux éléments. Le premier est nâmika, qui, se rapportant au nom particulier de chaque individu, désigne ce qui le constitue en propre, ce que les Grecs nommaient « idios ». Le second est gotrika, qui désigne « ce qui appartient à la race ou à la famille », « l’ensemble des qualités que l’être tient de son hérédité ». En somme, nâmika correspond au « prénom », qui signale la spécificité individuelle, et gotrika au « nom » de famille, qui signale l’appartenance à une lignée.
C’est pourquoi « la “naissance”, au sens du sanskrit jâti, est proprement la résultante des deux éléments nâmika et gotrika » : l’hérédité y tient donc une part importante dans la définition d’un individu en son essence, mais elle n’en constitue que la moitié. Ceci résulte en fait du principe métaphysique des indiscernables, que Leibniz, en Occident, a très bien exposé et que Guénon reprend : il est nécessaire et « évident, en effet, qu’il n’y a pas deux êtres qui présentent exactement le même ensemble de qualités, soit physiques, soit psychiques : à côté de ce qui leur est commun, il y a aussi ce qui les différencie ». Ainsi, on peut dire que, d’une certaine manière, l’individu en tant qu’il est un héritant est passivement constitué par tout ce qu’il reçoit. Mais en tant qu’il est aussi un héritier, l’individu est activement constitué par la façon dont il actualise ou donne vie personnellement au dépôt reçu. La métaphysique d’expression hindoue présente ainsi un modèle d’« individuation par l’essence » : l’essence ne contredit pas l’existence individuée, mais elle la fonde. Dans cette perspective, si l’ordre social reflète la loi universelle qui consiste en cette double caractérisation de l’essence individuelle, alors, l’attention au principe de l’institution des castes interdit catégoriquement une compréhension exclusivement héréditaire de celle-ci.
Cette « individuation par l’essence » est d’autant plus solidaire d’une conception harmonique des rapports entre l’individu et le groupe qu’il est ordonné à l’idéal supérieur de Hamsa, « la caste primordiale unique qui existait dans le Krita-Yuga », l’âge d’or où les êtres humains n’étaient pas entre eux séparés mais communiaient spontanément à la même connaissance de l’Être, dans l’unité du Verbe, du « Souffle » (autre sens du mot Hamsa) divin. Par comparaison, en s’appuyant sur le chapitre XV du Tao-te-king, Guénon note ailleurs que, dans cet état, les Hommes étaient des « ”Individus Autonomes” […] dans le sens du terme sanscrit swêchchhâchârî, c’est-à-dire ”celui qui suit sa propre volonté”, ou, suivant une autre expression équivalente qui se rencontre dans l’ésotérisme islamique, ”celui qui est à lui-même sa propre loi” ». Autonomes, non par égocentrisme mais au contraire parce que leur individualité était transparente à la volonté divine. La plénitude de l’individu primordial s’oppose ainsi symétriquement à la pauvreté de l’individu moderne réduit à lui-même, coupé de la transcendance.
L’individualisme contre l’individu
L’individualisme moderne réduit en effet l’individu à peu de choses, en réduisant son identité à ce qui le singularise matériellement et séparativement, tout en consacrant cette unité pauvre comme l’étalon de mesure indépassable de la pensée scientifique, éthique et politique. Dans sa conférence en Sorbonne sur La Métaphysique Orientale du 17 décembre 1925, Guénon résume ce paradoxe en constatant que « l’individu humain, en effet, est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu’on ne le pense d’ordinaire en Occident : il est beaucoup plus, en raison de ses possibilités d’extension indéfinie au delà de la modalité corporelle, à laquelle se rapporte en somme tout ce qu’on en étudie communément ; mais il est aussi beaucoup moins, puisque, bien loin de constituer un être complet et se suffisant à lui-même, il n’est qu’une manifestation extérieure, une apparence fugitive revêtue par l’être véritable et dont l’essence de celui-ci n’est nullement affectée dans son immutabilité. » Contrairement aux limitations et aux restrictions de l’épistémologie et de la théorie politique matérialistes, Guénon reconnaît à partir des doctrines spirituelles traditionnelles que l’individualité a des possibilités de développement insoupçonnées par les postulats et les réductionnismes de la pensée moderne : elle prend pour base le corps sensible et s’étend, de degrés en degrés, ou d’états en états, jusqu’au Principe lui-même dans lequel elle a son exemplaire personnel, dans ce que la tradition chrétienne appelle les Personnes divines et fondamentales. La réalisation de cette extension indéfinie de l’individualité est permise par l’initiation rituelle, selon des moyens de connaissance par conséquent ignorés du scientisme moderne.
Cette qualification transcendante de l’individu se retrouve ainsi d’une autre manière dans son application politique, qui nous intéresse ici plus spécialement. En effet, la connaissance des principes permet une réappropriation spirituelle des faits sociaux et politiques dont nous avons perdu l’intelligence. Elle désamorce aussi bien une ontologie qui gèlerait les individus dans une valorisation démesurée et antimétaphysique du facteur héréditaire, au point de ne pas pouvoir correspondre « à un cas particulier quelconque ». Mais elle désamorce aussi un existentialisme qui, au nom même de l’individu, oppose son libre-arbitre à toute détermination : liberté par conséquent plus subie qu’assumée, qui livre l’individu au néant de sa propre volonté déracinée et désorientée, réduite à elle-même, isolée de toute aspiration supérieure.
C’est pourquoi, si l’institution des castes est fonction de la nature particulière de chaque être, pour Guénon, il s’ensuit que chaque individu est appelé à s’accomplir dans une seule fonction sociale au cours de sa vie, qui correspond à sa nature. C’est ce que rend en effet la notion hindoue de swadharma, qu’il définit dans Le Règne de la quantité et les signes des temps (1945) comme « l’accomplissement par chaque être d’une activité conforme à son essence ou à sa nature propre ». Appliqué au domaine économique, ce principe s’oppose donc à l’interchangeabilité généralisée des individus dans le travail industriel. En effet, dans ce contexte, l’ouvrier, par opposition aux métiers anciens de l’artisanat, « n’a rien à mettre de lui-même, et on aurait même grand soin de l’en empêcher s’il pouvait en avoir la moindre velléité ; mais cela même est impossible, puisque toute son activité ne consiste qu’à faire mouvoir une machine, et que d’ailleurs il est rendu parfaitement incapable d’initiative par la “formation” ou plutôt la déformation professionnelle qu’il a reçue ».
Sans même aller jusqu’à l’exemple du taylorisme, il est patent qu’une telle critique concerne la précarisation des métiers en tous genres. La multiplication des contrats de travail condamne en effet les individus à ne jamais s’installer dans un lieu et une activité où ils pourraient spirituellement se développer. Trop souvent, l’homme moderne, lorsqu’il n’est pas réduit à être un simple auxiliaire de la machine, dans les usines des pays en développement ou dans des entreprises de commerce devenues fameuses pour le traitement de leurs employés, est un nomade affairé et motivé par des objectifs bassement et exclusivement pécuniaires. Dans ces conditions où l’individu, de personne enracinée et impondérable, est devenu une simple matière statistique et une force de travail (ou de guerre, au XXe siècle), ce n’est pas la sécession vis-à-vis de toute autorité qui peut le libérer, mais la quête de l’autorité légitime, c’est-à-dire fondée dans cette science sacrée qu’est la métaphysique traditionnelle dont la religion est le dépôt. En ce contexte critique, on ne peut que convenir avec Bernanos dans ses Grands cimetières sous la lune que « la prière est, en somme, la seule révolte qui se tienne debout. »
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