Alors que les cent cinquante ans du rétablissement de la République viennent d’être célébrés, le gouvernement actuel tente de redonner de la vigueur à l’unité républicaine en préparant une loi « contre le séparatisme ». Pourtant, dans des sociétés occidentales de plus en plus fractionnées, les laïcité, fraternité et unité républicaines sont réduites à l’état de formules anachroniques et sclérosées que les acteurs politiques et médiatiques s’épuisent à ânonner. Dans son dernier ouvrage, La Nostalgie du sacré (Cerf, 2020), Michel Maffesoli affine son diagnostic sur la crise de la modernité et sur l’avènement optimiste d’une certaine renaissance postmoderne dont il perçoit très audacieusement les germes dans un certain catholicisme.
Théoricien de l’avènement des « tribus » bien avant que certains ne parlent d’ « archipelisation » de la société, Michel Maffesoli ne regrette pas la disparition progressive de la modernité issue des idéaux des Lumières. Reprenant les thèses de Max Weber, le sociologue rappelle que le désenchantement moderne trouve sa source dans un certain christianisme, en particulier celui de la Réforme. Conduisant à une rationalisation généralisée de l’existence et purgeant autant que possible le divin de ses manifestations sensibles, la « protestantisation du monde » a accouché de la modernité et de ses religions séculières. Dominant le monde lors des deux derniers siècles, cette modernité rationaliste et unificatrice s’effondre aujourd’hui sous nos yeux : résurgence du religieux, fractionnement de la société, primauté de l’image et de l’émotionnel, critique écologique de l’anthropocentrisme, désengagement politique des jeunes générations au profit de la métapolitique, les signes de fragilité de la modernité ne manquent pas même si celle-ci reste encore en apparence dominante. Pour Michel Maffesoli, le logiciel moderne reste en réalité surtout prégnant chez les élites : « il est fréquent d’entendre les élites modernes récitant, ad nauseam, leurs incantations catéchistes sur les causes et les effets de ce Progressisme simplifié : valeurs républicaines, démocratie, individualisme, rationalisme des Lumières, contrat social, laïcité et autres lieux communs de la même eau ». Chez les progressistes comme chez les réactionnaires du monde médiatico-politique, on peine à se détacher de ces notions obsolètes.
Si les bouleversements actuels et leurs conséquences ne doivent pas être occultés, Michel Maffesoli refuse de voir en eux un simple effondrement stérile et chaotique. Il y perçoit une dynamique créatrice bien qu’encore très confuse. Un certain réenchantement du monde se substituerait à la distinction moderne entre la raison et la matière. L’« icônomique », culte des images et des émotions, succèderait à l’économique, culte de la rationalité et de l’arraisonnement du monde. Pour le sociologue, la recherche émotionnelle et le refus de la froide raison prennent des formes aussi diverses que les festivals de musique techno, les grandes messes footballistiques, l’essor des pèlerinages et des mouvements religieux charismatiques ou la prolifération des pratiques collectives de développement personnel. La multiplication des courants dits « populistes » et des comportements communautaires, ou encore un mouvement comme celui des Gilets Jaunes exprimeraient également cette soif de liens collectifs et d’émotions. Bien sûr la doxa moderne, encore empreinte d’individualisme et de rationalisme, se montre méfiante à l’égard de certaines des expressions de cette postmodernité. Mais Michel Maffesoli ne voit dans les discours sur le « progrès » et la « république laïciste » que les propos inopérants d’un « vieil oncle radoteur ».
Matérialisme spirituel de la catholicité
Soif de mystères et de réenchantement du monde, désir de partage de valeurs enracinés substituant des liens organiques à des liens économiques, telles seraient les points communs des multiples manifestations de l’émergence du monde postmoderne. Or dans son dernier ouvrage, Michel Maffesoli perçoit un terreau favorable au germe de ce nouveau monde dans un certain catholicisme. Outre l’aspect moribond de l’Église catholique qui ne trouve plus à s’opposer à la modernité que sur la conception de la famille, cette théorie peut paraitre audacieuse car le christianisme apparait souvent comme étant lui même à l’origine de la modernité. C’est donc plutôt à un catholicisme traditionnel, prémoderne et souvent d’inspiration médiévale que Michel Maffesoli se réfère, en citant abondamment Thomas d’Aquin. Fondé sur le dogme de l’incarnation, le catholicisme accorde une place conséquente à la part sensible du divin. Alors que l’esprit moderne s’est évertué à rendre inerte la matière et à désincarner le divin, le catholicisme a toujours valorisé la matière en prônant un « matérialisme spirituel ». Cette conciliation de l’esprit et du corps, qui devient une réconciliation après la rupture moderne, est évidemment présente dans le dogme de l’incarnation mais elle s’exprime aussi pleinement dans le culte des saints. Michel Maffesoli loue « la manière dont l’Église a su intégrer, ”baptister”, les cultes populaires préexistant. Ainsi les cultes des dieux locaux s’inversant dans la figure tutélaire des saints homologués et intégrés dans la liturgie officielle ». La mythologie catholique, avec ses saints et légendes locales, ses reliques, ses lieux de pèlerinage et ses multiples églises, constituerait ainsi un sédiment matériel et spirituel capable de rassasier l’individu postmoderne en quête de matérialisme transcendantal. Ce dernier s’opposant aussi bien au matérialisme inerte et marchand de la modernité qu’au théisme désincarné et abstrait des Lumières.
Rompant avec l’individualisme moderne, l’adhésion postmoderne à un tel catholicisme ne reposerait pas sur la foi individuelle mais sur l’acceptation d’un ordre naturel, d’une loi supérieure, préexistant à l’individu : « on peut reprendre la distinction de Kierkegaard entre la ”christianité” et le ”christianisme”. La ”christianité” est l’expression culminant dans le protestantisme de la foi unique et individuelle. Le ”christianisme” fait référence au peuple chrétien en ses diverses manifestations : historiques, culturelles, politiques. C’est un ordre sociétal, un vécu collectif : la catholicité ». Au « for interne » constitutif de la foi et de la conscience personnelle, se superpose un « for externe » de nature collective résultant d’une « cristallisation » de l’âme collective d’un peuple qui s’apparenterait à la notion d’habitus développée par Thomas d’Aquin. La catholicité de Michel Maffesoli repose sur ce for externe, fondant une conception organique de la société par opposition à la conception contractuelle moderne. Adhérer à la catholicité n’est donc pas un acte de foi mais accepter de s’inscrire dans un ordre des choses qui précède l’individu. Ayant exacerbé le for interne, la modernité a provoqué des déséquilibres au sein de la société mais également chez les individus. Michel Maffesoli illustre ces déséquilibres par l’exemple des convulsionnaires de Saint Médard du XVIIIe siècle, adeptes du jansénisme qui valorisait la foi individuelle et dépréciait le rôle de l’Église et l’aspect communautaire du catholicisme. On pense aujourd’hui au recours généralisé à la psychanalyse pour tenter de soulager la pesanteur de l’individualité. Au contraire lorsque le for externe domine, les entités collectives comme la famille, le peuple, la ville se revêtent d’une nouvelle dimension, à la fois charnelle et spirituelle, difficile à exprimer rationnellement mais que le sociologue assimile à la « communion des saints ». Pour le dire de manière caricaturale et en des termes moins savants que ceux de Maffesoli, la catholicité ne serait pas la religion du « catholique croyant non pratiquant », formule courante dans le monde moderne, mais celle du « catholique pratiquant non croyant » ou plus exactement celle du catholique pratiquant conscient du caractère divin de sa pratique indépendamment de son éventuelle foi et de ses interrogations personnelles.
L’obscurcissement des Lumières
La modernité n’a pas seulement cherché à désenchanter le monde, elle s’est efforcée d’appliquer la formule cartésienne pour en rendre l’Homme « maître et possesseur ». Cette modernité s’est donc édifiée sur l’idée que l’Homme devait être capable de tout maîtriser et de tout expliquer. Après les temps obscurs du monde ancien, les Lumières avaient pour vocation d’éclairer le monde, de le rendre compréhensible en le dévoilant. Succédant à cette modernité, le réenchantement du monde suppose donc l’abandon de cet idéal de maîtrise absolu. Le règne de la dialectique moderne de la thèse – antithèse – synthèse est sur le point de s’achever. La postmodernité ne conçoit plus le monde comme un problème à résoudre. Les contradictions n’ont plus à être systématiquement dépassées. Rappelant l’intuition héraclitéenne, une nouvelle logique dite « contradictorielle » de coexistence des contraires refait surface. Ayant appauvri le monde, le dévoilement des Lumières doit laisser place à l’inconnu, au mystère, à l’irrésolu, à l’ombre : « cette acceptation de l’ombre, c’est à dire de la limite, est une intuition de la culture hellénique que l’on va retrouver dans le romantisme européen au XIXe siècle ». Or pour Michel Maffesoli, cette logique contradictorielle qui refuse de dépasser les contradictions en faisant coexister des vérités en apparence inconciliables est au cœur de la religion catholique avec le dogme de la Trinité. Comme l’antique hérésie arienne, la modernité a rejeté comme absurde ce dogme des trois personnes en une seule. Modèle de la modernité émergente, la Révolution Française a accouché d’une République qui s’est voulue « Une et Indivisible ». Au contraire et malgré son origine monothéiste, le catholicisme a refusé l’unité réductrice du divin avec le dogme de la Trinité. Fondée sur une logique contradictorielle, le mystère trinitaire a érigé le « paradoxe en paradigme ». Inextricablement liée au dogme de l’incarnation, la sainte trinité entremêle le corps et l’esprit, la nature et le divin que la modernité a ensuite strictement séparés.
L’effondrement des Lumières de la modernité entraine nécessairement une valorisation de l’obscurité et de l’ombre, sources de mystères. Nuits festives, nuits spectacles, nuits mystiques, Michel Maffesoli voit dans la valorisation de la nuit dans la société contemporaine le « révélateur majeur d’un tournant sociétal ». Des veillées de pèlerins à l’agitation des briquets dans les festivals musicaux, le sociologue souligne que la nuit est propice aux épanchements émotionnels. Outre l’omniprésence dans la liturgie traditionnelles des jeux d’ombres et de lumières, le catholicisme est pour Michel Maffesoli la religion du clair obscur et de la terre déjà préfigurée par les Grecs : « une civilisation travaillée par l’obsession des Lumières était mieux personnifiée par la figure emblématique d’Apollon, dieu ouranien s’il en est. Mais c’est bien l’androgyne ambigu, Dionysos qui nous ramène à la terre. Cette divinité chthonienne attachée à ce monde-ci peut être considérée comme la préfiguration du mystère de l’incarnation. » Comme il l’avait déjà affirmé dans Philitt, Michel Maffesoli voit dans le retour du dionysiaque un fait marquant de la postmodernité. Ironie de l’histoire, le dieu grec pourrait ressurgir à travers la catholicité postmoderne. Bien qu’audacieuse, la thèse du sociologue se distingue par sa lucidité sur l’épuisement des valeurs modernes issues des Lumières. Il s’oppose ainsi à ceux qui adhéraient hier à la fin de l’histoire et prédisent aujourd’hui la disparition du catholicisme en prolongeant des courbes statistiques et en croyant inéluctable la sécularisation de la société.
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