La nouvelle édition aux Belles Lettres du fameux essai d’Isaiah Berlin Le renard et le hérisson est l’occasion de revenir sur cette lecture passionnante de l’œuvre de Tolstoï où, dans le rapprochement original avec Joseph de Maistre, le philosophe anglais met en évidence la conception philosophique de l’histoire du maître de la littérature russe.
« Le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une seule, mais grande. » À partir de ce vers des fragments du poète grec Archiloque, Isaiah Berlin imagine, en 1953, dans un article intitulé The Hedgehog and the Fox, une catégorisation des personnalités en fonction de leur système philosophique : aux renards correspond une lecture « éparpillée ou diffuse », centrifuge, où se concurrencent la poursuite de fins divergentes, voire contradictoires ; aux hérissons, une vision unifiée et totalisante, systémique, fondée sur un principe organisateur universel. Si, comme toute division aussi sommaire, cette typologie connaît d’évidentes limites, elle offre une grille d’analyse féconde que le philosophe anglais emploie à l’étude de Tolstoï et de son œuvre, et en particulier de Guerre et paix. Alors que les digressions historiques du chef d’œuvre du romancier russe laissèrent largement perplexes tant ses critiques que bon nombre de ses lecteurs modernes, elles donnent, à l’aune de cette analyse, une porte d’entrée lumineuse sur la pensée du romancier russe.
Pour Isaiah Berlin, l’intérêt de Tolstoï pour l’histoire, dont témoignent sa biographie et son œuvre, s’inscrit dans une démarche philosophique globale où l’histoire serait capable de rendre compte des principes directeurs de l’existence : à l’instar des sciences naturelles, l’étude attentive des faits historiques, empiriques, permettrait de mettre en évidence les lois générales qui guident l’action humaine, rendant ainsi possible la prédiction du devenir et la « rétrospection » du passé. Si Tolstoï est inspiré par l’historicisme qui domine le XIXe siècle, ce potentiel est toutefois conditionné par l’affirmation d’une méthode scientifique attachée à prendre en compte la multiplicité des faits historiques, « la totalité de l’expérience réelle d’hommes et de femmes réels dans leurs relations les uns avec les autres, et avec un un milieu physique réel, tridimensionnel, connu empiriquement ».
Largement positiviste, cette exigence engage Tolstoï à rejeter les spéculations de la philosophie de l’histoire, Hegel compris, qui prétendent affirmer des lois générales en s’abstenant de cette étude minutieuse de la somme des causalités, comme toutes les perspectives qui se restreignent à un faisceaux de faits limités. L’histoire héroïque, en particulier, se rend coupable aux yeux de Tolstoï d’une trop étroite focale fondée sur un représentation fantasmée de la puissance des hommes que Guerre et paix réfute dans son attention aux trajectoires personnelles et à l’influence de la multiplicité des acteurs. La focalisation des études historiques sur quelques faits saillants et sur l’influence des grands hommes consiste pour Tolstoï en une illusion sur la prise réelle des hommes sur l’histoire : « Que sont les grands hommes ? Ce sont des êtres humains comme les autres, suffisamment ignorants et vaniteux pour accepter la responsabilité de la vie de la société, des individus qui préfèrent se faire accuser de toutes les cruautés, injustices, désastres dont on leur fait porter la responsabilité, plutôt que de reconnaître leur propre insignifiance et leur impuissance devant le fleuve cosmique qui poursuit son cours sans tenir compte de leur volonté ni de leur idéal. » Cette critique de l’incapacité d’une histoire parcellaire à révéler le sens historique traverse l’ensemble du roman où sont multipliées les confrontations de la réalité, désordonnée et hasardeuse, avec l’illusion du contrôle des stratèges et des puissants ou le fantasme d’unité des historiographes. Ainsi en est-il de la scène de la bataille de Borodino où, à l’image de Waterloo dans la Chartreuse de Parme, le capharnaüm et l’indécision règnent au cœur même de ces événements aussi significativement historiques que sont les guerres : l’œuvre littéraire constitue bien une réfutation philosophique de la toute puissance illusoire des hommes sur leur destin.
Dans une telle exigence vis-à-vis de la discipline historique réside la critique radicale de la possibilité même de l’histoire à faire sens. Une définition aussi large du champs des causalités à considérer, où chaque fait, chaque conscience, détermine le mouvement d’ensemble, condamne en soi le succès de l’entreprise par l’effarant volume des variables de l’expérience devant être prises en considération. Si tant est qu’il fusse même possible de rassembler cette matière, les capacités d’analyses humaines resteraient, pour Tolstoï, par trop limitées pour en extraire les principes directeurs de l’existence, d’autant plus que cette inaccessible minutie se double d’une impossibilité du décentrement de l’individu aux prises avec l’histoire, qui, déterminé dans son présent par les faits déjà réalisés, ne dispose que d’une imagination trop restreinte pour concevoir les alternatives qui révéleraient la puissance des causalités.
À l’aune de la grille de lecture de Berlin, Guerre et paix, comme Anna Karénine d’ailleurs, témoigne donc du déchirement de Tolstoï entre les deux pôles de la compréhension historique. Si la conscience de l’infinie multiplicité des causes impliquées dans l’histoire-en-devenir impose une vision fragmentaire et dispersée du monde, demeure pourtant l’espoir que le déterminisme subsiste à ce morcellement : la dispersion des causalités observables n’aboutit pas à l’acception d’un chaos mais renvoie à une enquête infiniment minutieuse le dégagement scientifique des lois historiques. La perspicacité de Tolstoï ne peut alors ignorer que cette conception confine à une virtualité théorique, face à laquelle l’histoire ne peut que rendre les armes et, concédant son impuissance, transmettre à la littérature le flambeau. Pris entre la foi dans le déterminisme et la conscience du caractère erratique des choses, Tolstoï est un renard se rêvant hérisson.
Joseph de Maistre et Tolstoï, « alliés bizarres mais évidents »
La seconde partie de l’essai d’Isaiah Berlin permet d’approfondir la conception philosophique de Tolstoï à partir d’un rapprochement, peu commun, entre le romancier russe et Joseph de Maistre, dont le premier s’inspira largement durant la rédaction de Guerre et paix. Si leurs divergences sont nombreuses, Isaiah Berlin met en exergue une parenté convaincante entre les deux œuvres, où l’irrationalisme du premier converge avec l’attention au détail du second. En postulant l’impuissance de la raison à diriger les hommes livrés à la fureur des instincts et à la destruction, Joseph de Maistre rejoint Tolstoï dans l’impossibilité de rendre compte d’un ordre historique. Mais, comme chez le romancier russe, cette constatation n’aboutit pas au renoncement à la foi dans le déterminisme historique auquel le philosophe catholique adhère instamment. Les deux penseurs se retrouvent alors dans la réfutation des courants historiographiques et dans une similaire entreprise de démolition des théories unificatrices : à défaut de pouvoir opposer une théorie positive alternative que leurs conceptions rendent impossibles, « c’est seulement en montrant les faux poteaux indicateurs pour atteindre son but que [Tolstoï, comme de Maistre,] peut tenter d’en indiquer la direction ».
Ce refus d’accorder à la science la possibilité de dévoiler le sens de l’histoire imposent, à Maistre comme à Tolstoï, de rechercher ailleurs des principes directeurs. De la condamnation à l’impuissance de la méthode historique scientifique émerge alors la conviction qu’une certaine présence au monde soit de nature à aiguiller, dans l’ordinaire du présent, le comportement humain. À la racine des œuvres des deux penseurs, il y a donc, pour Isaiah Berlin, la volonté de mettre en évidence les « frontières éternelles de notre connaissance et de notre pouvoir », le partage de la connaissance en deux parts, l’une, superficielle, réservée à la science, l’autre, existentielle, que peuvent découvrir les « raisons du cœur ». L’accès à cette sagesse prendra des couleurs différentes chez Maistre – qui préconise la soumission absolue à la tradition – et chez Tolstoï – qui défend une sagesse paysanne et populaire, loin des turpitudes de la pensée théorique –, mais les deux penseurs en deviennent bien « les alliés bizarres mais évidents dans une guerre que tous deux furent conscients de mener jusqu’à leur dernier jour ».
Le rapprochement entre Joseph de Maistre et Tolstoï constitue la partie la plus intéressante de l’essai d’Isaiah Berlin et donne toute sa valeur à la distinction du renard et du hérisson. Car l’enjeu est bien là : ce qui rapproche les deux hommes, malgré la divergence de leurs opinions, c’est bien le partage d’un même type de personnalité, celle, déchirée, du renard, conscient du morcellement de la marche du monde, qui veut pourtant croire de toute ses forces à l’unité et à l’ordre du hérisson. Les écrits des deux auteurs témoignent ainsi de la précarité d’une « croyance poignante en une vision unique, sereine, où tous les problèmes sont résolus, tous les doutes apaisés, où la paix et la compréhension sont finalement acquises » dont ils sont pourtant privés.
Deux siècles plus tard, alors que le progrès de la technique pourrait prétendre à la minutie de l’enquête historique espérée par Tolstoï, l’impuissance de la modernité à formuler une quelconque eschatologie positive achève définitivement l’espoir d’une compréhension positiviste du monde. Les découvertes des sciences qui, dès le milieu du XXe siècle, conduisirent à fragiliser la certitude même du déterminisme, imposent désormais aux modernes la vision, désespérée, du renard. Pourtant, ne sommes-nous pas encore nombreux à croire, en dehors de toutes preuves, à l’existence d’un sens, à prendre, sans même le vouloir, le pari impossible de la foi, qu’elle soit religieuse ou laïque ? Dès lors, le déchirement existentiel du renard et du hérisson mis en lumière par Isaiah Berlin apparaît d’une frappante modernité et Tolstoï, à travers les siècles, trouve des frères dans notre modernité.
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